Rose

Je m'appelle Rose, j'ai la peau claire et de longs cheveux châtains noués au-dessus des oreilles.

C'étaient Taras et Zorg qui m'avaient parlé du campement, près de deux-cents hommes et femmes descendus des montagnes, si nombreux que leurs noms s'emmêlaient dans ma tête. Parmi eux, il y avait Vittore, « le Chef », qui régnait en maître absolu sur le clan, dresseur de chevaux et habile cavalier. Il m'avait accueillie à l'aube de mes quinze ans de façon fort peu courtoise et définitive. « On n'a pas besoin de fillettes ici ! » Mais devant ma détermination, il m'avait tendu écuelle et une cuillère et lancé du bout des lèvres avant de tourner les talons : « Je te préviens, on n'est pas dans un club de vacances. »

Je m'étais immédiatement attachée à cet homme dur et froid ; dès l'instant où il avait posé sur moi son regard insondable, j'en avais été bouleversée. Tout à la fois impitoyable, idéaliste, humain et juste, il se révélait également vif, intelligent, passionné, capable de prendre n'importe quelle décision sans un tressaillement de sourcil, la voix tranchante et néanmoins empreinte de douceur. Jamais je ne l'avais vu manifester la moindre émotion. Comment imaginer que celui qui hantait mes jours et mes nuits pût s'intéresser à une petite fille ordinaire ?

Peu de temps après mon arrivé, nous nous étions arrêtés à la grande fourche, là où la route se sépare pour mener l'une vers les bois, l'autre vers la grande ville. On entendait le cliquetis de la rivière et, du grand feu allumé un peu plus tôt, nous parvenait l'odeur de la soupe du soir. Nous terminions de manger du pain molli dans l’eau où avaient cuit des pommes de terre, des trognons de chou, des oignons et de la viande bouillie, mais la marmite continuait à bouillonner pour les retardataires. Certains mâchaient encore avec lenteur des tranches de pain frottées d’un peu de beurre piqué au couteau. D’autres s’étaient levés pour fendre du bois et on entendait résonner dans l’ombre leurs coups de hache et leurs ahanements. Le campement était délimité par un cercle formé par des chariots. La nuit s’avançait et nous étions encore quelques-uns, assis en rond : Jaja, Trudy, Margot, Charlène, Zorg et moi qui tentais de faire ma place parmi mes nouveaux compagnons. La minuscule Trudy releva son museau de fouine, sortit la tête de sa capuche et proposa un jeu :

— Ça s'appelle « vérité, vérité » : c'est simple, on pose une question et il faut y répondre.

Les filles se mirent à pouffer. Zorg resta impassible.

— Et si on ne veut pas répondre ? demanda suavement Charlène, lovée contre Zorg.

— Eh bien on a droit à l'autre option : « vérité » : on repose la question et il faut répondre.

— T'as que dalle comme choix, résuma Janis, dite Jaja, une grande fille noire aux larges hanches.

Trudy hocha la tête.

L'idée était naturellement de poser des questions embarrassantes et, quand vint mon tour, j'eus droit à celle que je redoutais. Ce fut Margot qui demanda, d'une voix chantante et claire :

— Il y a un homme qui te plaît sur le camp, Rose ?

Avec le recul, je dois reconnaître que j'aurais mieux fait de dire tout simplement que non, mais j'avais à cœur de me montrer honnête et puis, chacun sait que quand on est amoureux, on a envie de le crier au monde entier. Ce fut donc avec un certain enthousiasme que je répondis par l'affirmative. La seconde salve suivit immédiatement :

— Et c'est qui ?

J'ouvris la bouche puis la refermais. Prise de court et rougissante, je répondis enfin : « Taras ». Je ne sais pourquoi ce nom me vint à l'esprit, sans doute parce que j’imaginais que personne n'accorderait de crédit à cette supposée attirance. Taras, plus communément appelé « le Lieutenant », était un ancien militaire, un moustachu boiteux à qui il manquait un œil, un type usé jusqu’à la moelle qui m'avait immédiatement prise sous son aile protectrice. Je l'aimais bien mais il ne m’intéressait pas le moins du monde. Je pus cependant, grâce à ce mensonge, conserver mon précieux secret.

