3.
Beyrouth 10pm D+1.
-Cette ville est une vraie fourmilière, il y a des tunnels partout, un vrai dédale sauf pour quelqu’un qui en a soigneusement dressé les plans. Mr Lamnkhoumn les a…
Sur cette dernière parole le jeune libanais dégagea une trappe sous de la terre battue. Pedrag, Isle et les deux hommes, visiblement très entraînés, que leur avait confié l’agent régulateur, s’y glissèrent les uns après les autres. Un autre libanais rabattit la trappe et la recouvrit de terre derrière eux.
-Il n’y a pas de fil d’Ariane, bien trop dangereux à long terme ! On n’outilisera pas de loumière non-plou dit-il avec un fort accent proche oriental.
-Souivez moi.
Le groupe lui emboîta le pas sans broncher. La progression fut difficile dans des tunnels poussiéreux où les rats leur disputaient la priorité à chaque croisement. Souvent le libanais qui fermait la marche refermait ou dissimulait un passage d’où ils venaient de sortir. L’air était lourd et nauséabond et humide.
-On ne sait jamais. Dit-il alors qu’ils le regardaient s’escrimer à faire disparaître leurs traces.
-Où sommes-nous ? Demanda Isle dans un arabe sans accent.
- A peu près sous l’Académie des Beaux-Arts, pas de visite aujourd’hui répondit le jeune libanais en souriant et en accentuant la négation d’un mouvement de son index.
-Nous ressortirons dans un quartier populaire tenu par le Hezbollah, vous devrez vous changer d’habits avant.
*
Le Bugatti, Ixelles.
-Haaaa ! Les voici ! Dit-elle dans un français, à peine mâtiné de la chaleur « do Brazil », à la gérante de l’établissement.
Le Bugatti était un écrin d’art déco, une parenthèse hors du temps où le velours, le laiton et les boiseries patinées par l’âge conféraient au lieu une élégance feutrée. Les appliques diffusaient une lumière chaude, dorée, se réfléchissant sur les coupes de cristal et les verres de whisky comme sur des bijoux posés sur les tables en acajou. Le mur du fond était occupé par une immense fresque dans un style Mucha. Un murmure constant flottait dans l’air, mélange de conversations basses et de jazz langoureux.
Ana s’était déjà installée, le dos droit mais détendu, une jambe croisée sur l’autre, une coupe de champagne négligemment tenue entre ses doigts. Elle avait savamment regroupé sa chevelure épaisse en un chignon bas. Ses lèvres étaient d’un rouge cerise les plus pulpeux. Elle s’était positionnée dans un poste stratégique, à une table en retrait qui lui offrait une vue dégagée sur l’entrée et sur l’ensemble de la salle. Rien ne lui échappait.
Elle n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir quand Renato et Nick entrèrent. Un léger changement dans l’atmosphère, un mouvement infime dans la salle. Mais ce fut surtout le regard de l’Italien qui glissa sur elle, une caresse visuelle, une évaluation muette. Elle le sentit avant même qu’il ne s’approche.
Il ne put s’empêcher de se mordre la lèvre inférieure quand il la reconnut. Il la regardait comme un joueur regarde une main de cartes qu’il n’a pas encore tout à fait décryptée, elle le fustigea d’un regard désapprobateur qui le confortait dans son malaise. Ils étaient sur la même longueur d’onde.
Puis vint Pavel, ou plutôt Igor, comme elle continuait de l’appeler intérieurement. Pavel reconnut lui aussi la fille au scooter. Dès qu’il entra, elle sentit qu’il savait. Qu’il avait compris que ce soir, il allait devoir s’expliquer. Il s’assit sans qu’elle ne l’y invite avec un air dont on ne pouvait savoir s’il s’agissait d’un défi ou d’un certain amusement.
En effet, le regard froid et la rondeur des traits du visage du slave contrastaient avec un sourire qui n’en était pas un. Ana laissa un silence s’installer, pesant, étouffant. Elle joua avec le pied de sa coupe, effleurant du bout des ongles le cristal, avant d’enlever lentement ses lunettes fumées et de les poser sur la table. Son regard noir, sans filtre, perça Igor comme une lame. Nick, quant à lui, ne comprit qu’à ce moment-là qui elle était. Il fut le premier à lui adresser la parole.
