Chapitre 6 (1)

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TERESA

J'ai passé la soirée à moitié présente, à moitié ailleurs mais complètement à côté de mes pompes. J'ai pensé à Cassandra un peu, et à son copain aussi. Beaucoup. J'ai essayé de rire aux vannes de mes potes et de participer aux discussions mais j'ai eu du mal à ne pas être cynique ou agressive.

Mécanisme de défense quand je n'arrive pas à ordonner ce qui se passe dans ma tête.

Je n'ai pas réellement conscience qu'on a quitté le restaurant et ce sont les phalanges de Naïm qui frappent contre la vitre arrière de la Polo qui me ramènent les pieds sur Terre. Je sursaute et sors rapidement.

            — Tout va bien ?

— Oui, comme toujours, réponds-je rapidement d'un ton las.

Mon meilleur ami et moi marchons en retrait du reste du groupe, pour rejoindre l'étage principal.

— T'es pas en train de me prendre pour un hmar, au moins ?

Son regard inquisiteur scrute la moindre de mes expressions, à la recherche de celle qui me trahira et qui me forcera à tout lui déballer. Je le considère, le regard vide et les sourcils à peine relevé.

      — Je te dis que ça va, juste un peu fatiguée.

Je pourrais lui dire la vérité, ce qui occupe mes pensées depuis qu'on est arrivé dans ce chalet mais je n'en ai pas la force. Je n'ai pas la force de tout raconter, de supporter son regard déçu, encore moins de répondre à ses questions.

Naïm se mord l'intérieur de la joue, comme à chaque fois qu'il se fait du souci, et il passe une main dans ses petites bouclettes brunes.

— Faut que t'ailles voir un médecin, ça fait des mois que je te le dis, affirme-t-il lorsque nous finissons de gravir les escaliers.

— C'est bon, ça finira par passer.

— Comme ça doit passer depuis le lycée ?

Je soupire sans cacher l'agacement qui pointe le bout de son nez. Pourquoi faut-il qu'il pense toujours savoir ce qu'il y a de mieux pour moi ?

— Quoi ? il m'imite soupirer. J'ai raison et tu le sais. Alors rends pas fou et va consulter.

— Je te dis que ça va !

Mon irritation grimpe en flèche et je m'arrête de marcher pour lui faire face, à quelques pas de la cage d'escaliers.

Naïm ouvre la bouche pour parler mais un bras fin et musclé entoure mes épaules et me colle contre un torse.

— Arrêtez de vous prendre la tête, j'ai ce qu'il faut à Mère Teresa, nous coupe Cameron.

Le blondinet fouille dans sa poche puis agite fièrement un pochon rempli d'herbe devant nos yeux en souriant.

— Alors, ça te chauffe, ma belle ?

Toute émotion négative quitte mon corps à l'idée même de me griller les neurones.

— Demande à un aveugle s'il veut voir.

Je me défais joyeusement de l'emprise de Cameron, passant outre le regard désapprobateur de Naïm.

— Ce que j'ai envie de vous éclater quand vous faites ça, grogne ce dernier en s'éloignant vers le canapé.

— Rabat-joie ! lui crie Cameron.

L'algérien ne se retourne pas et nous adresse son plus beau majeur par-dessus son épaule.

Dans la cave du rez-de-chaussée, Aaron et Maxime nous attendent, confortablement installés. La lueur tamisée des spots illumine la pièce, dont le plafond et le sol sont en bois clair. Dans le fond, une cave à vin et un bar. Au centre, des canapés en cuir noir installés en arc de cercle, autour d'une table basse. Un système d'enceintes accroché dans les coins qui diffusent une playlist de rap et un tapis en poils doux sur lequel je meurs d'envie de m'allonger. Le tout créant l'endroit parfait pour passer une soirée entre potes.

— Teresa, tu effrites, ordonne Cameron qui me balance le pochon sur les genoux.

— Pourquoi moi ?

— Parce que c'est toi qui as les ongles les plus longs, se justifie-t-il en s'asseyant sur un des canapés.

J'ai râlé — longtemps, parce que mes ongles allaient jaunir, parce qu'ils allaient garder l'odeur— mais j'ai fini par le faire. Parce que Cam et Max m'ont fait les yeux doux, parce qu'Aaron s'est engagé à me rouler tous mes joints.

— Les gars, j'vais me coucher, résonne la voix de mon meilleur ami.

D'un geste commun, on tourne tous la tête vers le concerné, dont la tête dépasse de l'encadrement de la porte.

— Tu ne veux pas te poser avec nous, juste dix minutes ? propose Aaron en désignant le centre du cercle. Il est encore tôt.

Le kabyle refuse d'un mouvement de tête.

