Chapitre 18

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À mon réveil, mon bras droit était replié contre ma poitrine et un tissu frais était sur mon front. Finalement, j’étais toujours en vie, mais à quoi bon ? Trop d’hommes étaient morts à cause de moi. Des soldats, mais aussi des femmes et des enfants. Tous ceux qui avaient voulu me venir en aide, en vain.


— N’essaie pas de bouger, Elena, tu es en sécurité.


À côté, Emma s’occupait de moi, je reconnaissais sa voix. La vision encore assombrie, je ne pouvais voir que le contour de son visage. La douleur dans mon épaule m’irradia tout le bras et je tournais la tête pour qu’elle ne me voie pas pleurer.


— Dr Langstone ? appela alors Emma.

— Qu’est-ce qu’il… elle s’est réveillée ?

— Oui et je crois qu’elle souffre.

— Je vais lui redonner une dose de morphine.


Je sentis la morphine faire effet et sombrais à nouveau dans les ténèbres. Là où je me sentais le plus en sécurité. Là où tous mes problèmes disparaissaient, là où toutes mes douleurs disparaissaient. Cette fois-ci, à mon réveil, Océane était à mes côtés. Elles jouaient avec mes cheveux. Ses yeux devaient être aussi cernés que les miens et elle avait quelques bleus sur son visage.


— Je suis là mon amour, tout va bien.


Ma femme à mes côtés, je m’effondrais en larmes. Tout en faisant attention à mon bras et à ma poitrine, elle me prit dans mes bras et me caressa les cheveux. Pendant plusieurs minutes on resta comme ça, silencieuse, sans que je ne prononce le moindre mot. Fatiguée, je le fis comprendre à ma femme et me rallongeait, dos à elle. Compréhensive, elle me laissa me reposer et sortit de la chambre. Pourtant, je ne parvins pas à m’endormir. L’exécution de Kaitlyn défilant en boucle devant mes yeux, dès que mes paupières se fermaient. À l’extérieur de la chambre que je ne parvenais pas à reconnaître, j’entendais mes enfants discuter avec leur mère. J’entendais aussi Emma et ses sœurs. Quelques minutes plus tard, j’entendis la porte s’ouvrir, dans mon dos.


— Océane m’a dit que tu étais réveillée. Tu veux manger quelque chose ?


C’était Corine, la mère d’Emma qui était entrée. Je l’entendis poser quelque chose sur une commode avant de s’approcher de moi. Elle s’assit sur la chaise qui était à côté du lit et posa délicatement sa main sur mon bras. À son contact, je sursautais et me recroquevillais.


— Il faut que tu manges un bout, Elena. Pour au moins faire passer tes médicaments.


J’étais incapable de manger quoique ça ce soit. Les images de l’exécution de Kaitlyn ne rendaient nauséeuse.


— J’ai compris, ne mange pas si tu n’en as pas envie. Contente-toi de m’écouter, ce sera déjà très bien. Marc et cette femme sont tous les deux morts. Océane a été légèrement blessée lors de ta libération, mais elle va bien. Le château est de nouveau aux mains de l’Empire et seule Océane est autorisée à y entrée. Quand elle est ici, chez moi, il n’y a personne là-bas. Aucun domestique, aucun soldat. Tous les soldats de l’Empire mort ont eu droit à un enterrement qui descend. Il en va de même pour les villageois qui ont succombé pour te venir en aide. Quant à Kaitlyn, Bianca m’a dit ce qu’il s’était passé. Elle est allée à son enterrement à ta place. Elle a tout expliqué à sa famille. Prends le temps qu’il te faut pour aller mieux. Tu pourras rester à la maison aussi longtemps qu’il le faudra. Quant à toi, tu as subi une lourde opération pour ton épaule, tu as un léger traumatisme crânien et il te faudra plusieurs mois de guérison. Surtout, si tu as des vertiges et des nausées, préviens-moi. C’est tout ce que je te demande. Si tu as trop mal, tu as une pompe à morphine à côté du lit. Ça t’aidera aussi à dormir. Je vais te laisser te reposer et je laisse ton plateau-repas sur le bureau, si jamais tu as faim.


Délicatement, elle déposa un baisé sur mon front avant de sortir de la chambre. Dès que je fus seule, je ne pus retenir mes larmes. Kaitlyn, comme tous ses gens, étaient morts par ma faute. Parce que je n’avais pas su me défendre seule ni les défendre. Parce que sans ma femme ou sans l’armée, je n’étais capable de rien. Seule, je n’étais même pas capable d’assurer ma propre sécurité.

