Un nouveau départ 

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Paris.

La nuit ne voulait pas la lâcher.

Les heures défilaient, lentes et impitoyables, et Ana restait là, recroquevillée dans l’ombre d’un mur, le menton appuyé sur ses genoux, le regard perdu au-delà des baies vitrées. Dehors, les lumières de la ville se reflétaient sur la Seine comme une promesse lointaine, un éclat de vie auquel elle n’avait plus vraiment accès.

Elle aurait dû dormir. Elle en avait besoin. Mais elle n’y arrivait plus.

L’insomnie était devenue une compagne fidèle, une présence silencieuse qui lui collait à la peau depuis qu’elle avait quitté Athènes.

Autrefois, le sommeil l’emportait facilement, comme un baume protecteur. Son père la taquinait, l’appelant sua bucetinha, comparant ses longues siestes à celles de Chinelo, leur chatte paresseuse.

Aujourd’hui, il n’y avait plus ni surnom affectueux, ni insouciance. Juste cette fatigue qui ne menait jamais au repos.

-É chato… purée, encore une nuit blanche ou presque.

Le Soleil commençait à poindre. La course du cercle rougeâtre se reflétait sur les baies vitrées rive gauche de la Seine.

Ana se mit en boule. Se balançant d’avant en arrière, le menton entre ses genoux, elle tentait de focaliser son attention sur ses ongles de pied. Ongles qui nécessiteraient une pédicure d’ici peu.

Elle perçut de plus en plus fortement des picotis dans ses mains qu’elle sera fortement l’une dans l’autre, elle détestait cette sensation qu’elle ne voulait plus ressentir. Sentant sur sa peau la morsure encore visible des menottes qu’elle avait portées quelques jours plus tôt. Le simple souvenir de l’acier contre sa chair la fit frissonner, un mélange de colère et d’impuissance lui nouant l’estomac.

Elle ne voulait plus ressentir ça.

Un bruit au loin – la sirène d’une ambulance qui remontait les quais – brisa le silence feutré du matin naissant. Une vie venait de basculer quelque part, pensa-t-elle. Un instant plus tôt, quelqu’un respirait encore normalement, croyant à la routine du jour suivant. Puis tout changeait. Elle connaissait trop bien ces basculements.

Elle ferma les yeux un instant, cherchant à chasser cette sensation qui menaçait de l’envahir. Mais l’image s’imposa d’elle-même : la Grèce.

L’avion. Le regard du garde pénitencier qui l’avait menottée sans un mot. Son corps frissonna malgré la chaleur étouffante de l’appartement.

Elle ouvrit brutalement les paupières et se redressa. Il fallait qu’elle bouge. Son regard glissa vers son téléphone. Un message clignotait.

Un rendez-vous.

Ana inspira profondément. Il n’y avait plus d’espoir qu’elle retrouve le sommeil. La caféine ne lui serait pas nécessaire, sa vigilance était soudainement maximale.

La solitude lui était profitable en général, mais là, elle avait besoin de se confier. Elle prendrait rendez-vous avec le psy dont on lui avait parlé lors d’une pause entre cigarettes et café lors du shooting pour une marque de barre chocolatée. L’heure n’était plus aux pensées parasites.

Il était temps de reprendre le contrôle.

*

Sacramento.

-Koweït City ? Même si nous étions le FBI, nous ne pourrions vous y envoyer !

Monica Cooper posa calmement son donut sur le bord de son bureau jonché de dossiers. L’agence privilégiait le papier pour le suivi des affaires ; cela leur évitait de beaucoup investir dans la cybersécurité.

Elle jaugea son skip tracer favori. Il n’avait visiblement pas pris le temps de se doucher ni de se coiffer ce matin, mais on le lui pardonnait ici dans l’équipe, tant il était efficace.

-Keenan, enfin ! Cette fois-ci Leonard refusera.

Le jeune californien fit un signe de négation de la tête. Tout lui indiquait qu’elle était certainement là-bas et qu’il pourrait l’en exfiltrer. Il en eu un sourire carnassier.

*

Praha il y a deux nuits.

Mais qui voilà ? Poutine serait-il aux abois pour qu’il fasse sortir le ban et l’arrière-ban ? L’officier du BIS2 détourna son regard lorsque les deux hommes en costume d’affaire sortirent de la brasserie. Il n’y avait pas d’harmonie entre la stature robuste des hommes et la gamme chromatique de leur costume respectif. Profitant de ne pas être dans leur champs visuel, elle effectua une série de clichés très rapides avec son smartphone sans le moindre flash.