La nouvelle fit instantanément le tour du camp. Dans un premier temps, Taras se montra passablement distant mais, quelques jours plus tard, il me fit un signe discret et m'invita à le suivre. Le vieil infirme choisit un endroit à l'écart, m'indiqua une souche d'arbre, s'assit en face de moi, grave et réfléchi, et me scruta de son œil unique. « Je sais que tu as des sentiments à mon égard... » Les vipères ! Elles avaient donc parlé. Mal à l'aise, je triturais nerveusement mes bottes noires, celles qui avaient parcouru tant de lieues à mes pieds qu'elles étaient devenues aussi souples et confortables qu'une seconde peau. « … Un antique bonhomme comme moi... Tu es trop jeune, Rose. » Il semblait perdu dans une réflexion intime et je me demandais s'il était temps de prendre congé lorsqu’il ajouta : « Quand tu auras dix-huit ans, je ferai de toi une femme. »

Il y avait longtemps qu'un homme m'avait faite femme, j'avais reçu une éducation des plus rudes qui m'avait malgré tout laissé un souvenir agréable, mais je me gardais bien de contredire mon interlocuteur. Je ne sais comment il interpréta mon silence. Même la forêt alentour semblait retenir sa respiration. Au bout d'un moment qui me parut interminable, il se leva en faisant craquer sa grande carcasse. Il semblait désolé. « Veille sur notre feu, ne le laisse pas s’éteindre ! » Je soufflais. Cette échéance me permettait de me tenir éloignée du Lieutenant en toute quiétude, gardant par devers moi tout ce que je ne souhaitais pas dévoiler. Car j'aimais toujours Vittore du plus profond de mon cœur et de mon âme.

Les années passaient, j'étais née à la mi-novembre, j'eus seize ans puis dix-sept. Fin octobre de ma dix-septième année, je me mis à redouter d'avoir à honorer la promesse qui m'avait été faite, d'autant que Taras devenait pressant et me demandait de plus en plus régulièrement : « C'est quand exactement, ton anniversaire ? »

Aux premiers jours de novembre, le groupe prit la route. Inconfortablement installés dans l'une des charrettes qui s'éloignaient de Genève, nous devisions. Tous serrés les uns contre les autres, j'étais coincée entre Taras et Jaja. En face, Charlène et Zorg se disputaient sans que j'en saisisse la raison.

— Pauv' couillon ! disait Charlène, une belle et brune sauvageonne, toutes ses dents, tous ses doigts, la peau ferme, portant fièrement ses formes, la langue aiguisée. Le trou aurait été trop p'tit pour son gros cul, on aurait à peine pu y passer un grain de raisin.

Jaja trouva opportun d'apporter à l'affaire un éclairage philosophique :

— Un cul, c'est un poème avec un hémistiche de chaque côté, où on peut lire l'histoire d'une vie. J'ai vu le sien.

— Il est comment ?

— Enorme.

— Et tu y as lu quoi ?

— Qu'il a été mené à la baguette !

— Tu veux dire qu’il en a pris sur le fondement ?

J’ignorais de qui ils parlaient, perdue dans mes pensée. La troupe se mit à rire et je l’imitais. Trudy renifla et se moucha dans sa jupe. Petit moment d'intimité, une conversation des plus ordinaires…

— J’ai mal à la jambe, j’ai passé une nuit de chiotte.

— Boudiou elle remue salement, c'te chariote !

La route était de plus en plus cahoteuse, les mains dans les poches, l'air innocent, je profitais d'une embardée, un virage mal pris qui faillit nous faire tous verser pour, d'un coup de fesse à Taras, le faire basculer par dessus la ridelle dans un cri étouffé par le bruit du sabot des chevaux et le brouhaha ambiant. Au milieu de la cacophonie, personne ne se rendit compte de sa disparition. Ce ne fut que le lendemain, alors que l'après-midi était déjà bien entamé, qu'on s'inquiéta de l'absence du Lieutenant.

« Taras ! Taras ! Vous n'avez pas vu Taras ? »

On le chercha partout sans résultat, le bougre avait choisi de se faire la malle à l'aube de mes dix-huit printemps. Tout juste si on ne me présenta pas des condoléances. Quand nous fîmes le trajet inverse, le jour de mon anniversaire, je m'installais de l'autre côté de la charrette, celui où je pourrais guetter si quelque chose bougeait aux alentours du fameux tournant. Dans le fossé, j'aperçus une silhouette à demi cachée par les herbes folles. Taras était là, allongé, immobile. Un peu plus loin, je devinais quelque chose qui ressemblait à une jambe de bois.

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Le jour de mes dix-huit ansChapitre0 message

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