Les jours défilèrent sans que je ne sorte du lit ou ne prononce le moindre mot. Océane ne montait que pour ma toilette ou me réconforter et Corine pour s’assurer que je prenne bien mes médicaments et que je mange un minimum. Chaque jour était identique au précédent. Sans fin et vide de sens.


— Les parents de Kaitlyn t’ont envoyé des fleurs, m’expliqua Océane en posant le vase sur le bureau.

— Pourquoi ? Leur fille est morte à cause de moi.

— Pas à cause de toi, non. Pour toi et pour Bianca. Si tu avais parlé, c’est elle qui serait morte à l’heure qu’il est.

— C’est la même chose, Océ. Ils sont tous morts pour me protéger ou me sauver donc ils sont tous morts à cause de moi.

— Chérie…

— Non Océ ! Même toi tu as été blessée par ma faute. J’aurais dû les en empêcher, j’aurais dû…

— Calme-toi chérie. Respire calmement. Tu es encore en état de choc.

— Je ne mérite pas d’être encore en vie. Je ne mérite pas…

— Chut, calme-toi, calme-toi, chuchota-t-elle en me prenant dans ses bras. Tu as fait tout ce que tu pouvais, mon amour. Tu étais impuissante, comme tout le monde. Il faut juste que tu en prennes conscience.

— Laisse-moi.

— Chérie…

— Laisse-moi ! Je veux être seule.


Malgré tout ce qu’il s’était passé, c’était la mort de Kaitlyn qui me terrorisait le plus. C’était ses yeux planté dans les miens, larmoyant, ses dernières paroles et la balle traversant son crâne que je revoyais sans cesse. Elle était morte parce que j’avais décidé de me taire, pour protéger Bianca. Encore une fois, c’était les plus hauts gradés qui primaient sur les autres. J’avais choisi de protéger la future gouvernante plutôt qu’une informaticienne. J’avais dû faire un choix terrible, en si peu de temps et je ne parvenais à m’en remettre. Je ne parvenais pas à me déculpabiliser. Elle était morte parce que j’en avais décidé ainsi, parce que je ne l’avais pas sauvé. Tel avait toujours été mon devoir d’Impératrice. Choisir les uns en dépit des autres. Ma vie avait toujours été rythmée par des choix et ses conséquences. Mon accession au trône contre la disparition de ma mère, laisser Océane aux mains de Julien contre son agression. Mon mariage avec Marc contre mon amour pour elle. Ma fille contre mon fils. Et aujourd’hui la vie de Bianca contre la mort de Kaitlyn. À cause de ce qu’il s’était passé, je prenais enfin conscience du réel enjeu de mon pouvoir. Cette lutte du pouvoir sans fin, sans importance.

Je retrouvais l’appétit une semaine après être arrivé chez Corine. À cause des médicaments qui me bousillaient l’estomac, j’étais de toute façon obligé de manger. Mais c’était compliqué. Je refusais de manger de la viande à cause du sang. Si je mangeais trop, tout finissait dans les toilettes. Pour m’aider à faire passer les nausées, j’avais droit, trois fois par jour à une tasse de thé. Le même thé spécial qu’Emma m’avait fait durant ma grossesse.

Cette nuit-là, je revoyais sans cesse tout ce qu’il s’était passé. Les cadavres, le sang, les domestiques prisonniers et ceux qui avaient été exécutés devant moi. À mon réveil, je ne parvenais plus à respirer et Corine arriva quelques minutes après. Elle me frotta le dos, le temps que je reprenne ma respiration puis m’obligea à me recoucher. Elle déposa ensuite un gant humide sur mon front.


— Ferme les yeux et respire doucement. Tu peux prendre ma main si tu veux.

— J’arrive plus à… pourquoi…

— Tout va bien, Elena, tout va bien. Ferme les yeux et respire. Dis-moi tout ce que tu vois ou entendant. Dis-moi tout ce dont tu te souviens.


Pendant une dizaine de minutes, j’évoquais tout ce qui me revenait en mémoire. Plus j’avançais dans l’histoire, plus il m’était difficile de parler. Les larmes inondaient mon visage, mais Corine était toujours là. Elle ne lâchait pas ma main. En cet instant, j’avais l’impression de redevenir la jeune femme fragile et perdue que j’étais lors de mon accession au trône. Mais aussi celle que j’avais été quand ma mère était encore en vie, vulnérable et faible. Le mur que j’avais construit en dix ans s’était écroulé en quelques secondes, tel un château de cartes.

