Chapitre 12

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TERESA

— Debout bagra, s’exclame Naïm en m’arrachant des couvertures. T’as assez squatté mon lit.

Un courant d’air froid me fait frissonner et je me mets en boule au milieu du matelas pour garder le maximum de chaleur. J’ai beau être réveillée depuis un moment, je n’ai pas pour autant envie de me lever. Surtout pas après avoir été traitée de vache.

Debout au pied du lit, mon meilleur ami bat son impatience du bout du pied, un sourcil haussé et les bras croisés sur son maillot de football à l’effigie du PSG, son club préféré.

— J’aurais mieux dormi sur le tapis, grogné-je en désignant celui en poil long de la chambre.

Je soupire en m’asseyant, toujours vêtue de ma robe verte toute froissée de la veille, et me tiens le crâne d’une main. J’adresse un regard mauvais vers l’algérien, plus pour la forme que pour le fond. Il s’en contrefout, il a l’habitude de ma mauvaise humeur.

— La prochaine, ne te retiens pas et rends-nous service à tous les deux, me renvoie-t-il.

Avec la répartie d’une enfant de quatre ans, je lui tire la langue en secouant la tête. Ça le fait ricaner et il vient se poser à côté de moi. Par réflexe, je pose ma joue contre son épaule alors qu’il passe son bras autour de ma taille.

— Ça va mieux ce matin ? me demande-t-il, un poil inquiet.

Pas vraiment. Mais ce n’est pas mon style de parler de ce que je ressens. Puis je ne sais même pas le faire alors je me contente d’un hochement d’épaules silencieux. Ça m’évite de lui mentir. Encore plus que d’habitude, je veux dire.

— Tu veux en parler ? tente Naïm même s’il connaît déjà la réponse.

Je fais non de la tête et il ne force pas. Au contraire, il saute sur ses jambes et commence à partir de la chambre.

— Bon, j’ai été sympa cinq minutes. Maintenant, bouge ton cul et va te laver, tu pues la vodka quand tu décuves.

En retenant un énième grognement, je lui balance le premier truc qui me tombe sous la main : un coussin.

*

— Votre pointure, s’il vous plaît, me questionne l’employé derrière son comptoir.

— Trente-huit.

Moins d’une minute plus tard, il me tend une paire de patins à glace à ma taille et me souhaite de m’amuser. Je l’attrape et me laisse tomber sur un banc à côté de Maxime pour les enfiler.

— J’ai l’impression que ça fait une éternité qu’on n’est pas retournés patiner ! avoue-t-il alors qu’il est penché sur ses lacets.

— Parce que ça fait une éternité ! Ça date de quand la dernière fois ? intervient Aaron assis sur le banc juste en face de moi.

J’avale ma salive avec difficultés quand j’entends le son de sa voix mais ne laisse rien paraître. Je me force même à participer à la discussion alors que je retire ma paire de sneakers.

—- Deux ans. On était sur le toit de la Tour Montparnasse et on s’est fait virer parce que vous foutiez le bordel, rappelé-je en désignant rapidement les garçons du doigt.

— Vous vous êtes fait virer de la patinoire ? s’offusque Esther qui vient de finir d’enfiler ses patins.

Je ne prends pas la peine de répondre, la poitrine penchée vers l’avant pour retirer ma paire de baskets. Les garçons s’en chargent et Alexia et Cassie rigolent de nos histoires.

Ce jour-là, l’un de nous avait évoqué son envie de patiner et nous étions tous partis sur un coup de tête au sommet de la Tour Montparnasse, sur la piste éphémère. Il faisait nuit, la piste ridiculement petite était remplie de familles et de touristes alors pour nous amuser, on avait commencé à faire les cons. On se bousculait, on grimpait sur le dos des uns et des autres. On criait, on riait. Mais ça ne plaisait pas aux autres clients ni à la sécurité, et après deux rappels à l’ordre, on nous a forcé à partir.

— Puis Teresa, pas la peine de jouer les petits anges alors que tu as essayé de soudoyer le vigile en lui proposant de coucher avec toi, se moque Cameron en me donnant une petite tape dans l’épaule.

— Attends, tu as fait quoi ? éclate de rire Cassandra qui se relève du banc, en équilibre sur la lame de ses patins blancs, avant même que j’ai le temps de percuter ce qui vient d’être dit. Ça, c’est bien ma pote !

Ce détail m’avait échappé avec le temps. Il m’arrache un rictus amusé alors que j’enfile un patin puis l’autre et que je les lace.

