Les Gens Heureux ne Changent pas le Monde

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Quelques semaines après le Jour Zéro



  Stan, attiré par le vide, le pied tout de même tremblant, avança légèrement. Il regardait devant lui. Détruit et fatigué par ce qui venait de se passer ces dernières semaines, il était harassé.

- Reculez, Reculez, dernière sommation !

Le vieux pont à arche unique sur lequel se tenait le grand brun avait été remis en état et modernisé par le plan Biden de deux mille vingt et un. On lui avait, entre autres modifications, ajouté un détecteur automatique de présence qui, ce soir là, ne cessait d'alerter. Sa voix de synthèse éraillée s'éreintait à plein poumon en espérant pousser le quadra déprimé à s'écarter du bord.

Même les ponts sont connectés maintenant, quel foutu monde ! pensa t-il.

L'atmosphère de ce soir d'octobre était particulièrement douce même pour un été indien dans cette région de North California. On pouvait tout de même sentir un léger souffle humide venant de l'océan et annonciateur d'un automne voulant tout de même démarrer.

Derrière lui, sur ce Bixby Creek Bridge, il pouvait apercevoir l'intérieur des voitures circulant sur la California one. Depuis quelques minutes, dans ce défilé sans fin de retours de week-end, il avait pu voir parader un florilège caractéristique de cette société moderne dont, finalement, il se sentait étranger :

Cela débuta par un chauffeur de poids-lourd barbu, bedonnant, crasseux, sentant la sueur, sans aucune conscience de l'utilité de son séjour sur terre, ni du sens de sa vie et encore moins de sa mortalité. En résumé, l'homme proche de l'animal, débordant de testostérone et affublé d'un zirconium à l'oreille droite. Des tatouages élargis au fil des années d'hamburger frites d'autoroute, des guirlandes lumineuses et des posters de femmes nues dans sa cabine parachevaient le tableau.

Le genre de mec à se laver le matin dans les toilettes d'une station service et à se masturber en regardant un film x sur son téléphone mobile dans sa cabine de camion ; le gars prêt à vous déclencher une droite « vinassée » pour une légère bousculade dans un dining miteux pour impressionner la serveuse post retraitée parcourant les tables pour offrir un re-fill de café, pensa Stan.

Puis la parade se poursuivit par une desperate housewife snob, blonde sur-maquillée, lunettes de soleil sur nez refait, jupe moulante et talon hauts. Vous voyez... la pétasse qui vous regarde de haut en vous croisant dans la rue tout en se demandant pourquoi son gigolo rencontré la veille ne la rappelle pas après une nuit où elle lui a laissé faire ce qu'il voulait d'elle. Il l'imaginait arborant un bracelet de cheville au charme désuet et des lèvres botoxées surchargées par un rouge pétant. Une de ces femelles voulant paraitre la trentaine en ayant déjà .dépassé le demi-siècle. Une nana sure de son pseudo pouvoir et de sa supériorité sur les hommes et qui roule à crédit dans une Lexus cabriolet. Attention, loin de l'envie de Stan d'en faire un stéréotype des femmes, bien au contraire. Il les avaient mise sur un piédestal, aimée et chérie tout au long de sa vie. Fervent partisan de leur droit, il avait toujours admiré leur courage à faire face à l'infidélité des hommes et à leur domination autocentrée. Mais, à cet instant, surement aigri par le comportement de sa femme Cécile, bien que désirant trouver cette conductrice touchante, il n'y arrivait pas. Alors qu'il devinait avec certitude ses idées démocrate, il l'imaginait dédaigneuse au feu rouge détournant le regard d'un couple de SDF en pensant au dernier article lu dans Vanity Fair sur la vie de Jennifer Aniston.

Ah ! Voici enfin le fameux mono-space conduit par le père idéal ! se dit-il en observant la queue de peloton.

Il en avait fréquenté tellement : artiste raté, égocentrique, jurant que l'amitié entre femme et homme existe tout en restant sournoisement à l'affut de la moindre baisse de garde d'une de ses « copines ». A ses côtés, sur le siège passager, une femme tenait bon. Feignant ne rien voir mais sachant tout en réalité, une femme écorchée, qui souffrait pour ses enfants les yeux embués dans le vide. Une femme qui s'efforçait de fixer son regard au loin sur l'océan en écoutant Mickael Kiwanuca à la manière de Nicole Kidman dans le générique de Big Little Lies. Une héroïne intemporelle, espérant que ce court moment d'évasion allait lui permettre d'oublier l'image du sms lu sur le mobile du mari le matin même et écrit par cette parente d'élève, sois disant de confiance, invitée plusieurs fois chez eux ;

Le plus beau pour la fin, conclut-il.

Une voiture de sport tenait le rôle du dernier char de la parade. Une Mustang Fast Back, rouge, conduite par un quadragénaire célibataire endurci. Commercial chez Ford, à la verve surdimensionnée, il devait se servir de son bagout pour hypnotiser et attraper ses proies et leur vendre des Sub Primes. Toujours en retard, il slalomait entre les autres voitures pour aller retrouver sa nouvelle conquête internet. Un gars dont le taux de testostérone trop élevé entrainait la poussée d'une toison naturelle recouvrant son corps jusqu'aux épaules tout en faisant fuir les derniers cheveux de son crâne bronzé. Stan imaginait les factures payée en « dé-broussaillage » des épaules et du reste chez l'esthéticienne ainsi que les factures d'implants capillaires à mille cinq cents Dollars la touffe.

Il avait toujours aimé regarder les gens et essayé de deviner quelles étaient leurs vies. Etaient-ils avec leur maîtresse, leur femme ? Etaient ils heureux ou bien malades, avaient ils un bon job ? Il se trompait rarement sur le diagnostic. C'était bien l'un des seuls talents que la nature lui avait donné. Un talent qui ne servait pas à grand chose finalement.

Malheureusement, à la différence des autres jours, ce vendredi soir il était vidé. Il ne s'intéressait plus à ces gens. Sa seule envie était de faire comme le Condor de Californie vu sur la route : s'envoler et tout oublier.

Il repensa à cette phrase de Simone de Beauvoir : " les gens heureux n'ont pas d'histoire ". Il préférait la version "les gens heureux ne changent pas le monde ". Il ne se souvenait plus qui l'avait écrite ou prononcée. Mais, il préférait sa connotation positive.

Contrairement à la plupart de ces gens sur la route, il avait maintenant conscience qu'il n'allait jamais réussir à changer le monde.

Son histoire, sa courte existence, son évangile selon Saint Stan, n'allaient jamais laisser de trace dans l'histoire de l'humanité comme il avait pu l'espérer. Elle allait rester sur l'une des innombrables étagères poussiéreuses de la bibliothèque universelle des vies humaines, rangée à côté de celle d'un pompiste ou d'une caissière.

Il était maintenant cerné, que pouvait-il bien faire ? Comment échapper à cette menace, mais aussi et surtout, à ce manque de perspective, à ce tunnel sans fin qu'était devenue sa vie ?

Tout en se posant cette question il sentit son corps basculer lentement en avant au dessus de la balustrade du pont. Le vent dans les cheveux lui faisait du bien. Il n'était déjà plus dans ce corps, cette carcasse vieillie de quarante quatre ans. Il observa son centre de gravité passer au dessus de la barrière en métal rouillé. Quelle douce soirée pour mourir se disait il. En tombant il se sentait léger. Il oubliait enfin tout. Il repensa un bref moment au majestueux volatile planant au dessus de lui en se demandant si, en volant, il éprouvait la même sensation de liberté que celle qu'il ressentait à ce moment même en tombant.

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