Corine attendait patiemment que mes pleurs se calment et que j’arrive à reprendre ma respiration. Elle m’expliqua ensuite ce qu’elle savait. Le nombre de soldats morts ou blessés et nombreux était celui qui attendaient d’avoir de mes nouvelles. Aucun n’avait abandonné le château. Ils avaient tous lutté jusqu’au bout pour que Marc et Camille ne parviennent pas jusqu’à moi. Le chef de la garde avait même demandé des renforts, mais avait jugé bon de ne pas me prévenir, pour ne pas me faire paniquer ni pour montrer où j’étais.


— Tu ne crains plus rien, ma grande. Tu es en sécurité à la maison, avec toute ta famille. Tu ne retourneras pas au château tant que ce ne sera pas nécessaire.

— Merci.

— Est-ce que tu veux descendre avec nous ?

— Je ne sais pas.

— C’est toi qui vois. Quand tu t’en sentiras prête. Océane et moi sommes les seules à pouvoir venir te voir pour l’instant.

— Tout le monde est ici ?

— Oui. On s’est organisé pour les couchages alors ne t’inquiète pas.

— Merci.

— Repose-toi. Je reviendrais dans quelques heures.


Quand Corine referma la porte de la chambre, je me tournais sur le côté gauche et repliais mes jambes contre ma poitrine.


— Arrête de t’apitoyer sur ton sort et descend voir ta famille, apparut Elle.

— Je t’ai demandé ton avis ? Non, alors laisse-moi.

— C’est toi qui me fais apparaître. Si je suis là, c’est que tu as besoin de moi.

— Je n’ai pas besoin de toi. Je t’entends parce que je suis malade.

— Bien sûr que tu es malade, pauvre idiote ! Tu as une épaule en miette qui a dû être réparée à coût de plusieurs opérations, tu as un traumatisme crânien et tu as été témoin de plusieurs meurtres de sang froid. Corine ne peut pas être la seule à te faire parler. Tu as besoin d’aide, Elena. Tu as besoin de quelqu’un qui puisse t’écouter parler de toutes les horreurs que tu as vues.

— Toi peut-être ?

— S’il faut, oui. Mais je ne peux pas être là en permanence. Tu as besoin d’aller voir un psy, Elena. Lui seul pourra t’aider. Sauf si tu me dis, maintenant, que tu es prête à aller sur la tombe de…

— De qui ? Qui est mort ?

— Ce n’est pas à moi de te le dire.


On me cachait des choses. Nombreux étaient les villageois qui avaient péri sous les balles de Marc et de Camille, en me venant en aide. J’avais entendu trop de tire et de cris pour savoir réellement combien étaient tombés et je n’avais vu aucun visage. Décidée à en savoir plus, je descendis aussi vite que je pus dans le salon, où déjeunait la famille, les enfants compris.


— Tu as décidé de te joindre à nous finalement ? me questionna Corine

— Qu’est-ce que vous me cachez ?

— De quoi tu parles ?

— Je sais que vous ne m’avez pas tout dit ! m’énervais-je. Qui est mort en ville ? Qui ?

— Chérie, calme-toi, s’il te plaît. Assis-toi et on t’expliquera, intervint Océane.

— Non. Dites-moi !


Elle s’approcha doucement et me prit délicatement dans ses bras. Elle ne m’avait pas encore dit de nom, mais les larmes arrivaient déjà.


— Un cimetière a été construit pour l’occasion, chuchota-t-elle. Pour les soldats comme pour les civils. On pourra y aller toutes les deux, quand tu y seras prête, si tu veux.

— Donne-moi un nom, s’il te plaît.

— Estelle et sa mère. Elles sont les premières à t’être venu en aide et à tomber. Je suis désolée, mon amour.


L’annonce fut un coup de poignard dans mon cœur. Mes jambes cédèrent et mes hurlements emplirent la maison. Océane plaqua ma tête dans son cou et m’accompagna dans ma chute. Mon cœur se brisait à nouveau.


— Je fleuris personnellement leur tombe tous les matins, chérie. Comme elles n’ont pas d’autre famille. J’étais là à leur enterrement, à ta place.

— C’est moi qui aurais dû mourir, pas elles.

— Ne dis pas ça, Elena.

— Tu aurais dû les laisser me tuer !

— Non, mais tu t’entends parler ? Comment oses-tu dire ça ? Avec tous les soldats qui sont morts pour te protéger, comment oses-tu dire que j’aurais dû les laisser te tuer ?

— Lâche-moi.

— Il en est hors de question !

— Tu vas me lâcher, putain ! Dégage !

— Ok, ok, calme-toi, d’accord ?


Dès qu’Océane me libéra enfin de ses bras, je me relevais et sortis de la maison. J’étouffais, ma poitrine me faisait mal. Pieds nus, j’entendais Océane hurler mon nom derrière moi. Pieds nus, je marchais sur les cailloux, ignorant la douleur.