—- Peu importe, il m’avait recalé. De toutes façons, je suis certaine qu’il était gay, y’a pas d’autres solutions, me justifié-je en me levant pour aller poser mes chaussures aux casiers.

— Pour toi, un gars qui ne veut pas coucher avec toi est forcément gay ? rétorque Naïm, les sourcils froncés alors que nous commençons à marcher vers la glace.

Dotée d’un physique que l’on qualifierait d’avantageux, on m’a très vite fait comprendre que je pouvais en obtenir ce que je voulais. Qu’il suffisait de sourire, de jouer avec mes cheveux, de remonter un peu ma jupe ou de tirer sur mon t-shirt. On m’a très vite fait comprendre que je plaisais, que les hommes étaient prêts à faire la queue pour moi.

Un jour, j’ai lu sur les réseaux qu’une fille couchait avec qui elle voulait, un garçon avec qui il pouvait. C’est on ne peut plus vrai dans mon cas. Si j’ai retenu presque tout ceux avec qui j’ai partagé une étreinte charnelle, je ne me souviens pas du visage des trois quarts de ceux que j’ai recalé. Et je peux citer chacun de ceux qui m’ont recalé moi, tellement ils sont peu nombreux.

D’un geste de main nonchalant, je désigne ma silhouette et hausse les épaules, comme une évidence. Naïm opine du chef, faussement convaincu et interpelle les trois autres garçons.

— Eh les gars, je suis ravi de vous apprendre qu’on est tous gays !

— Qu’est-ce que tu racontes ? lui demande Cameron.

— Askip, c’est ce qu’on est quand on ne veut pas coucher avec Teresa.

Maxime ricane, Cameron aussi.

— Il suffit d’un minimum d’intelligence ou de goût pour ne pas vouloir coucher avec elle, balance Esther.

Je crois que Cassandra et Alexia se marrent aussi. Je n’en suis pas certaine car mon attention est rivée sur le petit rictus amusé qu’arbore Aaron alors qu’il me regarde du coin de l’œil. Il se fout de ma gueule ?

Une playlist de musiques populaires s’échappe d’enceintes accrochées à des structures métalliques suspendues au plafond, tout comme les guirlandes électriques aux couleurs de Noël qui clignotent au-dessus de la piste de patinage.

Si je manque de m’étaler lorsque je pose le premier patin sur la glace, ce qui fait bien rire mes potes, je prends rapidement mes aises. Isolée du reste du groupe, je patine au rythme de la musique qui est diffusée et me laisse même aller à quelques mouvements de danse timides.

— Fais gaffe, si tu accélères un peu tu vas reculer ! me lance Maxime quand il me dépasse à toute vitesse par la gauche.

Je n’ai pas le temps de lui répondre, il est déjà loin, et Cameron manque de me renverser alors qu’il semble courir après Max. Enfin, plutôt patiner. Il m’adresse un rapide signe de main pour s’excuser mais ça ne m’empêche de marmonner une injure.

Tout le monde l’a remarqué au chalet : je suis d’une sale humeur aujourd’hui.

Parce que je suis en gueule de bois, que je manque cruellement de sommeil et que je n’arrive pas à oublier les bruits de la tête de lit qui cogne contre le mur et les gémissements de Cassie qui résonnent dans mon crâne. Je sais que ça ne devrait pas m’affecter autant, que c’est l’ordre naturel des choses mais je ne peux empêcher le goût acide de la jalousie de s’immiscer dans ma bouche. Puis celui de la culpabilité.

— Eh Teresa, m’interpelle d’ailleurs Cassie, que j’avoue éviter depuis ce matin, dans mon dos.

J’hésite à prétendre ne pas l’avoir entendu et à accélérer pour la semer mais le bras fin de la métisse se crochète au mien et il est trop tard. Je force un sourire en sa direction qu’elle me retourne puis le silence s’impose entre nous. Il n’est pas dérangeant mais je sais que ce n’est qu’une question de secondes avant que Cassie ne se remette à parler, elle déteste trop les silences pour ça. Je regarde distraitement les environs. Elle inspire un grand coup et je l’observe du coin de l’œil, le cœur battant la chamade comme à chaque fois qu’on se parle ces derniers temps.

— J’ai fait ce que tu m’as dit hier et-, commence-t-elle.

— Ce que je t’ai dit ? la coupé-je, confuse.

Pas ma faute si l’alcool et le shit me provoquent des trous de mémoire.

D’un coup d’œil circulaire, Cassie vérifie que personne ne nous écoute et se penche vers moi, comme si elle allait me raconter un secret, alors que nous longeons la rambarde lors du premier virage.

