II.

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— Dix ans. Peut-être moins.

Thélie repoussa derrière son épaule ses multiples tresses dont les anneaux de ferraille et d’argent tintèrent légèrement. Elle reprit son examen :

— Les yeux sont crevés. La peau, criblée de trous.

— C’est les corneilles, m’dame la sentinelle.

La jeune femme laissa le cadavre pour se tourner vers le groupe de paysans. Voûtés comme des vieillards, ils tenaient contre leur poitrine fourches et pelles. Elle n’en prit pas compte : il était rare qu’elle n’éveille pas la crainte chez les autres. Pour ainsi dire, cela n’arrivait jamais.

— Tais-toi, idiot ! siffla un homme.

Il adressa une vilaine tape à un adolescent – peut-être son fils ? – qui se recroquevilla sur lui-même.

— Les corneilles ? répéta Thélie.

Personne ne lui répondit, chacun se contentant de lui adresser un regard torve ou de cracher par terre. Cela non plus, elle n’en prit pas compte.

— On veut pas s’mêler à une fille d’la souillure, osa enfin l’un d’eux.

— J’irais sans doute plus vite si vous me donniez plus de détails, rétorqua calmement la sentinelle.

— Mais c’est vot’travail, non ? explosa une fermière. Alors libérez-nous d’ce mal et déguerpissez ! Puis qu’on vous r’voie plus jamais à Marraubier !

Thélie dévia une pierre qu’un homme lui lançait.

— Sale chimère ! houspilla-t-il.

Inutile d’en faire toute une histoire. La jeune femme était habituée à ce genre de réaction, surtout de la part des paysans qui la considéraient souvent comme quelque chose de bien pire qu’un monstre. Les nombreux tatouages à l’encre noire sur son visage n’y étaient sûrement pas étrangers : runes protectrices ou incantations du malin fourmillaient sur sa peau blanche et aucun de ses ornements capillaires, aussi délicats soient-ils, ne parvenait à apaiser l’angoisse de ses interlocuteurs.

La horde de badauds se dispersa prudemment, laissant Thélie seule avec le cadavre de l’enfant.

— Bande de bouseux, grommela-t-elle enfin.

Son regard tomba sur le gamin éviscéré. Déjà entouré de mouches, le corps avait été ainsi laissé à l’air libre : seule présence d’esprit des villageois. Cela lui permit de l’examiner et de réfléchir sur l’origine de la mort. La sentinelle put ainsi constater qu’il avait été déchiqueté vif, mais pas dévoré. Un détail qui l’avait immédiatement interpelée. Quel genre de corneilles se livrerait à un tel carnage, par pur plaisir ? Thélie s’accroupit à côté de l’enfant, le visage fermé. Elle espérait seulement qu’il s’était rapidement évanoui et qu’il était parti sans souffrir outre mesure.

Un sentiment de lassitude l’envahit. Combien le baron lui avait-il promis pour lever le maléfice ? S’il ne s’agissait pas d’autre chose, comme d’un simple règlement de compte, par exemple. Quinze monarques, ni plus ni moins. De quoi tenir trois jours à peine sur les routes. À quoi bon ?

Thélie dirigea pourtant machinalement ses pas vers le deuxième cadavre mentionné plus tôt par les villageois, un peu plus loin dans les champs. Elle ne pouvait se permettre de refuser un contrat. Sa bourse était bien trop vide et rien d’autre ne pourrait la remplir. Depuis qu’elle était devenue sentinelle, son destin s’était lié à celui des créatures maléfiques. Un pied dans leur monde, mais pas tout à fait des leurs, elle ne trouvait sa place ni chez les abominations qui la considéraient comme une humaine, ni chez les humains qui la considéraient comme une abomination. Un sort partagé par toutes les sentinelles du continent, haïes et fuies, bien que leur existence soit essentielle à la survie des hommes.

— La mère du gamin, peut-être ? chuchota Thélie pour elle-même.

Bien plus amoché, le second cadavre était à peine reconnaissable. Des touffes de cheveux étaient éparpillées au sol, autour d’un crâne glabre et fendu par endroits. Le corps n’était plus qu’un ramassis de chair et l’odeur du sang, particulièrement prégnante.

— Vous êtes une sentinelle ? fit une voix infantile.

Thélie pivota sur elle-même pour apercevoir un petit garçon d’une dizaine d’années. Que ce soit à cause de ses tatouages, de ses armes ou de la réputation qui la précédait, l’enfant, intimidé, baissa soudain la tête pour révéler à la jeune femme la naissance de deux cornes pointues.

— Et toi, un panthore ? lui dit-elle avec un sourire.