-Hello, bonjour, je pense que vous nous connaissez tous, je... Il s’interrompit pour chercher ses mots - je tenais pour ma part à vous remercier pour ce job.
-Comment pouvez-vous ? Vous ne savez même pas de quoi il en retourne rétorqua-t-elle un peu agacée.
Un silence s’abattit sur la table, les trois hommes visiblement charmés par la voix et la grâce de la jeune brune. De sa main gauche elle fit signe à la gérante de venir prendre les commandes pour l’apéritif. La salle de restaurant fut privatisée ce soir-là.
-Comment avez-vous trouvé ? Finit-elle par demander pour briser la glace. Sa voix était basse, posée, d’une douceur trompeuse. La douceur du velours sur la lame d’un couteau. Igor hésita une fraction de seconde de trop. Mauvais calcul. Elle pencha légèrement la tête, l’examinant, et son sourire en coin s’effaça.
-Tu me regardes comme si tu cherchais une bonne réponse, mais je ne veux pas une bonne réponse, Igor. Je veux la vraie. Elle se redressa légèrement, laissant son parfum s’infiltrer dans l’air, cette présence magnétique qui oscillait entre le contrôle absolu et une menace sous-jacente.
-Parce que vois-tu, ce qui m’intéresse plus encore que votre façon d’avoir trouvé notre lieu de rendez-vous, c’est ton déchaînement en fait.
Elle se pencha lentement vers lui, juste assez pour que son souffle effleure sa peau, sa voix tombant presque en murmure.
-Pourquoi t’es-tu montré si violent ? Elle laissa la question suspendue, comme une lame au-dessus de sa gorge. La tension autour de la table était palpable, presque physique. Renato ne disait rien, mais elle sentait son regard sur elle, attentif. Il observait, apprenait.
Igor déglutit. Il savait qu’il avait merdé. Que son excès de zèle risquait de les mettre sous le feu des projecteurs. Et Ana n’acceptait pas l’erreur.
Elle reprit son verre, sirota une gorgée avec un calme désarmant. Puis, elle reposa la coupe avec une lenteur étudiée avant de planter à nouveau ses yeux dans ceux d’Igor.
-La dernière chose que je veux, c’est la police aux trousses. Tu le sais.
Sa voix était douce, presque caressante, mais il n’y avait aucune tendresse dedans. Seulement un avertissement glacial. Elle prit une gorgée de champagne, savourant le contraste entre les fines bulles et la tension qui s’épaississait autour de la table.
- Parce que je t’assure que, vu d’ici, tout ça ressemble furieusement à une tentative de sabotage.
Elle reposa sa coupe, lentement, sans le quitter des yeux. Elle voulait qu’il se sente cerné. Et c’était le cas. Pavel eut un infime tressaillement, un clignement d’yeux trop rapide. Elle nota chaque détail.
Renato observait la scène avec un intérêt discret, son verre à la main.
L’Italien savait reconnaître une dynamique de pouvoir quand il en voyait une. Et là, sous les lumières dorées du Bugatti, c’était Ana qui tenait les rênes. Finalement, elle se détourna légèrement, offrant son profil à Renato, effleurant le bord de son verre du bout des ongles. Un simple geste, mais qui, dans l’éclat tamisé du bar, paraissait chargé d’un sous-texte plus trouble. Renato ne détourna pas les yeux. Il avaitcompris. Ana esquissa un sourire en coin et reporta son attention sur le slave.
-Alors, Igor ?
La partie venait de commencer. Mais elle savait déjà qui allait gagner. Il finit par hocher la tête, un tic nerveux à la mâchoire trahissant son inconfort. Ana s’adossa à son siège, relâchant imperceptiblement la pression, mais son regard, lui, ne perdait rien de sa dureté. Sa voix était plus douce cette fois, presque cajoleuse. Mais derrière cette caresse sonore, il n’y avait qu’un avertissement. Un dernier.
Renato, lui, ne quittait pas Ana des yeux. Il savait reconnaître un prédateur quand il en voyait un.
*
Büyük Istanbul Otogari.
Elle était venue l’attendre à la gare routière. Elle était rayonnante au milieu du bazar frénétique ambiant. Il aurait préféré qu’elle soit plus discrète.
Alors qu’elle se précipitait vers lui pour l’embrasser, il fit un pas de côté et la saisit rudement par le coude, sans le moindre sourire, pour l’emmener entre deux bus usés par le temps.
