6

6 minutes de lecture

Kaitlyn était fixée à mon bras, assurant sa prise de ses deux mains comme pour me confirmer qu’elle ne me lâcherait pas. Elle m’était tombée dessus dès mon retour à la maison. Voyant ma mine déconfite elle s’était mise en tête de me changer les idées. Je n’avais vraiment pas la tête à ça mais il fallait s’y prendre de bonne heure pour faire changer ma sœur d’avis. Et puis je savais aussi ce qu’il se passait lorsque je me trouvais seul à ruminer. J’avais repensé à ce nid de mitrailleuses – un poulailler plutôt, vu l’activité qui y régnait – qu’on nous avait envoyé prendre. L’apparente vulnérabilité de son flanc droit n’était qu’un leurre. Les boches n’avaient attendu que ça pour nous cueillir. Meyers avait été le premier à être fauché. Thompson avait suivi. Moi j’avais eu le réflexe de jouer les morts juste derrière sa carcasse. Si les types d’en face s’étaient montrés plus patients ils l’auraient allumé pile poil au moment de lancer sa grenade et c’en était fini pour moi. Bosman nous avait atteint une dizaine de secondes plus tard. Trop exposé pour battre en retraite, il avait tenté de rejoindre le trou d’obus sur notre gauche. Son cadavre acheva de me faire disparaître. J’étais resté quinze heures comme ça, jusqu’à la nuit. Avec un macchabé de quatre-vingt kilos sur le dos cela n’avait rien d’une partie de plaisir, en particulier lorsqu’en même temps les tripes du type derrière lequel vous êtes planqué vous dégoulinent lentement sur le visage. L’odeur de mort ça ne se lave pas facilement, alors sans eau courante vous pensez bien… Quinze heures c’est plus qu’il n’en faut pour vous mettre les nerfs à vif. Je m’étais vengé deux jours plus tard en faisant sauter le crâne d’un des prisonniers qu’on avait ramassé. Le lieutenant avait laissé filer car le type était un SS. Je m’étais bien gardé de lui dire que je l’ignorais. C’est le problème quand on vous met un fusil entre les mains, vous prenez la sale habitude de l’utiliser dès que vous êtes en rogne. Après ça vous ne savez plus régler vos problèmes autrement.

*

Notre arrivée fut loin de passer inaperçue. Se balader au bras d’un soldat était passé de mode depuis 46 mais Kaitlyn avait été si impatiente qu’elle ne m’avait pas laissé l’occasion de me changer. Elle s’en moquait bien. Elle était aux anges, me réservant les trois premières danses sur des rythmes où j’eus du mal à placer les pieds et qui requièrent soit beaucoup d’entraînement soit un taux d’alcool suffisamment élevé pour ne plus se soucier du problème. Vu le peu de temps dont je disposais j’avais décidé de me rabattre sur la seconde solution et, prétextant une douleur dont les jeunes gens s’imaginent que ceux de notre âge sont couramment affectés, j’échappai au quatrième morceau et pris la direction du bar. Il y avait là un punch pas vilain du tout sous la langue mais sacrément pervers par ses effets tant l’alcool disparaissait sous ses effluves sucrées. D’ordinaire je me serai amusé un temps avec cette boisson mais il me fallait du fort, du brûlant. Kaitlyn semblait si excitée, je ne voulais pas lui gâcher la fête avec mes problèmes et dans ces cas là il n’y a rien de mieux qu’un petit uppercut au whisky pour se laver des mauvais songes. Cela marcha pas mal et m’attira quelques regards flatteurs parmi la portion féminine de l’assistance et, par opposition quelques jalousies du côté de l’autre sexe, habitué à doser cette boisson au soda. Amusée par ces œillades envieuses à mon égard, Kaitlyn m’enlaça d’une façon qui me permit de savoir lesquelles de ces jeunes femmes ignoraient nos liens familiaux, me glissant alors à l’oreille avec des façons de mère maquerelle : « Il y en a une qui te plaît ? »

— C’est déjà suffisamment compliqué de t’avoir sur le dos, m’en tirai-je en me parant de mon plus beau sourire.

— Je ne suis pas sûr qu’elles aiment les vieillards de toute façon, contre-attaqua-t-elle aussi sec en dessinant joliment ses lèvres.

Les siennes étaient parées de rouge, aussi son sourire remporta-t-il la mise.