— Tu sais, avec Aaron. J’ai fait ce que tu m’as dit. J’ai essayé de prendre les devants, d’être au-dessus et de jouer les allumeuses…

Je roule des yeux. Pourquoi est-ce que ça me surprend que ce soit de lui dont elle vienne me parler ? C’est son seul sujet de discussion depuis quelques jours, Aaron.

— Ouais, je vous ai entendu. Je te rappelle que ma chambre est juste à côté de la vôtre, lui fais-je remarquer d’un ton sec.

Ses yeux marrons s’écarquillent et si sa peau noire le lui permettait, elle serait probablement rouge de honte. Mais avant qu’elle se mette à s’excuser, chose qui m’agacerait encore plus, je l’invite à passer outre et à continuer.

— Du coup, on était en train de le faire, tout se passait bien. C’était pas trop mal, je crois, mais il a fini par…

Cassie laisse sa phrase en suspens et me fait les gros yeux, comme si j’étais censée comprendre par moi-même.

— Il a fini par quoi, Cassie ? la pressé-je en haussant le ton malgré moi.

— Bah, tu vois quoi…

Toujours accrochée à mon coude, elle lève son autre main à hauteur de ses yeux et laisse tomber mollement ses doigts.

Je ne comprends toujours pas ce qu’elle veut me dire. Cassie se perd dans des mimes qui manquent de nous faire tomber deux fois sur les fesses. Elle pousse un gémissement plaintif en passant la main dans ses cheveux noirs qu’elle défrise depuis des années puis m’attrape par la veste pour rapprocher son visage du mien.

— Il a débandé, articule-t-elle à voix basse.

— Aaron, il a débandé ? répété-je, ahurie.

Je retiens le sourire qui menace d’apparaître et cherche le brun des prunelles, que j’évite aussi depuis mon réveil, parmi la bonne cinquantaine de personnes venues patiner eux-aussi le jour de Noël. De l’autre côté de la piste, et comme s’il se sentait observé, Aaron soulève son menton en ma direction mais Cassandra me chope la mâchoire et la détourne.

— Putain mais sois discrète pour une fois dans ta vie ! me réprimande-t-elle durement.

Je lève les mains en signe de reddition avant de les laisser pendre le long de mes hanches.

— C’est bon, excuse-moi. Mais pourquoi tu me racontes ça ? Je suis censée faire quoi ?

Aaron et Naïm nous dépassent en faisant la course. Cassandra matte son copain qui agite ses bras pour prendre de la vitesse avant de se reconcentrer sur moi.

— Je n’en sais rien, souffle-t-elle en baissant la tête sur ses patins. Ça t’ais déjà arrivé à toi ?

— De quoi, qu’Aaron ait une panne ? balancé-je sans réfléchir.

Je feins un rire pour dissimuler ma bourde par une blague de mauvais goût. Le regard abasourdi que m’adresse Cassie me fait perdre mon faux sourire et je me sens obligée de préciser que je déconnais, le visage sérieux.

— Vraiment pas drôle, Teresa. Alors ça t’es déjà arrivé, avec quelqu’un d’autre qu’Aaron ? se sent-elle obligée de préciser.

Quelques fois si mes souvenirs sont bons. Et ça s’expliquait généralement par une consommation excessive d’alcool ou de cannabis.

— Alors c’est officiel, je ne l’excite plus, se lamente Cassie en laissant tomber sa tête en arrière. Je ne l’excite plus et il va me quitter pour une autre meuf. Tu crois qu’il me trompe déjà ? Tu me le dirais si tu le savais, hein ? Je n’ai pas envie qu’il me quitte, Terrie…

Elle ne me laisse pas une seconde pour la rassurer ou la réconforter et dans un sens, ça m’arrange. Ses prunelles remplies de tristesse et de peur me pincent le cœur. Pendant une seconde, j’hésite à lui avouer toute la vérité. Lui dire qu’elle est déjà cocue et que je suis responsable. Que nous l’avons trahie de la pire des manières alors qu’elle nous fait confiance aveuglément. Et à tort. Mais je me défile au dernier moment quand je réalise que je ne suis peut-être même pas la seule fille avec qui il l’a trompé et ce sont de tout autres mots qui sortent de ma bouche.

— Ne dis pas n’importe quoi, il ne va pas te quitter. Il t’aime, il me l’a encore répété il y a quelques jours. Puis pourquoi c’est avec moi que tu as cette discussion et pas avec lui ?

