Amir, les serpents et l'intrus du puits

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« Il était une fois...»

L'ancien est assis au milieu des enfants. Resserrés auprès d'un feu clair qui les protège du glacis de la nuit. Illuminés par la Lune dorée et ronde, les plus grands, ne lâchent pas des yeux ce visage raviné par les années. Ils sont suspendus à ses lèvres craquelées...


« Il était une fois, un petit garçon qui s'appelait Amir. Savez-vous ce qu'il aimait par-dessus tout, mis à part ses parents, son frère ainé et son insupportable petite sœur ? Les serpents ! Une amitié mal vue dans le village. On murmurait qu'il n'était pas humain. Plutôt une sorte de diable et l'on racontait que peu après sa naissance une vipère cornue se glissa dans son couffin et au lieu de le mordre se lova à ses côtés ... »

Le groupe tend l'oreille. Les crépitements de la braise parachèvent ce moment merveilleux. Un lent sourire plus tard, et il reprend l'histoire.

« À cause de cet événement, les gens du village l'évitaient et interdisaient à leurs enfants de l'approcher. Cela ne l'empêcha pas de se faire quelques amis, car il s'agissait d'un garçon souriant, accueillant. Il ne se heurtait de rien, c'est à peine s'il se mettait en colère. Même nourrisson, alors que sa mère tardait à lui donner le sein, il se contentait d'attendre en contemplant les jeux de lumière à travers un prisme suspendu au-dessus de son berceau : un talisman.

Par la suite, dès qu'il sut marcher, il le porta en sautoir, comme ce jour-là où les vents du désert amenaient vers lui une odeur aride et électrique. La tempête se levait. Quelques grains de sable s'insinuaient dans les rues du village. Sous le soleil voilé de midi, les maisons aux murs éblouissants brûlaient. Les femmes abandonnaient les cuisines pour s'affairer, calfeutrer les demeures. Les hommes, quant à eux, se chargeaient des digues de pierre qui, espéraient-ils, les protégeraient des vagues de silice à venir.

L'ambiance ? Industrieuse, inquiète, résignée aussi. C'était la vie, leur vie. Amir échappait à cette fatalité fébrile. Près du puits desséché, il observait. Pas d'inquiétude, il ne s'effrayait pas de grand-chose. Son espérance ? Parvenir à s'approcher au plus près de la tempête. Il se fascinait pour les manifestations de la nature, fussent-elles destructrices. Ne disait-on pas qu'elles étaient l'œuvre de la Déesse Ophidienne ? Mère des tempêtes ? Maîtresse des serpents ? Il rêvait un jour de la rencontrer. Lors de sa réflexion sur la façon de se glisser en douceur hors du village, il entendit une voix rocailleuse et impérative :

— Que fais-tu ici ? Ne devrais-tu pas aider ta mère au lieu de rêvasser ?

L'enfant pivota vers son père.

— Elle a dit qu'elle n'avait pas besoin de moi.

— Viens.

De bonne grâce Amir lui emboita le pas en direction d'hommes suants. Il leur prêta main forte en sachant que cela lui donnerait l'occasion de s'échapper... »

Le vieux conteur est soudain interrompu :

— Moi, je crois pas qu'il avait pas peur ! Tout le monde a peur et des tempêtes et des serpents !

Cette intervention annoncée avec assurance par un bambin un peu rond fait froncer les sourcils d'une fillette filiforme. Les autres protestent vivement. L'ancien pour sa part réplique :

— Je dois vous envoyer dormir, ou alors, je continue ?

Les flammes craquent, illuminent le silence. Satisfait, le conteur hoche la tête.

« Sans négliger le travail donné par les adultes, Amir attendit le moment de s'éclipser.

Cela se présenta à l'improviste, tandis qu'autour de lui, on s'empressait encore. Tout devenait jaune orangé, quelques rafales puissantes soufflaient sur le village. Les venelles parcourues de volutes irritantes se vidaient de ses habitants. Les hommes ne pouvant en faire plus renoncèrent à l'ouvrage. Il y eut du flottement. Le garçon en profita, tel le serpent, il se glissa hors de l'enceinte.

Était-ce là du courage ? De l'imprudence ? Un peu des deux sans doute, mais il s'agissait surtout de curiosité, de soif d'apprendre, sa tête regorgeait de songerie, de questions, de souhaits non formulés... »

Le conteur marque une pause, observe les petits visages. Impatients, bien réveillés.