Deux ruelles plus loin elle fit une pause et sortit son mobile. C’était bien Zoran Morkzan, un ex-agent du KGB puis du FSB se dit-elle. Mais qui pouvait bien être l’autre ? Elle ne tarderait pas à le découvrir lorsqu’elle ferait passer les visages dans le logiciel de reconnaissance faciale du service d’identification.

Elle écarquilla les yeux, comment avait-elle pu les rater ? Aucune photo des deux hommes dans la porte à tourniquet. Peut-être qu’au bureau ils pourraient en tirer quelque chose ou du moins lui expliquer ce qu’il s’était passé.

*

Manhattan 7pm.

Athéna réajusta son chignon nerveusement. Le patchouli emplissait l’air du bureau à chacun de ses mouvements. Par le passé, l’odeur du cigare froid caractérisait cette pièce, mais depuis sa nomination, cette touche de féminité n’était pas pour surprendre.

L’agent  attendit calmement le verdict assis en face de la Directrice de l'agence.

-Êtes-vous en train de me dire que nous venons de lancer trois opérations majeures sur deux continents. Des opérations initiées sur la base des travaux de notre bureau d’analyse, bureau d’une vingtaine de nos meilleurs spécialistes, renchérit-elle juste avant de reprendre son souffle. Et vous, vous pensez que nous sommes en train de faire fausse route ? Tout cela, parce qu’un vieux téléphone cellulaire à touches a été activé pour vous envoyer un unique texto d’une cinquantaine de caractères ?

Elle ponctua son interrogation finale d’un cliquetis nerveux de ses ongles manucurés sur l’ébène de son vaste bureau au style épuré.

Son regard noir était perçant, elle scrutait le moindre signe de nervosité ou de certitude sur le visage de cet homme. Un jeune homme du service à qui, auparavant, elle n’avait même jamais adressé la parole. Elle était partagée, continuer d’écouter l’audacieux qui avait osé prendre l’ascenseur en même temps ou bien l’éconduire vertement.

-C’est exactement cela Madame, ce téléphone était en la possession de notre agent dormant chez Global Watch.

Il reprit de l’assurance et rajouta.

-Nous l’appellerons Gustavo. Gustavo a été positionné là-bas lors d’un programme d’infiltration qui remonte à l’année 2005.

-Et donc ? Jamais auparavant ce moyen d’urgence n’avait-il été employé ? Je me rappelle bien les protocoles d’alors quand j’étais moi- même au service action. Et je ne me souviens pas de cette opération auprès de cette ONG.

-Non Madame.

Diaz savait qu’il risquait gros en court-circuitant  le chef du bureau d’analyse. Mais cette piste ! L’agent qui l’avait formé lui avait dit de toujours lui accorder la plus grande vigilance.

Athéna congédia finalement l’analyste et faisant pivoter son fauteuil face à l’East River elle contacta Copenhague. Il l’avait convaincu d’agir.

Certes elle était consciente qu’il était déjà minuit passé en Europe, mais l’urgence de la situation l’imposait. Le texto avait été reçu il y avait déjà quarante huit heures selon les dires de Diaz. Rho Europe devrait être prompte à réagir.

Le répondeur se déclencha à son grand regret. La communication serait cryptée avec un protocole proche de celui des grandes agences gouvernementales, mais, pour autant, elle détestait laisser la moindre trace.

-Athéna pour Valkyrie. Sur la base d’une suspicion, je répète, sur la base d’une suspicion, mettez en place une cellule sans accréditation pour établir une surveillance du Quartier. Je vous fais confiance pour la constitution de l’équipe. Je place Carioca à sa tête. Elle a besoin de repartir immédiatement en opération pour ne pas sombrer dans le marasme de l’échec.

Athena reprit son inspiration et poursuivit.

- Je ne suis pas sûre, que ses séances avec son psy, lui suffiront pour refaire surface. Omicron vous débloque le budget en ce moment même et vous envoie une liste de candidats potentiels. Pour ma part, j’active

néanmoins, il est hors de question que l’activité du Quartier soit perturbée ou bien, que nous éveillions la vigilance de Tel Aviv. Si les Agents transgressent les règles, ils seront réinitialisés.

L’élégante brune raccrocha, vraiment contrariée, elle reprit le combiné de la ligne cryptée et déclencha le protocole. Athéna abhorrait ce protocole qu’elle jugeait rétrograde.

Comment se pouvait-il qu’encore de nos jours on puisse envisager l’élimination pure et simple d’un individu, tout mercenaire soit-il, au sein d’une organisation comme la sienne. Elle savait que la décision finale d’activer « la réinitialisation » reviendrait à l’agent régulateur.