— Mais tu va t’arrêter oui ? me rattrapa ma femme. Tu comptes aller où comme ça ?

— Là où je ne ferais de mal à personne. Là où personne ne mourra à cause de moi.


La seconde suivante, Océane me gifla. Autour de nous, le silence qui se forma était pesant. Tous les villageois qui étaient là étaient devenus silencieux. Ma main gauche sur ma joue en feu, je regardais mes pieds.


— Je t’interdis de te suicider, tu m’entends ? Tu as une femme, des enfants, un Empire, alors pense à nous. Pense à nous et arrête d’être égoïste.

— Moi, égoïste ? Tu crois que ça m’a fait plaisir de voir cette femme tuer Kaitlyn juste parce que je ne lui ai pas donné le nom de Bianca ? Tu crois que j’avais le choix de les laisser tuer cette famille ? Ah c’est sur, ça aurait été plus simple d’abandonner tous de suite et de leur donner l’Empire, mais pour quoi ? Pour qu’ils nous exécutent tous les quatre ensuite ? Pour qu’ils détruisent en une seconde tous ce que j’ai reconstruit après ma mère ? Si j’avais cédé, l’Empire d’Eryenne n’existerait même plus, Océane ! Si j’avais cédé, nous serions tous leurs esclaves.

— Tu aurais au moins pu…

— Putain, mais tu va m’écouter ? Je ne pouvais rien faire ! Ce n’est pas pour le pouvoir que j’ai lutté, je n’en ai rien à foutre de la couronne. C’est pour sauver tous ceux qui travaillent pour nous. Pour sauver l’avenir de cet Empire et de tous les gens qui y vivent. Ça aurait été tellement plus simple s’ils m’avaient tué dès le début.

— C’est vraiment ce que tu penses ? Qu’il aurait été préférable que tu meurs ? Il s’en serait pris aux enfants ou à moi si ça avait été le cas.

— Au moins je n’aurais pas été là pour voir ça.


Je savais que mes paroles étaient dures. Pour rien au monde je ne voulais savoir ma famille en danger. Mais j’en avais assez de toujours être la cible numéro un. J’en avais assez de sans cesse payer pour les crimes de ma mère. Avec mes paroles, j’avais blessé Océane, elle qui s’était battu pour sa famille avant moi et qui avait continuer à notre rencontre. Elle qui avait tant perdu dans la dictature de ma mère. Mais je ne pouvais revenir en arrière. Il fallait qu’elle comprenne que si tout ça était arrivé, c’était à cause de moi. Parce que j’étais une Stinley, avec une mère et un passé qui me hantait chaque jour depuis onze ans. Une femme épuisée, au bord du gouffre qui ne rêvait que d’une vie paisible et tranquille avec sa famille. Tout ce que mon rôle d’Impératrice me privait depuis mon accession au trône.


— Est-ce que tu veux que je t’accompagne sur leur tombe ? me questionna tout de même Océane.

— S’il te plaît.


Les yeux larmoyants, elle aussi, elle me prit dans ses bras, une main dans mon dos et l’autre sur ma tête.


— Qu’importe ce que tu diras, je ne t’abandonnerais jamais, mon amour. Même si tu dis tout ça pour que je parte, parce que tu ne veux pas me faire de mal, je ne t’abandonnerais pas. Je t’aime trop pour ça.

— Tu devrais pourtant. Comment peux-tu encore soutenir une femme qui pense mettre fin à ses jours ?

— Je te connais mon amour. Tu dis ça parce que tu souffres, tu culpabilises. Mais je sais que tu ne le penses pas vraiment. Tu aimes trop ta famille, tu nous aimes trop pour mourir. Et s’il faut que je lutte à ta place pour que tu restes en vie, je le ferais ?

— Jusqu’à t’essouffler et mettre en péril notre mariage ?

— Je fais la promesse solennelle de t’aimer, de t’être fidèle, de te chérir pour le meilleur et pour le pire, dans la richesse comme dans la pauvreté, dans la santé comme dans la maladie, dans la joie comme dans la tristesse, jusqu’à ce que la mort nous sépare. J’ai fait cette promesse le jour de notre mariage et je compte bien la respecter jusqu’au bout, mon amour.


En silence, Océane me fit rentrer à la maison pour mettre mes chaussures. On marcha ensuite jusqu’à ce nouveau cimetière qui avait été construit pour l’occasion. L’atmosphère qui y régnait fit remonter un haut-le-cœur et je dus m’éloigner. Ma femme s’approcha et me frotta le dos tout en me donnant un mouchoir.

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