Dans la gueule du loup
Elle avait pleuré plus qu’elle ne l’aurait cru après avoir trucidé Homard.
Si elle était tout à fait franche avec elle-même, la Buse ne savait pas si c’était parce que ce petit étron avait vaguement été une figure familière de sa jeune vie quand elle était une gamine du Nord apeurée. Ce salopard l’avait roustée quelquefois. Et pire, une fois, quand elle devenait une femme.
Ou bien elle pleurait parce qu’elle n’avait trouvé que douze cuivres-argents dans sa caisse. Il ne gardait jamais beaucoup de liquidités dans la boutique de fleurs séchées, qui servait de façade à ses activités criminelles.
La nuit était tombée et les ruelles de Porte-Sud ne désemplissaient pas.
On disait que cette ville ne dormait jamais.
C’était faux : elle dormait le jour, engourdie, alanguie comme un fumeur de meisha dans les vapeurs bleues d’une arrière-salle.
Mais, à la lueur de la lune, en revanche, elle s’animait, braillait, trafiquait, chantait, riait et poignardait.
La nuit, cette ville respirait. Elle vivait. Elle tuait.
La Buse avançait à pas rapides dans les petites contrallées couvertes et animées, tout en sifflant le cruchon de vin qu’elle avait piqué au vieux crustacé.
Elle déboula sur la Rue Droite, une des artères principales de la ville.
La pluie chaude qui s’était mise à tomber rendait les pavés luisants.
Ça lui manquerait, se prit-elle à penser, ces nuits moites, l’animation des rues, tous ces accents qui se parlent et se crient dessus sans jamais s’écouter ni se comprendre, en un immense foutoir. C’était chez elle, au final. Plus que le Nord.
Elle finit par arriver devant le manoir de Brugue l’Obèse. C’était une immense bâtisse forte, de trois niveaux. Elle avait appartenu à une des familles les plus riches de Porte-Sud, quand le quartier de Grince-les-Morts était encore florissant. Depuis, les nantis avaient quitté la Ville-Basse, son air vicié et humide, pour s’installer sur les flancs du Mont-Chauve, là où le Duc avait son palais.
Ce salopard était paranoïaque et riche. Immensément riche. Jamais un bon mélange, pensa la Buse. Mais elle n’en savait rien : certes elle était paranoïaque, mais pauvre.
Brugue avait une petite armée à son service. Et pas uniquement des poivrots avinés au point de se couper la bite en dégainant. Il avait quelques gardes de qualité.
Il faudrait frapper fort, vite. Ou crever, en frappant fort et pas assez vite. Un risque acceptable qui solderait les comptes, soit dit en passant.
La Buse n’allait pas rentrer par l’avant. Il s’agissait de l’entrée publique. Car la bâtisse avait deux vies : une ouverte au monde, auberge, salle de jeux et lupanar de luxe, et une autre plus obscure. Là où des marchandises illicites s’échangeaient ; où des gens acculés et désespérés venaient négocier des accords toujours perdants. Où des vies prenaient fin dans des pièces aveugles.
C’est là qu’elle allait.
Donc ton plan, c’est de prendre d’assaut, en solo, un manoir gardé par une armée de cinquante voyous. C’est parfait… Il faudra ajuster certains points, mais pour le reste, c’est du tout cuit.
Elle finit sa cruche de vin, la jeta au sol, se gratta la fesse et s’enfonça dans une ruelle latérale pour contourner le bâtiment.
Arrivée à quelques pas de la porte de service, elle les vit : deux types à l’apparence anodine, appuyés contre le mur et mangeant des noix. Ils étaient là depuis un bout de temps, à en juger par le tapis de coques qui s’étalait à leurs pieds.
Les personnes normales, celles qui meurent dans ce genre de ruelles, ne prêteraient pas attention à ces deux types. Mais la Buse savait que c’étaient des hommes de Brugue, des sentinelles avancées qui surveillaient la ruelle.
— Salut, ça va ? demanda-t-elle en approchant, doucement, les mains dans le dos.
— Dégage, salope, répondit l’un des deux hommes, qui cracha juste aux pieds de la Buse.
— Arrête, Lorgue, tu sais pas qui c’est ? Un peu de respect, merde, se moqua le second, un petit bonhomme roux avec des boutons rouges plein les joues. Il la déshabillait littéralement du regard. C’est la Buse, finit-il par lâcher avec un sourire libidineux.
Une nausée la reprit, d’autant qu’il poursuivit :
— Une ancienne gloire un peu rincée. Mais qui pourrait encore servir.
— Ben merde, je pensais que c’était toi le génie. Et que lui, c’est le gars qui croit qu’il invente l’eau chaude à chaque fois qu’il se pisse sur les pieds, répondit la Buse en désignant Lorgue du pouce. Je dois aller voir votre boss. Laissez-moi passer les gars. Pas d’entourloupe et tout le monde passera une bonne soirée. En vie.
Elle avança d’un pas. Boutons-rouges s’interposa, passant sa main à sa ceinture. La Buse lui attrapa le bras. D’un geste sec, elle lui démit l’épaule puis l’attira vers elle pour lui exploser le nez avec son front. Enfin, du talon de son autre main elle lui écrasa la trachée. Le rouquin s’effondra, flasque comme un poisson.
Lorgue réagit enfin et tenta de l’empoigner. Une main passa sous un manteau. Un éclair métallique. Un autre vermillon. Et le couteau retourna sous le manteau.
Sur la terre battue, parmi les coquilles de noix piétinées, six doigts. Un bougeait encore. Le malfrat cramponné à son moignon passait, tour à tour, de ses membres éparpillés au sol à la Buse, sans émettre un son.
Six ? La Buse recompta, regarda ses mains.
Haussement d’épaules.
Elle essuya sa lame sur le bras du manchot, toujours sous le choc.
— Maintenant, je rentre. Toi tu te barres. Ça sert à rien de ramasser ton copain, il est mort. Si je te retrouve à l’intérieur, je te coupe le petit doigt du milieu avant de t’égorger. Compris ?
Et elle le congédia de la main.
Lorgue s’enfuit, toujours sans un mot.
Elle monta les deux marches la séparant de la porte basse, leva le heurtoir et le laissa claquer sur le bois.
À l’intérieur, un tabouret racla sur la pierre. Un bruit métallique. Des clés ? La porte n’était pas fermée, elle le savait. Seuls les gogos le pensaient. Une arme ? Sûrement.
Le guichet s’ouvrit en grinçant. Un poinçon se matérialisa dans la main de la Buse, puis dans l’œil du garde. Presque par magie.
Elle poussa la porte du plat de la main et entra dans le couloir sombre avec prudence. Tout autour d’elle, dans le bâtiment, des cris, des armes qu’on ramassait, des consignes hurlées.
C’était commencé.

Annotations
Versions