Elle connaissait bien Valkyrie pour demeurer sereine. Leur existence légale n’étant pas claire et devait plus que tout demeurer secrète aux yeux des grandes agences gouvernementales. Depuis le milieu des années 90 la politique avait toujours été de rester dans l’ombre.

*

La première modification peut être insignifiante, totalement anodine.

Elle ne respecterait plus le rythme par la suite… D’insidieuses, elles deviendraient gangrènes.

*

Paris 1am.

Le garçon du vestiaire leva les yeux à peine une seconde. Il ne savait pas encore pourquoi il retint son souffle. Peut être à cause de la façon dont elle bougeait, droite, nette avec une lenteur qui disait qu’elle n’avait pas à se presser. Il en côtoyait souvent des belles femmes dans ce club, des mannequins de passage, des Parisiennes. Il rougit en lui tendant la clé, comme si son badge brûlait. Elle ne dit rien. Juste un « merci » en passant, sans même le regarder. Mais il garda son parfum dans le fond de son nez, un mélange discret certainement à base d’agrumes.

Et cette voix… Pas sensuelle. Juste posée avec une pointe d’exotisme, elle n’était pas française mais il n’aurait su d’où elle pouvait venir.

*

Istanbul, il y a 3 ans.

Au loin, la cloche du ferry battait le rappel avant l’embarquement. Une brise chargée de chaleur et de l’humidité de la fin de journée souleva le léger voilage qui cachait les amants sur leur lit. Les corps alanguis couverts de sueur, ils se prélassaient.

Elle jouait distraitement avec une mèche de ses cheveux, son corps encore chaud de l’abandon qu’il avait su provoquer. Elle était belle et vulnérable. Et l’homme à la barbe grisonnante le savait. Lentement, il fit glisser ses doigts le long de son bras nu, traçant une caresse qui semblait innocente, mais qui n’en était pas une. Puis il murmura, presque pensif :

-Lisica, Tu comprends bien que si ton mari est un espion comme tu me le laisses supposer, on va devoir mettre un terme à notre relation, je n’ai pas envie de finir dans le détroit en guise de nourriture pour les crabes.Elle releva légèrement la tête, plissant les yeux.

-Tu plaisantes ?

-Pas du tout.

Le bel homme tourna lentement le visage vers elle, souriant légèrement.

Un sourire de prédateur. Un sourire qui savait qu’elle était déjà prise au piège.Elle inspira profondément, ses doigts se crispant légèrement contre son torse.

-Il… Il ne fait pas ce genre de choses.

L’homme haussa un sourcil, amusé.

-Tu en es certaine ?

Il lui passa une main dans les cheveux, doucement. Elle frissonna. Il la sentait se tendre, hésiter. C’était parfait. Il ne fallait pas la brusquer.

Juste planter la graine du doute. La femme blonde mordit sa lèvre inférieure, pensive.

-Il a des relations, bien sûr, mais il n’est pas un espion.

Il effleura sa joue du bout des doigts.

-Voyons, Lisi…

Sa voix était un murmure velouté, un mélange parfait de séduction et de manipulation.

-Tu crois qu’on dirige des affaires comme les siennes sans jouer double jeu ?

La blonde germanique fronça les sourcils, mais ne recula pas.

-Ce n’est pas un agent secret, si c’est ce que tu veux dire.

-Non. Mais il a des intérêts. Des contacts.

Elle lui embrassa l’épaule, puis le torse.

-Ne réagis pas comme cela, je t’ais dit cela comme une boutade.

-Pardon ? tu as vu les gens qu’il t’a fait rencontrer ?

Il était doué pour manipuler les femmes, cela avait toujours été un don chez lui.

*

Copenhague, Quartier de Holmen, 1am.

Fichtre, pour une fois elle s’était endormie relativement tôt, il avait fallu que cette fichue alarme signalant un message codé la tire de son sommeil. Elle sortit de dessous sa couette encore tout ébouriffée.

Déjà la machine à café libérait son élixir dont les effluves emplissaient la cuisine moderne, mais pas fonctionnelle du tout, signe, que l’occupante n’était pas une grande cuisinière.

Kaitlyn se saisissait de son mug au moment où elle entendit le vrombissement caractéristique du scooter du livreur de pizza. C’était la procédure habituelle ; le message crypté suivi de la mise à disposition du trésor de guerre diligenté par Omicron. La nuit allait finalement être longue dans la capitale danoise.

*

Paris 3am.

-Je vous prie de m’excuser Madame, Monsieur. Mais il fallait que je vous avertisse.

Le garçon de vestiaire ne sût pas, par où commencer. Il ravala sa salive, visiblement intimidé. Le couple assis à la table VIP le regardait,

interloqué. L’homme était irrité d’être ainsi importuné alors qu’il avait enfin obtenu d’Ana qu’elle passe enfin une soirée avec lui.

