Gueule de bois
Quinze heures du matin, il était un peu tard, maintenant, pour filer en douce, à l’aube. En revanche, il restait encore un peu de temps pour soigner sa sortie par un bain de sang de fin de journée.
C’est probablement ce qu’aurait pensé la Buse si elle n’avait pas été autant occupée à se faire percer les yeux de l’intérieur par une gueule de bois légendaire. Elle était dans un lit. C’était déjà ça. Les lits de lendemain de cuite se faisaient rares ces derniers temps. Sauf à considérer qu’un perron, même pas abrité de la pluie, était un lit décent. Elle se tourna, le monde roula, mais dans le sens inverse.
Elle réprima un haut-le-cœur. Surtout, elle sentit la présence d’un corps alangui qui ronflait paisiblement sur sa droite.
— Eh merde… Un éclair de lucidité. Elle tâtonna : une troisième personne, un peu plus massive et velue, partageait le lit.
— Eh merde… Fais chier.
La serveuse rousse et le grand soldat. Des bribes de souvenirs de la soirée lui revenaient.
Une heure plus tard, les deux amants avaient disparu. La Buse n’avait aucun souvenir de leur départ. Elle avait donc dû se rendormir. Elle enfila des vêtements dont elle n’était pas certaine qu’ils lui appartenaient tous, et sortit de sa chambre en passant son manteau. À chaque pas, son pied gauche produisait un bruit de succion.
Elle avait fini par vomir. Mais avait confondu une de ses bottes, la gauche donc, avec le pot de chambre.
— Dire que je plante des gens juste parce qu’ils me chient dans les bottes… souffla-t-elle en descendant les escaliers d’un pas incertain. Elle devait s’appuyer contre le mur aux colombages poisseux et noircis. Arrivée dans la grande salle sombre aux fenêtres crasseuses de l’auberge, elle tomba plus qu’elle ne s’assit sur une chaise. Elle attrapa une carafe sur une table, but une rasade de vin, le trouva immonde, eut un haut-le-cœur qu’elle réprima en ingurgitant à nouveau deux gorgées.
Les yeux fermés, affalée sur la table, elle se massa les tempes de l’index et du pouce. Comment en était-elle arrivée là ? Comment, moins d’un an après son retour à Porte-Sud, elle était devenue une ivrogne fauchée et désœuvrée ?
Non, ivrogne, c’était déjà le cas avant.
Elle émit un rot aux relents nauséabonds, qui n’apporta aucune réponse.
Quel foutoir… Bordel, elle était la Buse, quand même. L’éclair d’acier de l’Hinterland. Il n’y a pas si longtemps, son nom signifiait encore quelque chose.
Elle avait dirigé pendant des années la compagnie des Rapaces. Ces salauds s’étaient retournés contre elle. L’histoire était en réalité un peu moins simple.
Elle avait travaillé pour les Sœurs du Tombeau. La collaboration s’était soldée par un bain de sang.
Elle avait même eu des imitatrices un temps. À la carrière brève, elle s’en était assurée.
Quel bilan… Un passé douteux, un présent fragile et un avenir plus qu’incertain. Ça ferait une belle épitaphe…
Mais, en attendant, elle en était là. Ce soir, elle devait rendre plus de trente-cinq-mille cuivres-argents à trois usuriers différents. Et ces gars n’étaient pas de ceux à qui on expliquait « qu’on paierait demain ». Surtout quand cela faisait plusieurs semaines que l’on paierait « demain ».
Il lui restait, en tout et pour tout, vingt-et-un cuivres-argents en poche.
J’ai vraiment bu pour tout ça ?
L’économie n’était pas son fort, l’arithmétique son point faible.
Elle avait pourtant fait deux calculs.
Un, le plus évident : le compte n’y était pas.
Deux : s’il n’y avait plus d’usuriers en vie, il n’y avait plus de dette à payer.
Simple et imparable.
Selon certains critères, ce n’était pas très réglo : cet argent, elle l’avait demandé, on le lui avait prêté. Elle le devait. Sa réputation allait en prendre un coup. Un de plus.
Mais bon, la nécropole de Terregrise était remplie d’urnes de crétins qui étaient restés fidèles à leur réputation. Et la Buse doutait fortement que ses créanciers lui aient réservé un caveau. Les poissons de la Baie Bleue suffiraient. Et elle n’aimait pas l’eau.
Alors il faudrait agir vite. Avant eux. Son crédit de temps expirerait dans quelques heures. Et il avait été employé à très mauvais escient ces dernières semaines. Une personne aussi dangereuse qu’elle aurait facilement trouvé du travail dans cette ville. Mais non.