— Parce que j’ai peur de ce qu’il pourrait me dire. Et parce que je sais que vous êtes proches tous les deux.

Tu n’imagines pas à quel point, raille ma conscience que j’étouffe dans un coin de ma tête.

J’affiche un piètre sourire réconfortant —unique chose que je me sens capable de répondre— lorsque Cameron me fonce dessus à toute allure. Nous tombons à la renverse, manquant d'entraîner Cassie dans notre chute. Mon coccyx amortit le violent choc et m’arrache un cri de douleur. Ça fait un mal de chien mais au moins, la discussion ne tourne plus autour de la fidélité d’Aaron.

*

Je me laisse tomber sur la banquette arrondie en tissu rouge du bar où nous nous sommes arrêtés sur le chemin du retour au chalet pour boire un verre et réprime une grimace de douleur. Cameron ne m’a pas loupé, putain. Tout le monde s’installe autour de la grande table ronde en bois et un serveur d’une vingtaine d’années vient prendre notre commande.

— Je reviens, je vais pisser, annoncé-je lorsqu’il repart, en notant sur son bloc de papier.

Maxime et Esther se lèvent pour me laisser sortir, non sans râler, et je fonce jusqu’aux toilettes, au fond d’un couloir à gauche. Je fais ce que j’ai à faire et lorsque je ressors de la cabine, après une ou deux minutes, je trouve Aaron, adossé aux lavabos, les bras croisés contre son torse. Mon cœur rate un battement quand je le vois et je me dirige vers le seul lavabo de libre, d’un air détaché.

— Tu t’es trompé de toilettes. Les mecs, c’est en face, dis-je en allumant le robinet d’eau froide.

— Oui, je sais.

Du coin de l’œil, je l’aperçois se gratter la joue. La lumière blafarde des néons se reflète sur la chevalière que je lui ai offerte. Il la porte.

Pendant je me savonne les mains, des pas lourds résonnent derrière moi alors qu’il se rapproche. Un courant d’air chaud me chatouille la nuque et deux mains jaillissent sur les côtés pour me retenir prisonnière. Dos à lui, les yeux rivés sur le filet d’eau qui coule, je tente de me convaincre que son comportement n’a rien d'ambigu ou d’incohérent. Et que je ne me fais pas des idées complètement stupides et dangereuses.

— Tu m’évites maintenant ? souffle-t-il dans mes cheveux.

Mes dents mordillent l’intérieur de ma joue pour ne pas parler sans réfléchir et je prends le temps de rincer le savon.

— Pas du tout. Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

Mensonges, toujours des mensonges.

Sans même avoir besoin de regarder notre reflet dans le miroir, je sens sa présence, son odeur et sa chaleur dans mon dos. Il envahit mon espace vital sans que je n’ai la force de lui dire ou l’envie qu’il arrête.

— Une simple impression.

Son souffle me percute et je réprime un frisson. Je lève les yeux vers notre reflet. Il ne me surplombe que d’une dizaine de centimètres, pourtant j’ai l’impression d’être minuscule à ses côtés. Ses iris obscurs et déterminées détaillent mon visage, alors que des mèches de ses cheveux bruns retombent sur le sien.

— Vous parliez de quoi avec Cassandra, à la patinoire ? Pourquoi j'avais l’impression d’être le sujet principal ?

— Pas de nous, si c’est ce qui t’inquiète.

Mon estomac se noue mais je garde mon allure nonchalante. J’appuie mes mains contre le rebord, juste à côté des siennes, et penche la tête sur le côté. L’oxygène circule difficilement jusqu’à mes poumons et si je prends de plus grande inspiration, j’ai peur que l’odeur boisée d’Aaron ne me grille les neurones.

— Tu me libères, maintenant ?

Un rictus creuse la commissure de ses lèvres alors qu’il ne bouge pas d’un iota.

— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé, il me semble, objecte-t-il.

Je roule des yeux, humidifie mes lèvres et lorsque son sourire narquois s’impose de nouveau dans ma rétine, j’ai une subite envie de me jouer de lui. Je me retourne pour lui faire face, lève le menton et mon visage se retrouve à quelques centimètres du sien.

— Efface ce sourire arrogant de ton visage. Tu devais faire moins le malin la nuit dernière avec Cassie, lui balancé-je en le fixant, par-dessous les longs cils noirs.

Ses traits se raidissent, sa mâchoire se serre. On dirait que j’ai touché son égo d’homme alpha.

— Tu me demandais de quoi on parlait, je pense que tu as compris.