-Accouche petit ! On n’a pas toute la nuit ! C’est ma voiture ? Déjà l’hidalgo consultait son smartphone pour vérifier que sa berline ne lui avait pas envoyé une alerte via l’application.

-Non, Monsieur, ce n’est pas pour cela, c’est le portable de Madame, il vibre sans arrêt dans son manteau au vestiaire. Je, je me rappelle très bien qu’il s’agit de son manteau, votre femme m’a fait l’effet d’une apparition tout à l’heure. Il rougissait de honte de parler ainsi d’une cliente du lounge bar.

-Comment oses tu parler ? Regarde, nos portables sont là sur la table éructa l’homme en jetant son portable entre les coupes de champagne avec celui de la jeune femme. Malgré tout il ne put s’empêcher de réagir instinctivement, et déjà, il foudroyait sa voisine d’un regard jaloux et très inquisiteur.

-Ne t’énerves pas Xavi, c’est ma ligne pro. J’ai besoin d’être réactive pour décrocher des contrats, l’agence y veille ! Dit Ana en se levant.

Elle emboîta le pas du jeune garçon de vestiaire laissant son partenaire d’un soir affalé, interloqué les jambes écartées tel un fat. La longiligne carioca traversa un des dancefloors aussi fluidement qu’une panthère en réajustant sa jupe. Cet appel la surprenait vraiment, si tôt ?

Son visage se barra d’une fine ride tant elle était préoccupée. Elle s’isola dans les rayonnages du vestiaire avec le mobile qui vibrait effectivement. Il s’agissait d’un petit téléphone à clapet sans abonnement… On était loin du standard actuel des smartphones utilisés par les afficionados des réseaux sociaux.

*

Quais de Seine – 4h30 du matin

La ville dormait encore, enveloppée d’un calme étrange, interrompu

seulement par le clapotis paresseux de la Seine contre les quais. Ana était seule sur son balcon étroit d’un immeuble haussmannien, son téléphone pressé contre son oreille, un regard perdu sur les lumières encore timides de Paris qui s’éveillait lentement.

Elle venait de congédier Xavi, non sans mal. Il avait des projets pour elle. De grands projets, disait-il. Mais pas les siens. Elle ramena une mèche derrière son oreille et expira lentement.

- Je ne peux disposer que de ces hommes de main ?

Un bruissement feutré lui répondit à l’autre bout du fil. Des fiches que l’on compulse. Ana ferma les yeux un instant. Elle aimait ce son. Une proximité artificielle, un semblant d’intimité avec une voix distante, à des centaines de kilomètres.

-Tous ceux que je connais ont été mobilisés ? demanda-t-elle, la voix posée, maîtrisée. J’aimais bien travailler avec Isle et Pedrag.

Un silence. Puis une voix féminine, calme, professionnelle, mais teintée d’un léger amusement :

- Avec l’issue de ta dernière mission, tu ne t’attendais pas à repartir si vite, n’est-ce pas ?

Ana esquissa un sourire amer. Quarante-huit heures sans dormir. Elle tendit la main gauche devant elle, la paume ouverte. Elle ne tremblait pas.

-Il te reste peu d’options. Continua l’interlocutrice. Tu sais comment ça fonctionne, Ana. Nous devons être extrêmement vigilantes et respecter à la lettre la procédure qui fait notre efficacité.

Ana pinça les lèvres, attendant la suite.

-L’Italien semble le plus à même de fédérer l’équipe avant ton arrivée sur zone. Il recevra le kit avec les contacts pour que tu les évalues avant

la dernière phase de sélection.

Un frisson parcourut l’échine d’Ana. Elle n’aimait pas quand on choisissait pour elle. Mais elle n’avait pas le luxe de refuser.

-Soit. dit-elle enfin.

Elle se redressa légèrement, le regard fixé sur le reflet tremblotant des réverbères sur l’eau.

- Il est bel homme. Ajouta-t-elle. Cela pourrait être un atout.

-Tant que ce n’est pas une faiblesse. répliqua la voix à l’autre bout, tranchante. Ana sourit légèrement.

- Je gère. Un soupir dans l’écouteur.

-Pas de Thalys pour Bruxelles. Laisse ton smartphone ici pour éviter toute géolocalisation et…

-Ana, pas de vagues.

Le ton n’avait rien d’un ordre. C’était un avertissement.

-Le Mossad a des oreilles partout là-bas.

Ana raccrocha sans répondre, fixant l’écran noir de son téléphone quelques secondes avant de le poser sur la table en pierre. Elle avait une équipe à construire. Et une mission à exécuter.

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