« ... Aussitôt le garçon s'enlaça de silice. Il enroula son visage d'une étoffe puis resta là, adossé à la digue. Il ne comptait pas s'éloigner, juste admirer les volutes dorées, suivre des yeux les arabesques dansantes. Mais, il aperçut autre chose. Ses paupières se plissèrent. La main en visière, il distingua ce qui l'avait intrigué ; des formes sinuantes qui naviguaient avec aisance sur les ergs encolérés. Fasciné, Amir se redressa et avança d'un pas et deux, et trois…

.... Et, sans parvenir à l'empêcher, il plongea dans les ardeurs sableuses !

— Ooooohhhh !!!!!!

Concert d'étonnements. Sourire du vieil homme. Le garçon rebondi, encore lui, s'exclame :

— C'est sûr, s'il est emporté dans la tempête, il va mourir !

— C'est ce que tu crois ! objecte l'Ancien.

« ... En effet, Amir se sentit emporté. Lui aussi valsa sur les courants déchainés. Ravi, il riait ! Nombre de serpents brillants virevoltaient en sa compagnie. Leurs écailles versicolores étincelaient au cœur de spirales grenées d'or. Il se sentait proche d'eux. Peu à peu, il se métamorphosait, devenait ophidien, et cela lui parut naturel. Glisser, louvoyer, se jouer des tornades, se mouvoir avec grâce. Le sable qui courait sur son corps lui semblait être comme autant de gouttes d'eau, caressantes et douces. À présent petit orvet aux reflets arc-en-ciel, comme il s'amusait !

Pourtant, autour de lui, les vents faiblissaient. Les serpents se rassemblaient, naturellement Amir se mêla à eux. Ils entrèrent sur un lieu de calme, d'éclaircie : ils avaient atteint l'œil de la tempête.

C'est là, alors qu'il avait toujours désiré la croiser, qu'il l'aperçut : la Déesse Ophidienne. Naja couronné d'argent et yeux perçants : deux étincelles céruléennes. Amir se noya dans ces ocelles. D'orvet, il reprit sa forme humaine et, de ce fait, se sentit, gauche, insignifiant.

Elle siffla à son esprit.

— Que fais-tu ici ?

— Je veux apprendre !

— Apprendre ?

— Le mystère des tempêtes, du sable et du soleil. Le mystère des serpents ondulants sur les dunes, le mystère des puits s'asséchant. Où donc s'en va la pluie ?

— Retourne chez toi, avant que ne vienne la fin de l'éclaircie.

— S'il vous plait !

— Écoute et tu sauras.

— Écouter ? Comment ça ?

— Serais-tu un idiot ? Toi, enfant des serpents ? Ça, je ne peux pas le croire !

Il se troubla. L'Ophidienne reprenait :

— Soit, ferme les yeux, écoute le vent, sens le sol sous tes pieds, dessous gronde la vie ! Admire la silice qui érode les murs et les chairs, mais affine les esprits, pour qui veut l'écouter. Dis-moi le désir que tu dissimules.

— Chez nous plus d'oasis. Ma mère, toutes les mères, toutes les femmes, marchent si loin pour remplir les cruches.

— Il serait bien aisé pour les hommes d'y pallier. Ils doivent libérer le puits.

— Comment ça ?

— Un intrus s'y cache depuis des décennies, il faut l'en déloger.

— Il n'y a que le sable !

— Pour qui sait regarder, il y a beaucoup plus.

— Ils ne m'écouteront pas au village.

— Alors libère-le toi-même.

— Je ne suis qu'un enfant.

Agile, elle se précipita vers lui et susurra à son oreille.

— Tu as un allié précieux, ton talisman.

De ces brillantes prunelles, elle fixa le prisme lumineux de l'enfant et s'éloigna. Il caressa le cristal, sans croire vraiment ce qu'elle affirmait. La Déesse le renvoya brusquement :

— Va à présent.

L'œil se ferma. Amir repoussé dans la tourmente, balloté au sein des tourbillons, tomba et se retrouva au village.»

L'ancien se tait, il observe un temps de silence. Les enfants s'agitent un peu. Un visage poupin se penche vers le conteur :

— Et après ? Il s'est passé quoi ?

— À ton avis ? Tu as une idée ?