-Je t’avais dit de m’attendre à Besiktas, nous aurions été tranquilles. Il la força à marcher avec lui pour s’éloigner d’un groupe de stambouliotes.
-Qu’avais tu à me dire de si important ?
Elle dégagea brusquement son coude et se planta là au milieu du trottoir affichant une mine boudeuse. Elle ne voulait plus rien lui dire.
-Ton attitude est risible, c’est quoi ton problème Lisi ? Lui dit-il en lui saisissant le menton. Il la fustigea du regard.
-Tu veux que je ressorte le dossier de ton frère ?
Cela la mortifia, elle sentit ses lèvres picoter, elle dû se tenir à son coude avouant ainsi sa faiblesse.
-Non, non je t’en supplie. Il la tenait.
*
Marina Mall Abou Dhabi.
-Enfin retrouvé, te voilà donc ! se dit Keenan est effectuant une meilleure mise au point avec son téléobjectif.
D’ordinaire il l’utilisait essentiellement pour piéger des fugitifs, des maris infidèles ou de petits trafiquants. Mais là ! Là, il allait toucher le pactole !
Le chasseur de prime de l’agence Padilla 4 allait être une gloire.
Capturer l’un des terroristes les plus recherchés par les agences de renseignement et la justice américaine !
En effet, Andreyi Kazmat dit « le tchéchène » était là, devant lui sur un magnifique yacht de la marina. Il avait perdu sa trace subitement à Koweït City il y avait une dizaine de jours mais heureusement, une femme qui accompagnait le djihadiste avait remis en service un téléphone probablement pour consulter un message vu que Keenan n’avait détecté aucune entrée ou sortie de donnée pendant le court instant d’activité du téléphone.
Keenan ne croyait pas en une destinée ni n’était le partisan d’une quelconque synchronicité mais parfois les coïncidences font bien les choses. Il avait réussi à obtenir un budget pour partir à la recherche d’une ressortissante afro-américaine en fuite pour défaut de paiement.
Ce n’est qu’au Koweït qu’il avait compris qu’elle s’était convertie et, visiblement, tentait de rejoindre une mouvance combattante au Moyen Orient. Il avait réussi à pirater son téléphone en l’accostant dans une station de taxi et, comble de chance ou d’opportunité, le Tchéchène était venu la récupérer. Depuis, il n’avait eu d’autre idée en tête que de capturer cet homme, Amara Brown n’étant plus pour lui qu’une vague prime…Il imaginait même pouvoir la retourner et faire jouer la fibre américaine si cela se dégradait.
En fin de compte, il était animé d’un optimisme débordant. Il se savait isolé, mais il avait fait son service dans le Marine Corps, il avait été stationné à Manama, le QG de la V fleet dans le Golfe Persique à Doha.
Il avait alors noué des contacts avec un énigmatique libanais, qui semblait disposer des services d’une société privée toute aussi opaque que ses agissements au Bahreïn. Cela pourrait être un joker dans cette sorte de partie de poker qu’il s’apprêtait à disputer.
*
Vestingstaat, Anvers – 8h00 D+2
Le silence dans la pièce n’était troublé que par le vrombissement lointain d’un tramway. Ana balaya la table du regard, jaugeant chacun de ses hommes. Ils étaient là, installés dans un désordre apparent, mais elle voyait bien que leur attention s’était fixée ailleurs. Un détail insignifiant pour eux, mais irritant pour elle : ses jambes croisées, gainées de collants à pois, semblaient capter davantage leur intérêt que ses paroles. Un frisson imperceptible d’agacement lui parcourut le creux des reins. Elle durcit son regard, le transformant en une bille noire et glaciale.
- Messieurs, lança-t-elle d’une voix plus tranchante qu’elle ne l’aurait voulu, attirant instantanément leur attention. Nous allons mettre sur écoute deux figures-clés du commerce diamantaire :
Thielemans et Van Vermeylen ici à Anvers dans ce que l’on appelle le Quartier. Une grande partie du commerce mondial du diamant a lieu dans ces quelques rues.
Un léger mouvement parcourut le slave, un tic nerveux au coin des lèvres. Il allait ouvrir la bouche. Ana leva un doigt, imperceptible mais suffisant pour l’interrompre. Elle voulait garder le contrôle.