— J'me lève tôt demain, j'vais courir. Bref, bonne nuit les khey et ne faites pas de conneries.

Il n'est que vingt-trois heures cinquante ; j'ai déjà connu Naïm plus noctambule. Un « bonne nuit » général se fait entendre et Naïm disparaît avant de réapparaître quelques secondes plus tard.

— Rectification, ne faites rien que Teresa ferait.

Un rire groupé et je lui lève mon majeur, un sourire hypocrite aux lèvres. Peu de temps après, ce sont Esther — qui s'assure que Maxime ne va pas fumer— et Alexia qui viennent nous annoncer qu'elles montent.

— Ça ne pose pas problème qu'on fume à l'intérieur ? vérifie Aaron alors qu'il finit de passer sa langue sur le collant de la feuille.

— Non, t'inquiète, mon père fume le cigare avec ses potes ici. Il faut juste allumer le système d'aération, explique le blond, en train de scroller sur son téléphone. Oh putain, l'aération, je l'ai pas allumé !

Il balance son téléphone sur les coussins, saute sur ses jambes et court disparaître derrière le comptoir du bar. Quelques secondes plus tard, un vrombissement se fait entendre et un courant d'air frais me fait frissonner. Cameron se laisse tomber à côté de moi, me tend un plaid puis récupère le joint et l'allume.

Au milieu de la nuit, perdus en pleine montagne, nos rires et nos voix résonnent à l'infini alors qu'on laisse les substances s'infiltrer dans nos poumons et dans nos veines. Le THC enroule mon cœur dans un linge doux et rend ma réalité plus légère, plus facile. J'ai moins mal, je n'entends plus ces voix qui me hurlent continuellement ces choses affreuses. Je ne contrôle pas mes éclats de rire, ni ces larmes qui roulent sur mes joues. Ça me fait du bien, j'ai l'impression d'être heureuse, d'être normale.

Je n'ai jamais été une grosse consommatrice de cannabis. Je me contente de quelques joints à l'occasion et je m'interdis même d'en acheter car je ne me crois pas assez forte psychologiquement pour ne pas tomber dedans. Comme avec la clope quand j'ai compris que je paraissais plus âgée et que les buralistes ne vérifiaient pas que j'étais majeure pour me vendre des paquets.

— Vous vous souvenez de la fois où Cameron a fait de pole-dance sur la barre du métro, lance Maxime en pouffant. Je crois que c'était le jour où j'ai le plus rit de ma vie.

On le suit tous, les souvenirs remontant à la surface. Je nous revois vers l'âge de dix-huit ans, rentrer d'une boite de nuit du seizième arrondissement, prendre le premier métro en même temps que les premiers travailleurs. Cameron s'était pris pour une strip-teaseuse de Las Vegas, tournant et voltigeant autour de la barre métallique. A l'époque, nous n'étions que nous cinq – Naïm, Aaron, Cameron, Maxime et moi – et je me surprends à être étrangement nostalgique. Nous étions jeunes, nous avions moins de problème, la vie était plus simple. Tout ce qui nous importait était d'être ensemble.

Tour à tour, on se remémore nos souvenirs les plus drôles en enchaînant les joints : la chute de Naïm alors qu'il entrait sur le terrain devant un gymnase rempli, des ex-conquêtes que Cameron préférerait oublier, les dessins de pénis sur le visage avec lesquels Aaron était allé à un repas de famille le lendemain d'une de nos soirées.

L'euphorie provoquée artificiellement crée une hilarité commune que l'on a bien du mal à contenir. On rit, on gesticule, on s'affale les uns sur les autres et mon maquillage coule le long de mes joues à cause des larmes. Mais toutes les bonnes choses ont une fin et sans m'en rendre vraiment compte, le contrecoup s'abat sur nous. On ne parle plus, on fixe le plafond, avachis sur les canapés et bercés par des raps doux, on baille par intermittence.

— J'suis complètement défoncé, j'vais aller dormir, déclare Cameron en se relevant avec labeur.

— Déjà ? Mais il est tôt encore, non ? pensé-je d'une voix trainante.

— Bah ouais, meuf. Mais tranquille, on remet ça demain si tu veux.

— Ouais, on fera ça.

J'aurais pu insister pour qu'il reste — ce n'est pas l'envie qui manquait — mais je déteste faire ça, alors je consens même si ce n'est pas ce que je veux. Il part après nous avoir souhaité une bonne nuit et récupéré son téléphone qui diffusait la musique. Maxime ne tarde pas non plus à nous quitter. Il ne reste qu'Aaron et moi.

— J'vais aller me coucher aussi, du coup, finis-je par dire à contre-cœur.

Je m'assois, la dernière étape avant de me relever et la terre tourne un peu trop autour de moi.