*

À deux heures passées les corps avaient suivi la mécanique de l’horloge et commençaient déjà à s’avachir dans les canapés. De mon côté, il n’y avait pas de risque : mon sang ne semblait pas encore avoir évacué toute la benzédrine dont on nous avait gavé et mes paupières étaient grippées en mode ouvert. Kaitlyn jouait les prolongations même si, à voir l’état de ses yeux, il ne faudrait guère longtemps avant que je ne la prenne endormie dans mes bras pour la ramener à la maison. Pour le reste la musique tournait au ralenti et le bar à vide. C’est le problème des fins de soirées : tant que l’alcool baigne les esprits, l’euphorie des nouveaux verres compense les mauvais effets des précédents, mais une fois que le robinet est coupé cela décante…

Ils étaient trois agglutinés dans un coin. En fait cinq en comptant le couple mais ces deux là avaient visiblement d’autres choses en tête pour se préoccuper à faire du scandale. Celui sur la droite ne me lâchait pas du regard. Ce n’était pas la première fois au cours de la soirée mais j’avais mis cela sur le compte de la parano : à force de se faire tirer dessus on prend la fâcheuse habitude de penser que le monde entier veut votre peau. Désormais cependant il n’y avait plus de doute possible. Dans ce genre de situation le temps joue rarement en notre faveur et la chose la plus prudente à faire reste encore de laisser la place en surveillant ses arrières. Je coupai donc la pièce en diagonale, mes yeux tournés à l’égyptienne pour aller chercher Kaitlyn. Elle protesta pour la forme. Malheureusement, ce fut comme un signal pour notre trio qui s’interposa. « Elle reste si elle veut » commença celui de droite, trop heureux semblait-il de venir au secours de ma petite sœur. On avait dû suffisamment lui faire le coup du chevalier servant pour que celle-ci saisisse tout de suite le mal entendu. Mais le dénommé Tim – puisque c’est ainsi qu’elle l’appela – ne semblait pas disposé à écouter. L’analyse était facile : il avait vu Kaitlyn sauter toute la soirée dans des bras qu’il aurait espéré être les siens. En temps normal la chose se serait réglée en une phrase et un bon rire mais à cette heure de la nuit les comiques ont tiré le rideau depuis longtemps. Kaitlyn continuait de tenter de s’expliquer mais ses mots partaient dans le vent. Tim était désormais détaché de ses acolytes. Il avait les yeux rougis par l’alcool. Kaitlyn faisait barrière. Elle était à la mauvaise place. Je l’attirai vers moi d’une main sur l’épaule. Bien entendu ce n’était pas le genre de geste fait pour calmer les ardeurs de celui d’en face mais j’avais l’intuition qu’il lui viendrait la mauvaise idée de toucher ma sœur et à ce degré d’alcool les gens ont tendance à manquer de manière. À vrai dire mon action ne fut pas non plus du goût de Kaitlyn : son regard braqué sur moi me disait « Sérieusement ? » Tête de mule va. Si le fameux Tim savait dans quoi il s’engageait il ne serait plus si prompt à lui courir après. J’évitai de sourire suite à cette pensée histoire de ne pas envenimer les choses. Heureusement sur le coup là je n’étais pas totalement seul et une des copines de Kaitlyn prit le relais en entraînant ma sœur à l’extérieur. Kaitlyn à l’abri d’un mauvais coup je tentai la détente :

— C’est ma sœur, dis-je.

— Te fous pas de ma gueule ! cracha l’autre visiblement peu convaincu

Pour les négociations il fallait repasser. Je tâchai de temporiser malgré tout, calculant dans ma tête le temps qu’il faudrait à Kaitlyn pour atteindre la voiture. Pour un peu je regrettai la garnison : au moins dans ce genre de situation on pouvait se mettre deux ou trois beignes gratuites avant que les MP ne viennent siffler la partie. Bien entendu la plupart du temps cela nous servait de prétexte pour leur cogner dessus.

— On va voir ce qu’ils vous apprennent à l’armée !

Voilà ce que c’est de faire des digressions : parfois on loupe des détails. Une lame en l’occurrence, discrètement fournie par un de ses acolytes. Plus question de filer désormais. Le type y alla sans finesse, chargeant tout son poids dans le bras. On se serait cru à l’entraînement. Esquiver, attraper, désarmer, riposter. Encore et encore jusqu’à ce que cela devienne un réflexe. L’ennui avec les réflexes c’est que ça se perd difficilement. La lame était rouge, les gens criaient autour. Voilà ce qu’on nous apprenait à l’armée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Arnould Guidat ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0