Elle avait continué de dilapider cet argent qui ne lui appartenait pas. Au début, elle s’était appliquée, avec un zèle inhabituel chez elle, à serrer un peu plus le nœud qu’elle avait déjà autour du cou. Elle avait décidé que ça devait s’arrêter ici. En fait, non. Elle avait décidé que ce n’était pas si grave si ça devait s’arrêter ici. Trop de poids, trop de mauvais choix. Plus d’envie.
Mais elle était trop faible pour en finir par elle-même ? Peut-être. Alors, elle avait confié ce boulot à l’alcool et à trois membres de la pègre locale. Mais là, alors que la corde commençait à bien la démanger, et qu’elle sentait déjà des nageoires la frôler, un sursaut de vie la prenait.
Elle voulait s’en sortir.
Elle le devait.
Pour les mauvaises raisons, peut-être. Juste pour faire chier ceux, nombreux, à qui ça aurait fait plaisir d’apprendre que son corps décomposé avait été pris dans un filet de pêcheur de la baie.
Elle se le devait.
Au début, la Buse s’était dit qu’elle se contenterait de quitter Porte-Sud, un matin, sans prévenir. Elle savait déjà que ce ne serait pas un matin.
Elle avait pensé au Nord. Les Seigneuries.
Se planquer directement dans la gueule du loup en espérant que ça le ferait loucher assez pour qu’il ne la voie jamais. Sauf que, là-bas, la morsure glaciale de ses souvenirs l’y attendait. Enfant, la Buse y avait laissé des morceaux d’elle-même, une nuit de carnage. Les escaliers de Hautes-Tours étaient encore teintés du sang des siennes. Ses sœurs, ses mères.
Que se passerait-il si elle y était reconnue ? Le passé viendrait finir le travail ? La froide douleur d’une lame, sans un mot ?
Le Nord était une mauvaise idée. Pour le moment.
L’Est ? Personne n’allait à l’Est, à moins d’avoir une bonne raison. Et la Buse trouvait que risquer de crever n’en était pas une suffisante.
Retour à l’Ouest, alors.
Ses Cités et ses Guildes. Ses palais et ses marchands ventrus, gorgés de vin et d’argent. Des hommes qui s’achetaient des armées comme d’autres achetaient des putes ou des chevaux. Ils engraisseraient volontiers une lame comme la sienne pour protéger leurs soieries et leurs secrets.
La Buse avait assez trucidé de gardes de qualité pour savoir qu’elle avait les qualités… pour être une garde de très grande qualité.
Sauf qu’elle mettait un point d’honneur à se faire des ennemis mortels de haut rang. Et, en particulier, les trois à qui elle devait de l’argent. Elle ne voulait pas avoir à surveiller ses arrières en permanence, même à l’Ouest, où les organisations des Trois de Grince-les-Morts avaient des ramifications aux bouts tranchants et pointus.
Et, toute Buse qu’elle était, ils ne pourraient pas la laisser s’en sortir comme ça.
Question d’image.
La Buse comprenait : à leur place, elle se serait déjà tuée.
Définitivement, le prix de sa survie, ce n’était pas trente-cinq-mille cuivres-argents.
Elle la gagnerait à sa manière. Vite. Dur. Implacable.
Avec pas mal d’acier aiguisé.
Ensuite, elle mettrait de la distance entre cette ville et elle. Beaucoup.
Les trois de Grince-les-Morts avaient des alliés qui voudraient les venger. Ou des successeurs, qui voudraient montrer à tous qu’ils étaient les salopards les plus impitoyables de Porte-Sud.
Il allait donc falloir se remonter les manches et tremper ses bras dans du sang bien poisseux. Et, si possible, pas le sien.
Toujours avachie sur la table, la Buse semblait reprendre un peu d’entrain. La perspective de solder ses problèmes la ragaillardissait un peu. Celle d’une fin de journée de violence, encore plus, devait-elle s’avouer.
Autour d’elle, la salle de l’auberge commençait à s’éveiller. Des discussions animées et joyeuses, le tintement des carafes, le claquement des bocs de terre cuite et le roulement des dés sur les tables commençaient à emplir la salle de bruits familiers et rassurants. Et la chaude lumière des chandeliers que l’on commençait à allumer, aussi.
L’heure tournait et la fin de journée approchait.
Encore quelque chose qui lui plairait avec l’Ouest : le jour s’attarde plus qu’au Sud.
Elle interpella une serveuse, une autre que celle d’hier, et commanda un nouveau pichet de vin. Elle devait avoir l’esprit clair pour finaliser son plan.