- Le Quartier d’Anvers n’est pas un simple marché de pierres précieuses. C’est un écosystème verrouillé où se mêlent vieilles fortunes, réseaux d’influence et secrets bien gardés. Ici, le commerce mondial du diamant se joue sur quelques rues, et nous devons être des ombres. Elle marqua une pause, soutenant leurs regards un à un, cherchant à mesurer leur degré de compréhension.
-Ne vous faites pas remarquer. Elle insista sur chaque mot, comme une mise en garde.
- Le quartier est sous la coupe d’une mafia juive. Et si vous croyez que ce n’est qu’un simple cartel d’acheteurs et de revendeurs, détrompez-vous. Probablement que le Mossad a des yeux et des oreilles ici. Ils observent, ils écoutent, et ils n’ont aucune patience pour les éléments perturbateurs. Un silence pesant s’installa.
Cette fois, aucun sarcasme du slave. Aucun regard égaré. Juste une tension suspendue, la prise de conscience que ce qu’ils allaient entreprendre ne souffrirait aucune approximation.
*
Une autoroute belge 3am D+2.
L'Albanais recomptait les billets.
-Faleminderit…Grazie. Dit-il à l’italien qui referma le sac de sport contenant un automatique et de l’électronique.
Renato rejoignît rapidement Nick toujours au volant de la berline allemande garée de l’autre côté de l’aire d’autoroute. Quand la portière se referma avec un bruit sourd il lâcha.
-J’espère que nous n’aurons pas à utiliser l’arme, j’ai vu circuler de nombreuses armes en Calabre… C’est une vraie antiquité mais bon…
L’anglais opina du chef alors qu’il vérifiait déjà ses angles morts pour reprendre la route.
*
Brooklyn.
Armando Diaz se réveilla en sursaut. Ses pensées allèrent
immédiatement à l’affaire dont il avait réussi à obtenir que des agents
s’en occupent. Son chef de service avait très mal pris d’avoir été court-
circuité. Il se remémora l’appel.
-Diaz !
-C’est Anja Valeska. Ne vous inquiétez pas, je serais brève. Un ex-agent du KGB recherche un diamantaire du Quartier. Si mes informations sont bonnes, faites surveiller un certain Thielmans.
Elle avait raccroché après cela. Il n’avait pas cherché à la recontacter avec ce numéro d’appel, il savait qu’elle avait dû appliquer la procédure et détruire ce téléphone certainement prépayé.
Cette informatrice était une « source sûre ». Depuis une dizaine d’années au BIS, elle était devenue agent double mais ne faisait remonter vers Diaz que des informations qui ne menaçaient pas la sécurité de sa nation. Les deux parties y trouvaient leurs comptes, elle ne trahissait pas sa nation, quant aux Ecoles, elles ne s’impliquaient pas dans la géopolitique des nations, en tout cas, pas de façon directe…
*
Région de Wavre, autoroute A4 4am D+2.
-Il y avait un radar ? Demanda Renato quand il vit que Nick se tordait presque le cou pour scruter une aire d’autoroute dans la lueur naissante de l’aurore.
-Non ça va.
C’était ici que Nick avait fait une embardée lorsqu’il avait piqué du nez.
Un gyrophare dans son rétroviseur arrière l’avait tiré de sa torpeur. Il avait ralenti lorsque la patrouille lui intima l’ordre de se ranger sur le bas-côté. Deux des agents étaient sortis inspecter la voiture.
-Voiture louée à Cadix ? Votre forfait kilométrage va exploser, pourquoi n’avez-vous pas privilégié un autre moyen de transport ?
Nick avait présenté sa fausse identité et avait réussi à les abuser quant à ses intentions. Mais alors qu’il rangeait ses papiers, le brigadier-chef qui les avait finalement rejoints lui avait demandé d’ouvrir le coffre.
Nick eut la même montée d’adrénaline qu’alors. Renato perçut la tension sur le visage du britannique.
-Ouvrez votre coffre Monsieur, cela vous fera faire une pause. Vous manquez de sommeil visiblement. Vous zigzaguiez sur la chaussée et votre voiture n’est pas enregistrée sur le site d’autorisation de circuler dans la région brusselloise. Ne savez-vous pas que Brussels est une ville verte ?
Nick ne sut pas s’il s’agissait d’une pointe d’humour où tout simplement l’accent belge…
Le britannique avait omît de mentionner l’amende qu’il avait, fort heureusement, payée avec du cash, à la brésilienne qui les commandait. Il ne se confia pas plus à l’italien. Il respecta scrupuleusement les indications de vitesse en se concentrant sur sa conduite.
