L'ultime grille

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Séverine n’avait que dix-neuf-ans mais dans sa tête elle paraissait en avoir quarante de plus. Elle avait le visage pâle, les cheveux noirs qui lui donnaient de faux airs à la Bella Swan, de la mythique saga pour ados, Fascination. Certes, elle n’était pas coupée du monde et appréciait sa famille et ses amis proches mais rien ne lui faisait plus plaisir que de se retrouver face à une grille de mots croisés, seule dans sa chambre universitaire. Elle avait découvert l’émission « des jeux et des lettres » dès l’âge de quatre ans et appris son alphabet peu de temps après. Le goût de la lecture lui était venu très rapidement mais ce qu’elle aimait par dessus-tout c’était les mots croisés. Peu de jeunes de son âge aimaient ce genre de passe-temps, préférant le narcissisme virtuel en la personne d’Instagram, Snapchat ou encore Tiktok. Séverine était une cruciverbiste confirmée et elle adorait se triturer les méninges sur une grille. Elle ne se privait pas d’en commencer plusieurs par jours même si elle préférait les finir chez elle. Au bout de ses cinq années de fac, Séverine obtint son diplôme en communication mais quel emploi pouvait lui permettre de s’épanouir rapidement ? Originaire de Rennes, elle ne savait pas trop quoi faire malgré l’aide de ses parents, désireux de la savoir stable sur le plan professionnel. Un jour, alors qu’elle était chez ses parents, elle vit un reportage pour le moins inattendu : les concepteurs de mots croisés, les verbicrucistes. Elle ne rata pas une miette du reportage et aussitôt, elle eut un déclic. Elle voulait travailler comme eux et être comme eux. Ce ne serait pas un problème puisque si elle parvenait rapidement à résoudre les grilles, elle pourrait également les créer. Pour elle, c’était une évidence. Lorsqu’elle en parla à sa mère, cette dernière, une femme de petite taille et aux cheveux auburn, trop réaliste et soucieuse de la sécurité de l’emploi, lui rétorqua : « à ta place, je ferais attention…tant que les boîtes ne coulent pas, tout va bien… et puis, il faut être sacrément bon en français, en même temps tu as des facilités en orthographe et en langues…est-ce que c’est bien payé au moins ? » Séverine décida de mettre un terme à la conversation pour ensuite entamer quelques recherches sur son ordinateur portable. Elle chercha pendant plusieurs jours, puis pendant quatre semaines. Enfin, un beau jour d’averses, elle finit par tomber sur une offre d’emploi qui disait :

Recherche rédacteur (rice)

Pour Superjeux (entreprise de jeux ludiques)

A Sénillé (86)

L’offre avait été publiée sur Indeed mais aussi en doublon sur le site de Pôle Emploi. Séverine n’en revenait pas, l’occasion était excellente. Elle postula en ligne et attendit presque deux semaines avant qu’un mail de l’entreprise daigna enfin lui apporter une réponse. Elle était convoquée pour un entretien ! Séverine était aux anges. L’entretien eut lieu un mercredi matin après la réunion quotidienne du personnel pour le tri du courrier. Séverine avait prit un train car l’entreprise était à environ quatre-cent kilomètres de Rennes. Les questions posées par les recruteurs semblèrent très simples à Séverine et au bout d’une demi-heure, ce fut terminé. La jeune femme attendit un retour…qui arriva seulement au bout de trois semaines. Elle reçut un appel en fin d’après-midi alors qu’elle rentrait des courses avec sa mère. Lorsqu’elle décrocha, il s’agissait d’un des recruteurs, lui disant qu’ils l’embauchaient pour le poste et ce, dès le début de la semaine prochaine. A ces mots, Séverine remercia la personne au bout du fil, raccrocha et cria de joie, à la grande surprise de sa mère, qui, elle, croyait que c’était trop beau pour être vrai. Sénillé était située dans le département de la Vienne, au cœur du Poitou-Charentes et Séverine comprit qu’elle devrait trouver un logement. Heureusement pour elle, sa cousine germaine, Emilie, résidait du côté de Châtellerault. Après une longue discussion par téléphone, la famille d’Emilie fut d’accord pour l’héberger chez eux, le temps que Séverine se trouve un appartement décent.

