Retour au bercail

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 Lorsque le sas du quai s’ouvre en un appel d’air bruyant, et que la lourde porte circulaire coulisse, je reconnais immédiatement le couloir et me sens enfin chez moi. Mon armure de skelométal pèse sur mes épaules, et mon pistolet d’assaut appuie sur ma cuisse au travers du pantalon. J’ai hâte de déverrouiller la porte de mon appartement, de retrouver mon canapé moelleux, mon holotélévision et ce charmant hublot donnant sur la nébuleuse d’Orkane... Et je l’avoue, Rihn et Naidis m’ont aussi manqué. Seules deux semaines de traques, d’embuscades, de poursuites et d’échanges de tirs ont suffi pour que la présence de ces deux têtes de preluks me semble indispensable. Bien malgré moi, ils égaient ma vie chaque jour et me font oublier les effusions de sang qui peuplent mes contrats.

 Tout en marchant lentement vers les ascenseurs qui mènent à mon secteur, je repense, comme chaque fois, à l’entièreté de ma précédente mission. Tranelli, la courtière d’informations de tout bon mercenaire, m’avait communiqué des disparitions mystérieuses dans une petite ville commerçante d’Asralo, une planète du secteur BO-17-054. Je me souviens de mon arrivée dans cette cité à l’air misérable, perdue au milieu d’une forêt de palmiers. J’ai identifié le gang des Innombrables presque immédiatement, tant leur médiocrité transparaissait dans leurs crimes. Pourtant, il m’a fallu deux semaines pour remonter jusqu’à leur planque, ce qui prouvait que leur travail était loin d’être celui d’amateurs. Je grimace en repensant à ma course poursuite dans la forêt, en pleine nuit, avec Rahbahr, le Psoridien vicieux qui menait leurs opérations. Elle m’a valu un tir à l’épaule qui a brûlé la surface de ma peau cartilagineuse de Norhian. J’ai finalement arrêté les malfrats, libéré les otages. Il ne me reste plus qu’à m’affaler entre deux coussins avec une musique d’ambiance et ma tranquillité.

 Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur l’étage 99, là où Rihn, Naidis et moi résidons depuis des années. Les primes que j’ai remportées au fil de mes missions m’ont permis d’acquérir un logement digne de ce nom, et un mobilier dernier cri. Je veux que mes deux protégés s’y sentent bien, qu’ils oublient le taudis dans lequel je leur ai appris à marcher. Et puis, de toute façon, s’ils ne sont pas contents, ils pourront toujours partir à leur majorité. Et je serais enfin seul.

 Je plaque mon bracelet d’identification contre le capteur d’ouverture, puis mon appartement se déverrouille. Les néons colorés s’allument au-dessus de ma tête, et un sourire s’esquisse sur mes lèvres. La familiarité de la pièce m’apaise et je m’autorise à m’assoir sur le canapé. Mes articulations sont douloureuses et ma plaie à l’épaule semble bouillante.

 Je lance soudain à la cantonade :

 — EVE, tu sais où sont ces deux petits crétins ?

 — Vos enfants sont sortis, Monsieur, me répond alors la voix synthétique de EVE, l’Intelligence Artificielle qui surveille Rihn et Naidis en mon absence, et que j’ai aussi intégrée au système du Pietra, mon vaisseau. Je localise le bracelet de votre fille au magasin de mode Cyborg Fashion et celui de votre fils dans les allées du secteur 114. Souhaitez-vous que je les convoque à l’appartement ?

 — Fais ce que tu veux, qu’ils soient là pour le dîner, je soupire en me grattant machinalement le cou.

 À dix-sept ans, Rihn est une jeune femme indépendante. Le mercenaire que je suis féliciterais ses excellents réflexes, sa souplesse légendaire et sa précision de tir sans autre égal que la mienne, mais après autant d’années passées à l’élever, je constate qu’elle reste une adolescente humaine normale, une passionnée de mode rêvant qu’un gus de cinq ans son aîné l’enlève en magnéto-scooter.

 Quant à Naidis, c’est pour lui que je m’inquiète le plus. Indépendant et doté d’un humour tranchant (et je dois bien l’admettre, hilarant), il cherche cependant le défi et la confrontation. Quinze ans et une crise d’adolescence classique justifieraient son envie d’émancipation, mais c’est moi qui l’ai élevé, et je suis un Norhian. À son âge, les jeunes de mon espèce s’entraînent au combat, montent leur commerce ou s’engagent dans l’armée. Ils ne passent pas leurs après-midi libres à cuver dans un bar au fin fond de Nakapolis.