Alors, il fait non de la tête, et demande encore :

— Il est descendu dans le puits ? Il a trouvé une bête féroce ?

— Pas tout de suite, il s'est fait gronder ; derrière le mur de pierre, on l'attendait…

« ... Amir laissa les reproches paternels pleuvoir sur lui. Il savait l'avoir mérité. Peiné d'avoir inquiété sa famille, il restait la tête basse, contrit. Enfin, il fut ramené chez lui. La tempête sévissait toujours. Sa mère l'embrassa trop heureuse de le savoir là avec eux alors qu'elle le pensait perdu. Son frère se contenta d'un sourire un peu condescendant et sa petite sœur lui sauta dans les bras. Bientôt, la famille s'installa pour manger. Tous passèrent le reste de la journée barricadés dans la maison. Puis le soir descendit. L'ire des sables s'apaisa tout à fait, et une sorte de fraicheur envahit les venelles. Les gens soulagés sortirent, ils respiraient enfin…

Amir, vous l'aurez deviné, se rendit près du puits... »

L'enfant rebondi, béat, bat des mains, mais cette fois ne dit rien, le conteur poursuit :

« ... Comme personne ne le regardait, il jeta un œil par-dessus la margelle, avant de s'y assoir. Le sable envahissait tout l'espace. De ce fait, il semblait peu profond. Au contraire, Amir savait que la cavité allait loin. Il avait même entendu dire par certains anciens qu'elle atteignait le centre du monde. Était-ce exagéré ou la vérité ? Lentement, il descendit, se mit à genoux dans le sable, son talisman serré entre ses doigts. Comment pouvait-il l'aider ? Jusqu'ici ce n'était pour lui qu'un ornement, une sorte de grigri, cadeau de sa mère et qu'il portait par amour pour elle sans réellement s'interroger sur d'autres utilités. Mais, la déesse lui l'avait assuré il pouvait servir à débusquer l'intrus. Il le manipula un moment avant de se dire :

« Le planter dans le sable ? »

Cela pouvait-il être aussi simple ? Il en doutait un peu, mais que risquait-il à essayer ?

Alors, Amir décrocha le cristal de son cordon et sans plus d'hésitation le ficha dans la silice. Là… Rien ne se passa. Déçu, il se releva. Soudain cela tressaillit, tressaillit, tressaillit, jusqu'à former un tourbillon sous ses pieds. Il perdit l'équilibre et fut aspiré à l'intérieur.

Ah mes chers petits ! Je peux vous garantir qu'il eut l'impression d'étouffer et d'être gobé par quelques bêtes fantastiques. Une terreur sans nom lui tordait les entrailles. S'il avait pu hurler, il l'aurait fait. Sur le moment, il crut mourir ! Puis il retomba brutalement sur un tapis de cailloux. Le souffle coupé, et à moitié évanoui. Ensuite, il cracha, toussa, reprit sa respiration, toussa encore... »

L'auditoire enfantin fixe le vieillard qui tousse, crache, et prend une profonde inspiration. L'imitation est si réussie qu'ils s'inquiètent pour lui, mais il cesse et reprend son récit...

« Amir se releva, tituba et jaugea enfin ce qui l'entourait ; une sorte de caverne sombre seulement éclairée par un cercle de lumière : il leva la tête, la Lune était pleine. Il ignorait comment il allait pouvoir regagner la surface tant cela lui paraissait lointain. Puis le garçon décida de ne pas s'en inquiéter avant d'avoir trouvé l'intrus, car c'était désormais sa mission. Avant, il ramassa son prisme qui gisait sur le sol et partit en exploration.

Elle l'amena près de cailloux, étrangement empilés en un monticule assez régulier. Intrigué, il s'avança un peu plus, jusqu'à le toucher. Quelques pierres dégringolèrent, il recula, juste un peu et juste à temps, la colline minérale s'écroula subitement.

Enfin, elle révéla à ses yeux ce qu'elle dissimulait. Un crapaud ocre, grenu, géant : le plus gros qu'il eut jamais vu. Il gisait là : endormi ? Impressionné, et un peu apeuré aussi, il restait immobile à le contempler. Brusquement, l'amphibien ouvrit un œil, le garçon sursauta :

— Qui trouble mon repos ?

Le coassement du batracien résonnait dans la caverne. Amir s'arma de courage, avança et répondit sans trembler.