La semaine suivante, Séverine commença son poste de rédactrice à Superjeux. D’emblée, elle se sentit comme chez elle dans sa chambre, concentrée sur ses grilles. En tant que rédactrice, elle disposait d’un logiciel pour remplir les grilles, mais également du dictionnaire classique afin que les définitions soient conformes aux mots qu’elle insérait. Le mot d’ordre était de faire plaisirs aux joueurs et de les détendre ; il fallait éviter les mots à consonance religieuse ou des expressions qui pouvaient porter atteinte à des personnes principalement malades ou handicapées. Séverine fit preuve d’un investissement considérable et elle se plaisait à vouloir mettre les nerfs des futurs joueurs à rude épreuve. Elle avait une très bonne maîtrise de la langue française et aimait tellement trouver des mots et des définitions difficiles, à tel point qu’un matin une des correctrices lui fit comprendre qu’il y avait des limites…et Séverine ne comprit pas. En l’espace de peu temps, elle avait augmenté en rapidité pour la construction des grilles et cela n’avait pas échappé aux autres rédacteurs ni au directeur de l’entreprise, lui-même grand amateur de mots fléchés et d’anagrammes.

Séverine ne s’en lassait jamais si bien qu’elle en oublia parfois ses heures de pause déjeuner…jusqu’à même partir de son bureau très tard le soir. La jeune fille n’en était absolument pas consciente mais cette passion de verbicruciste la plongeait peu à peu dans une addiction des plus vicieuses. Et ce qu’elle voulait par-dessus tout c’était créer la grille idéale, celle dont les joueurs souffriraient le plus face aux résultats à obtenir mais dont il tirerait une grandiose satisfaction. Petit à petit, d’autres rédacteurs s’en rendirent compte puis la correctrice et enfin, le chef de la boîte. Un jour, il demanda à voir Séverine dans son bureau car, selon lui, elle se mettait presque en danger et son addiction naissante pourrait la couper du monde et la rendre agressive vis-à-vis de ses collègues. Lorsque le directeur lui exposa le problème, Séverine n’en comprit pas un traître mot. Il ne lui racontait que des salades, c’était impossible. Elle faisait quelque chose qu’elle aimait, donc où était le mal ? La jeune femme ne le savait pas encore mais son adoration pour les jeux de lettres allait signer sa descente aux enfers.

La mère de Séverine tenta de l’appeler à plusieurs reprises, mais en vain. Pas de réponse. Depuis deux mois, elle n’avait pas de nouvelles de sa fille. Ce n’était pas normal et elle le savait très bien. La mère de la jeune femme avait toujours surveillé du coin de l’œil cette passion exagérée de sa fille pour les grilles de mots croisés qui s’était accrue de manière ahurissante au fur et à mesure des années. D’ailleurs, le grand-père de Séverine était un savant amateur de casino, allant jusqu’à vouloir jouer leur maison familiale pour gagner des sommes exorbitantes. Elle se décida à prendre un train en urgence et au bout de deux heures, elle arriva à la gare de Poitiers. Elle décida de prendre un bus jusqu’à Sénillé. Elle savait que Séverine avait réussi à trouver un appartement du côté de Châtellerault et qu’elle utilisait le bus pour aller travailler. Lorsque sa mère arriva en vue de la résidence, le vent s’était levé et il balaya brusquement ses boucles auburn. Elle savait que sa fille vivait au premier étage et monta les escaliers quatre à quatre. Lorsqu’elle arriva enfin à la porte de l’appartement, elle tapa deux grands coups. Rien. Pas un bruit. Puis, elle vit que la porte était partiellement fermée. Elle appuya tout doucement sur la porte qui s’ouvrit dans un léger grincement. Lorsqu’elle entra, l’appartement était plongé dans l’obscurité. Elle arriva ensuite dans la salle à manger et s’arrêta net. Séverine était par terre, assise en tailleur sur son grand tapis bordeaux dont la table en verre était rangée dans un coin. Elle tenait dans sa main droite ce qui s’apparentait à un pinceau, un pot de peinture noir à ses côtés. Elle avait peint sur le tapis un énorme carré avec des cases noires. Lorsqu’elle vit sa mère, elle lui dit : « je crois que j’ai enfin réussi cette fois ». La mère resta immobile, comme pétrifiée et un sourire sinistre se dessina sur les lèvres pâles de Séverine.

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