 Un ado ne devrait pas supporter autant l’alcool, et sur ce plan là Naidis tient plus du Norhian que de l’humain. Je ne peux m’empêcher de le trouver irresponsable, inconscient et exaspérant. Mais sa mère m’a demandé de veiller sur lui et sa soeur jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de prendre leur envol. Je respecte la parole que je lui ai donnée.

 Perdu dans mes pensées, je ne vois pas le temps passer, et le cliquetis de la porte d’entrée retentit dans mon dos. Le claquement des bottes à crampons mous de Rihn parvient à mes oreilles, et la jeune femme contourne le canapé pour aller s’affaler dans un pouf bleu fluo. Je ne peux m’empêcher de constater que tous les vêtements qu’elle porte sont nouveaux, exceptées ses chaussures. Elle ressemble à une punk, avec ses cheveux violets rasés sur le côté et son piercing sous la lèvre inférieure.

 — Tiens, t’es rentré, siffle-t-elle avec un sourire narquois. Quelle éloge tu nous fais en daignant te présenter en ce logement !

 — Très heureux de te revoir aussi, je gronde. Combien de fois je t’ai dit de ne pas claquer tous tes crédits en fringues ?

 — On s’en fout, puisque tu nous ramènes de l’argent à profusion à chaque fois que tu rentres. Combien pour ce contrat ?

 — 500 000, je lâche, alors qu’elle me toise l’air de dire « Ah ah ! J’avais raison ».

 — Et quand est-ce que tu nous emmènes avec toi ? demande d’une voix vive Naidis qui vient lui aussi de rentrer. J’en ai marre de rester dans ce trou avec EVE qui parle comme une Jainisi. Sans vouloir t’offenser, EVE.

 — Aucun problème, répond l’IA depuis son plateau-enceinte.

 Silencieusement, je me rappelle la dernière fois que mes protégés ont abordé ce sujet de discussion ; c’était juste avant mon départ, il y a deux semaines. Je leur ai toujours vigoureusement interdit de se joindre à mes missions, car je les juge trop dangereuses et complexes pour de simples adolescents comme eux. Mais lorsque je leur raconte quelques anecdotes de voyage, je peux presque voir le cosmos étoilé briller dans leurs yeux. Pourtant, je dois les préserver de mes conflits : qu’ils deviennent chasseurs de prime une fois adultes ! J’ai juré de les protéger.

 — Naidis, tu sais parfaitement que c’est non, soupiré-je.

 — Tu nous as appris à nous battre, à nous protéger, à espionner, voler, escroquer ! réplique le jeune garçon en serrant les poings. Avec tout ce que tu racontes, on sait à quoi s’attendre !

 — Et on pourrait t’aider à gagner du temps ! s’enquiert Rihn en se redressant sur son pouf. J’ai presque dix-huit ans, Ixuliat, et je pense que mon frère et moi sommes prêts à t’accompagner.

 Je les toise avec stupéfaction puis lâche un bâillement volontaire, avant de retomber sur le dossier moelleux du sofa.

 — C’est non, je ricane, en allumant la holotélévision.

 Naidis pousse un grondement rageur avant de se lever et de s’enfuir à pas lourds dans sa chambre. Rihn ne tarde pas à le rejoindre, mais ne manque pas de pousser un soupir déçu dès qu’elle passe dans mon dos. D’un côté, je comprends leur agacement, mais je leur dois protection jusqu’à leur majorité, ce qui inclut de ne pas leur faire quitter Nakapolis avant leurs dix-huit ans respectifs. Et, avec une pointe d’amusement, je me demande comment je ferais lorsque Rihn sera partie et que je devrais gérer mon adolescent seul.

 Les images défilent sur l’écran projeté, les pages de publicités colorées défilent à une vitesse épileptique en proposant une large gamme de produits inutiles. Je zappe pour oublier la dispute que j’ai réussi à éviter de justesse, lorsque mon communicateur se met à vibrer derrière mon oreille. D’une légère tape du doigt sur la pellicule connectée, je décroche l’appel et la voix suave et grave de la courtière Tranelli m’alerte.

 — Ixuliat Txann, siffle-t-elle, visiblement inquiète elle aussi. J’ai reçu d’importantes informations, en rapport avec ta mission sur Asralo, et ça urge. Rejoins-moi dans mon bureau dans dix minutes, ou tu risques de ne recevoir que la moitié des crédits de la prime !

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