— Je viens d'en haut du village. Pardonne-moi de t'avoir réveillé, mais j'ai une question à te poser.

— Pas de question, pas de réponse avant de retrouver ce qui m'a été volé.

— J'ignore tout de ce larcin, qu'est-ce que c'était ?

— Un morceau d'étoile offert autrefois par une amie sorcière.

Le ton était plaintif, il examina Amir. Soudain, il se redressa et coassa de colère :

— Tu n'en sais rien, dis-tu ? Pourtant, je le vois là sur toi ! Voleur ! Menteur !

Le garçon effleura son talisman.

— Pas du tout, c'est un présent que j'ai depuis nombre d'années.

— Alors, c'est celui qui te l'a donné qui l'a volé.

Vers lui, d'un bond, se projeta le crapaud. Simultanément, un grondement retentit. Juste au lieu de son lit, un geyser d'eau jaillit. Amir autant pour éviter l'assaillant que le flot sauta sur une petite éminence proche. L'amphibien fut emporté, mais c'est avec aisance qu'il nageait dans l'onde libérée. Il s'approcha d'Amir puis gronda :

— Rends-moi mon bien !

Une réflexion rapide plus tard et la réponse arriva :

— D'accord, mais tu dois quitter cet endroit, car ta présence empêche les miens d'avoir accès à l'eau.

— Qui es-tu pour exiger de moi quoi que ce soit ?

— Celui qui possède ton morceau d'étoile et peut le briser.

Il le prit entre ses doigts et s'apprêta à le frapper avec violence contre le rocher. Il doutait en fait que cela suffise à le détruire, il le savait solide, mais il devait tenter ce pari.

— Non, attends !

L'enfant stoppa son geste :

— Décide toi et vite !

Le crapaud, dubitatif,médita sur la réalité de cette menace. Il décida de ne pas prendre de risque :

— C'est d'accord !

— Bien, je te le donnerai quand tu auras quitté le puits, et tu vas aussi m'aider à remonter.

— N'exagère pas ! coassa le batracien en bougonnant.

— Ne me tente pas !

Là, Amir désigna le rocher et son talisman. Le crapaud dit rapidement :

— D'accord, d'accord, monte sur mon dos !

Sur son énormité, Amir s'accrocha sans mal. Ainsi chargé, la singulière monture, d'un seul élan et puissamment sauta hors du puits. Le garçon eut à peine le temps d'appréhender qu'il se retrouva sous le ciel nocturne. Il descendit, chancela.

— À présent, respecte ta part du marché !

Sans se faire prier, même si cela l'attristait, l'enfant le para du talisman.

— Prends en soin, c'était un cadeau de ma mère.

Le batracien qui n'était pas vraiment méchant, assura :

— Tu peux compter sur moi.

Ensuite, il ne s'attarda pas. Un seul saut encore et il disparut dans la nuit. Amir se pencha au-dessus du puits, rempli à présent d'une eau fraîche et claire. Le doré de l'astre lunaire s'y reflétait. Fini pour les femmes et surtout sa mère les longues marches sous l'ardeur du soleil. Il frappa des mains, dansa et chanta et les étoiles valsèrent avec lui.

Le vieil homme termine ainsi. Le garçon rond surpris s'exclame :

— Comment ça, les étoiles dansèrent avec lui ?

— Oh, c'est façon de parler… Pour terminer le conte.

— Ah ? Après ?

— Après ?

— Amir a-t-il revu la déesse-serpent et le crapaud ?

— Ça va savoir, mais l'histoire ne le dit pas.

Déçu, l'enfant soupire de dépit et le vieil homme déclare :

— Il est tard, ouste tout le monde au lit !

Un concert de protestations, mais comme ils sont fatigués, ils obéissent. Le conteur reste seul, près du feu qui se meure. Puis il sent comme une caresse près de sa cheville. Il baisse les yeux, sourit :

« Hé ? Mon petit ami, tu étais là ? M'as-tu écouté ? »

Il le regarde sinuer sur sa jambe, avancer et s'infiltrer jusqu'à son visage et siffler à son oreille.

« Oui, tu as raison, il est temps pour moi de dormir aussi.»

Ainsi se releve-t-il, et le serpent sur l'épaule, le vieux conteur, regagne à pas lents sa demeure.

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