— Je ne vais pas monter tout de suite, j'suis bien là.

Je considère Aaron un moment, en silence. Étendu de tout son long sur le canapé à ma gauche, il fixe le plafond, son bras gauche derrière sa tête, puis tourne son visage vers moi.

— Reste, si tu veux, ajoute-t-il.

Mon cœur rate un battement et je me rallonge à ses côtés, le plaid sur les jambes. Je n'ai pas la force de monter les escaliers pour rejoindre mon lit, de toute façon. Ni l'envie, finalement.

Ensevelie sous un silence qui est partout sauf dans ma tête, mes pensées se cognent et résonnent contre les parois de mon esprit. Nos corps ne se touchent pas mais je sens sa chaleur qui irradie de tout son être. A moins que ce ne soit les effets de la défonce ? J'en sais rien. Mais pour ne pas perdre davantage la raison, je décide de compter les nœuds du bois fixé au plafond. Pas tous, juste les plus gros.

Un, deux, trois.... Vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre.... Quarante-sept, quarante -huit, quarante-neuf...

Il n'existe plus rien d'autre que moi et ces nœuds qui m'apparaissent comme des astres. Je ne sens plus le froid montagnard qui me mord la peau, ni l'étrange chaleur qui inonde mon thorax.

Aaron se gratte la gorge, je bats des paupières. Merde, est-ce que je l'ai déjà compté ce noeud ? J'en étais à combien déjà ? Trop tard, je suis perdue. Je finis par tourner la tête vers lui, contemplant la courbe des traits de son visage malgré la faible luminosité. La courbure de ses cils, l'arête droite de son nez, l'arrondi de ses lèvres.

— Eh Teresa, j'ai une question.

Il tourne la tête vers moi. Nos regards se rencontrent.

— Je suis ravie de l'apprendre.

Un sourire mutin fend mon visage en deux et Aaron ricane de mon sarcasme.

— Pourquoi t'as ramené ta sœur si tu ne la supportes pas ?

— Qu'est-ce que ça peut foutre, sérieux ?

Le ton tranchant que j'emploie m'échappe avant que je ne puisse le rattraper. Je déteste les discussions profondes et sérieuses au milieu de la nuit, surtout quand je plane. Tout le temps, en fait. Arrêtez d'essayer de me faire parler.

— Putain, t'es vraiment la meuf la plus sur la défensive que je connaisse, ricane-t-il en soufflant du nez. Je n'sais pas... Je vois les regards que tu lui lances ou la manière dont tu parles d'elle, les piques que tu lui balances dès que tu peux. Alors je me demande pourquoi tu l'as ramenée ici si tu la supportes à peine dans ton champ de vision. J'essaie de comprendre comment tu fonctionnes...

Je soupire. Vraiment, qu'est-ce que ça peut lui foutre, mes histoires avec ma sœur ?

— Comment je fonctionne ? je tique après avoir réfléchi quelques secondes à ce que je pouvais répondre. Pourquoi ça t'intéresse ?

— Parce qu'on est amis ? répond-il avec évidence en haussant les épaules.

Ma poitrine se gonfle d'un sentiment étrange, coincé entre la surprise et la satisfaction d'entendre ces mots, et mes lèvres s'étirent doucement en un énième sourire avant que je ne détourne le regard.

— Arrête d'essayer de me tirer les vers du nez.

Le brun capitule dans un soupir déçu. Il se redresse ensuite pour fouiller dans ses poches et en sortir un paquet de cigarette à l'emballage écrasé. Il me tend une cigarette que j'accepte sans rien dire. Ses doigts entrent en contact avec ma peau et il s'exclame.

— Merde, tu es glacée ! Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

— Quand je vous dis que j'ai froid, vous râlez toujours. (Je prends une grosse voix.) T'as qu'à arrêter de te trimballer à poil, Teresa. Si tu portais un pull, t'aurais pas froid, Teresa. Mais jamais, vous me donnez votre veste comme dans les films, bande de crevards.

— Je n'ai pas besoin de te donner la mienne, tu la prends toi-même.

Une petite grimace complice comme réponse, puis je commence à fumer la cigarette, qui n'a aucun goût à côté de ce que j'ai consommé dans la soirée. Lorsqu'il a terminé la sienne, Aaron écrase son mégot dans le cendrier posé sur la table basse puis se redresse.

— Allez viens, on va se coucher.

— On est vraiment obligés ? ronchonné-je. Je n'ai pas envie de dormir maintenant.

Il grogne en se levant puis une autre fois quand je me fais plus lourde que je ne le suis alors qu'il tente de me tirer par le bras.

— Lève-toi, c'est bon. On va monter se mater un truc dans ma chambre.

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