Ses doigts se resserrent sur le rebord en céramique, ses biceps se contractent et il s’approche encore un peu plus. Son effluve masculin embaume l’air que je respire, me fait tourner la tête. Je ne saurais décrire précisément ce qu’il sent mais c’est viril, sensuel, addictif.

— Peut-être que si son allumeuse de meilleure pote arrêtait de me provoquer, je n’aurais pas ce problème.

L’oxygène se bloque quelque part entre ma bouche et mes poumons et je sens un brasier s’éveiller dans mon bas-ventre lorsqu’il poursuit.

— Tu sais, je t’ai entendu hier soir lorsque tu m’as soufflé à l’oreille que tu voulais me rendre fou. J’ai aussi remarqué les regards que tu me lances et pour lesquels n’importe quel mec serait prêt à se damner. Sans parler de tes petites fesses que tu t’amuses à secouer sous mes yeux. Alors ton petit numéro de l’innocente, réserve-le à quelqu’un d’autre. Moi, ça ne prend pas.

Il ponctue sa tirade d’un clin d’œil prétentieux. Il ne s’éloigne pas, au contraire. L’espace entre nos deux visages s’amenuise. Nos souffles chargés de tabac se mêlent et je me force à soutenir son regard, malgré mon instinct qui me hurle de m’éloigner et de le repousser.

— Où veux-tu en venir, Aaron ?

— Que ça ne sert à rien de vouloir me donner le rôle du connard de petit-ami infidèle lorsque tu tiens celui de la garce de meilleure amie déloyale, conclut le brun. Entre nous, je ne sais pas ce qui est le mieux.

Une tornade de pensées se déchaînent dans mon crâne. Composée de bonnes comme de terriblement mauvaises, ça me souffle le chaud et le froid. Je devrais lui rouler la pelle de l’année. Je devrais le gifler pour m’avoir insulté. Je devrais m’avouer qu’il a raison.

J’apprécie ce jeu qui s’est installé entre nous, même si je commence à perdre pied et que je préfère me crever les deux yeux que de l’avouer. J’aime ces regards qu’on s’échange et dont on est les seuls à comprendre la signification. J’aime l’effet que j’ai sur lui, encore plus celui qu’il a sur moi. Mais j’aime par-dessus tout que personne ne soit au courant, que ce soit notre truc à nous deux.

Mais tout ceci n’a aucun putain de sens. C’est malsain, il est malsain. Mais je dois être aussi malsaine que lui car, moi aussi, je suis attirée par le feu, le danger. Je vole toujours plus près du Soleil, au risque de me brûler mes ailes et de chuter.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je ne vais pas tout lui dire ? Après tout, je la connais depuis l’enfance, je sais qu’elle me le pardonnera. Mais toi, tu crois qu’elle voudra encore de toi après ? envoyé-je, feintant une assurance que je ne ressens pas une seule seconde.

— Parce que je sais que tu prends autant de plaisir que moi, répondit-il sans aucune hésitation.

Et le pire, c’est qu’il a raison.

D’une lenteur exaspérante, il caresse l’entièreté de sa lèvre inférieure avec sa langue avant d’enfin reculer et je recommence à respirer correctement. Ma poitrine se meut au rythme de mes inspirations et je frotte la paume de mes mains contre mon jean, comme pour prendre conscience que je suis bien sur Terre. Aaron part sans un mot de plus et lorsque sa main se pose sur la poignée, je ne peux m’empêcher de le lui faire remarquer.

— Tu m’avais dit que tu aimais Cassandra et que tu ne voulais pas la perdre. Pourquoi tu prends le risque de continuer, maintenant ?

Il marque une pause, semble peser le poids de ses mots.

— Parce que je crois que j’aime encore plus ce truc entre nous, et nous savons tous les deux qu’il n’aurait pas le même goût sans Cassandra dans l’équation.

Puis la porte se referme derrière lui tandis qu’il me laisse seule pour me remettre de mes émotions.

Je prends appui sur le rebord du lavabo, respire un grand coup puis passe un coup d’eau fraiche sur mon visage au teint blafard à cause de l’éclairage bas-de-gamme. A moins que ça ne soit à cause de la fatigue et de la gueule de bois. Dans le reflet du miroir, mes cheveux sont rassemblés en demi-chignon désordonné sur le sommet de mon crâne. Des cernes violacés creusent le dessous de mes yeux verts et me donnent l’apparence d’une véritable toxicomane. Mon reflet ne ressemble à rien mais au moins, c’est à l’image de ce que je ressens.

Un bordel sans nom, et pas très beau à voir.

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