*
Radisson Blu Astrid Hotel, Anvers – Suite 1508, au même moment.
Les lumières de la ville scintillaient à travers les immenses baies vitrées de la suite, projetant des reflets mouvants sur les murs aux tons gris perle. La moquette épaisse absorbait chaque bruit, rendant l’atmosphère presque irréelle.
Ana était installée dans un fauteuil en velours bleu nuit près de la fenêtre, les jambes repliées sous elle, un verre de whisky posé sur l’accoudoir. Son regard errait sur les toits d’Anvers, mais son esprit était ailleurs.
Assis en face d’elle, sur l’un des canapés en cuir sombre du salon, Igor était immobile, ses coudes appuyés sur ses genoux, les mains jointes. Il n’avait pas touché à son verre. Son regard d’acier fixait un point invisible sur la table basse en bois poli. Un silence pesant régnait entre eux, seulement troublé par le léger bourdonnement du minibar et le murmure lointain du trafic nocturne en contrebas.
-Tu n’arrives pas à dormir non plus ? demanda finalement Ana d’une voix basse, rauque de fatigue. Igor secoua la tête, un rictus effleurant ses lèvres.
-Dormir c’est luxe. Ana haussa un sourcil.
-Tu ne dors jamais ?
-Moi appris à pas avoir besoin. Il haussa légèrement les épaules.
L’habitude des nuits trop courtes. Elle esquissa un sourire fatigué et prit une gorgée de whisky. Un smockey comme elle les aimait.
-Une habitude qui finit par nous rattraper. Igor l’observa un instant avant de lâcher, d’un ton étonnamment sincère :
-Toi être bonne cheffe, Ana, je pas savoir si comme cela qu’on dit mais toi bonne chef. Moi avoir le nez pour ça. Elle releva la tête, surprise.
Igor n’était pas du genre à distribuer des compliments. Et encore moins sans ironie.
Elle ne savait pas vraiment si en russe il y avait une distinction entre le tu et le vous.
-Merci, répondit-elle simplement, pesant le poids de ses mots.
Un silence s’installa, mais cette fois, il n’était pas inconfortable. Juste… suspendu. Ana fit tourner le liquide ambré dans son verre avant de poser la question qui flottait entre eux depuis trop longtemps.
-Tu ne m’as jamais vraiment parlé d’elle.
Elle n’avait pas besoin de préciser. Tania, ils avaient probablement un dossier aussi sur elle.
Le regard d’Igor se durcit légèrement. Il inspira profondément avant de s’adosser contre le canapé, ses doigts pianotant distraitement sur l’accoudoir.
-Elle un peu ressembler toi. Ana haussa un sourcil, amusée par cette comparaison inattendue.
-Ah oui ?
-Forte. Instinctive. Trop fougueuse, parfois. Elle attendait pas que lui dire quoi faire, elle fonceuse. Un léger silence. Il passa une main sur son visage, comme pour chasser une pensée trop envahissante.
-Mais moi pas pu la sauver dernière fois, une fois de trop... Ses mots tombèrent avec une gravité implacable. Ana ne répondit pas tout de suite. Elle connaissait cette douleur. L’échec qui vous ronge de l’intérieur, cette certitude qu’on aurait dû faire plus, mieux, qu’on aurait pu éviter l’inévitable.
-Ce n’était pas ta faute, Igor, j’en suis persuadée. Un mince sourire sans joie étira ses lèvres.
-Не судьба. Ana fronça les sourcils.
-Qu’est-ce que ça veut dire ?
-Expression de chez moi, à Kazan. Il fit rouler ses jointures, son regard fixant toujours ce point invisible sur la table basse.
-Vouloir dire : « ça pas écrit. » Pas le destin. Un silence s’étira. Puis il tourna enfin les yeux vers elle, son regard perçant ancré dans le sien.
- Foi de slave, Madame, moi referai pas même erreur.
Elle ne détourna pas le regard.
-Igor…Il secoua lentement la tête.
- Moi sera là pour toi « potit’ » cheffe. Pas une promesse en l’air. Pas un simple engagement professionnel. Une certitude. Ana serra son verre un peu plus fort, cherchant à masquer l’émotion qui menaçait de poindre.
Elle savait qu’il disait vrai.
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