Elle se le repassait mentalement quand un sourire radieux illumina son visage. C’était l’un des apanages des gens durs : ils sont beaux quand ils sourient.
Tumelin. Ce petit salopard lubrique qui avait suggéré que la Buse règle sa dette autrement, en plusieurs paiements réguliers dans son bordel. La cuite avait dû être mémorable : ce n’était que maintenant qu’une bribe de la fin de journée de la veille lui revenait. Elle se souvint du petit flacon qu’elle avait vidé dans la carafe de ce salopard. Elle le sortit de sa poche et en huma le contenu avant de la ranger à nouveau.
Sacrée gueule de bois. Plus que deux, pensa-t-elle en hochant la tête, très satisfaite.
Elle se leva, décidée, bien qu’un peu chancelante.
À travers la foule dense de la taverne et malgré l’activité croissante, le tenancier l’observait sans rien dire, les sourcils froncés.
Tout en grinçant des dents, il servait des pichets, essuyait des verres et ignorait l’ivrogne qui le bassinait dans un coin du comptoir.
Il pesait ses options.
À mesure que la Buse s’approchait de la sortie et qu’elle s’éloignait de lui, le courage de l’aubergiste enflait.
Il se lança :
— Eh, la grande brune, va falloir payer ! Il savait déjà qu’il avait tout raté : le ton trop agressif, la voix trop forte et un peu trop haut perchée. Mais c’était fait.
Certains clients, plus vifs d’esprit que les autres, se levèrent et quittèrent la salle.
Tous les autres se turent et regardèrent soit la Buse, qui était presque arrivée à la porte et s’était arrêtée sans se retourner encore, soit l’aubergiste, qui tentait de cacher ses mains tremblantes en tortillant son chiffon.
Il inspira, puis reprit, d’une voix carrément chevrotante maintenant :
— Quatre nuits et six repas, huit litres de vin, sept de rhum, la casse dans la chambre, et sans oublier…
La longue liste du gros homme fut interrompue par le claquement sec d’un vireton, qui se planta dans le mur derrière lui, en lui entaillant l’oreille au passage.
La Buse sortit de l’auberge. La lumière lui cisailla les yeux, les bruits de la rue frappaient comme des tambours, et les mouvements autour d’elle lui firent remonter l’estomac dans la gorge.
Sacrée gueule de bois…
Elle tituba au milieu de la chaussée, mit les mains sur ses cuisses, se pencha en avant et vomit encore. Sur une paire de bottes. Encore. Pas les siennes, cette fois-ci.
— Eh merde… La paire de bottes ne bougea pas. La Buse leva la tête, encore et encore. L’individu enfoncé dedans était immense.
— Fais chier… Il était plus qu’immense : c’était un colosse.
Un bloc de granite, tout de muscles, de veines et de violence intérieure. La Buse sut immédiatement que c’était le genre de personne pour qui la journée n’était pas bonne s’il n’avait pas refroidi un de ses contemporains. Et pour qui la journée est parfaite si la veuve et les orphelins étaient aussi au tableau. C’était une montagne de danger. Mais la Buse était aussi dangereuse. Mortellement. Elle sentit Montagne violente frémir légèrement. Un infime tressaillement de sa main droite. Une personne normale ne l’aurait pas perçu. Mais les personnes normales finissent souvent mortes dans des ruelles sombres, de ne pas avoir senti les tressaillements.
La Buse n’était pas une personne normale.
Alors, sa main se glissa lentement sous son manteau. Et, pendant qu’elle faisait semblant d’essuyer le vomi souillant sa manche sur ses vêtements, elle sentit sous ses doigts le contact familier d’une garde.
Lame courbe ? Parfait. Ce manteau me connaît mieux que moi-même, pensa-t-elle.
Elle plongea son regard dans celui du colosse, inclinant légèrement la tête. Le colosse la fixa, sans émotion. Puis, tout doucement, les mains s’éloignèrent des lames.
La mort s’en alla.
Et les badauds, qui avaient commencé à s’attrouper, aussi. Déçus.
Le colosse jeta un regard à ses bottes souillées, puis à la Buse. Une nouvelle fraction de seconde de lutte intérieure, et il reprit son chemin, dominant la foule qui s’écartait à son passage. Elle se demanda s’il n’avait pas été envoyé par un de ses charmants créanciers. Probablement pas. D’ailleurs, elle devait faire vite. Au tour d’Homard le Vieux.
Bon, allons tuer le père.
Et elle se faufila dans la foule toujours nombreuse en soirée. Sa botte toujours poisseuse. Elle passa machinalement une main dans son dos.
Sous son manteau.

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