De vives rougeurs colorèrent ses joues extrêmement pâles : embarassé, il passa brièvement la main dans ses cheveux châtains et bouclés.

— Tu n’as pas à me cacher tes cornes. Comment t’appelles-tu ?

— Petit-Gigot.

— Ton vrai nom, insista la sentinelle. Celui-ci n’est qu’un sobriquet que te donnent les enfants du village. Je me trompe ?

— C’est vrai, consentit le garçon, mais je ne n’en ai jamais eu d’autre.

— Tu es orphelin ?

— Je n’ai pas de parents, répondit-il simplement.

L’enfant-ovin s’approcha de Thélie, non sans curiosité. La jeune femme le laissa observer ses cheveux tressés, les pièces d’or qui lui faisaient comme une frange carillonnante, les curieux tatouages sur son visage. Aussi horizontales que soient les pupilles de Petit-Gigot, elle appréciait pour une fois y percevoir autre chose que du dégoût.

— Je pensais avoir la chair de poule en m’approchant de vous, avoua-t-il, à avoir le cœur qui bat fort ou à sentir une sueur froide le long de ma nuque, comme les adultes le disent. Mais vous m’inspirez bien moins la crainte que monsieur Russel. Vous êtes vraiment une fille de la souillure ?

— Monsieur Russel ? esquiva Thélie.

— L’homme pour lequel je travaille. C’est lui qui vous a jeté une pierre, tout à l’heure. Il dit souvent que si je ne suis pas sage, je finirai à l’avant d’une charrue pour la saison des labours. Il me fouettera tant que je bêlerai nuit et jour.

— Et tu bêles vraiment ?

— Bien sûr que non ! riposta Petit-Gigot. Je ne suis pas un mouton !

— Et moi, je ne suis pas un monstre. Cela n’empêche pourtant pas les autres de médire à mon sujet. Ne prends pas pour argent comptant tout ce qu’on te dit.

Le garçon plissa les yeux, en proie à une intense réflexion, puis un merveilleux sourire fleurit sur ses lèvres.

— Vous êtes spéciale, madame la sentinelle.

— On me le dit souvent. Tu peux m’appeler Thélie, lui glissa-t-elle.

Puis, revenant au cadavre à ses pieds, la jeune femme se demanda un instant ce qui la poussait à faire la conversation. Elle avait du travail… mais sa compagnie n’était pas si désagréable. Reprenant son sérieux, Thélie inspecta les alentours, espérant trouver d’autres indices quant à l’origine du maléfice qui sévissait à Marraubier. Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir, couchée dans le blé ravagé, une longue plume noire frémissant au vent. Elle la saisit délicatement, la leva devant ses yeux. Le panthore, derrière elle, épiait ses moindres faits et gestes. Si les autres refusaient toute discussion, lui, en revanche, se montrerait sans doute plus bavard…

— Tu as toujours habité ici, Petit-Gigot ?

— Monsieur Russel m’a accueilli tout bébé, confirma-t-il.

— Donc tu connais bien le village.

L’enfant hocha frénétiquement la tête, visiblement ravi de pouvoir échanger avec elle.

— Je connais chaque brin d’herbe du coin. Et chaque bâtisse ! ajouta-t-il fièrement. Les autres ne le savent pas, mais j’ai même découvert une cachette dans la vieille grange, juste à côté d’un nid d’hirondelles. J’étais justement monté là-haut quand les corneilles sont arrivées, ce matin.

— Tu les as vues ?

— Oui-da ! Grosses comme ça !

Petit-Gigot écarta excessivement les mains, de sorte à ce qu’il puisse mimer tout… sauf une corneille.

— Elles venaient de la forêt, continua-t-il – il était maintenant si excité que Thélie n’avait plus besoin de lui poser la moindre question – et elles ont ravagé les champs. Quand elles sont parties, les autres sont tombés à genoux. « C’est l’début d’la fin, c’est l’début d’la fin », qu’ils disaient. Entre ça et les loups qu’ont tué les bêtes de monsieur Yervant voilà trois jours… Il y a comme une lourde atmosphère à Marraubier. Vous savez, comme quand l’air est chargé d’orage mais que ça n’arrive pas à éclater.

Il sembla hésiter un instant, puis rajouta très bas :

— Moi, j’aimerais bien que ça n’éclate jamais. Ils ne le disent pas mais je sens qu’ils me regardent tous comme si tout ça, c’était de ma faute…

— C’est la raison pour laquelle tu t’es caché, ce matin ?

Le garçon hocha craintivement la tête. S’il était le seul de son espèce ici, alors Thélie n’était pas surprise qu’il ait été désigné comme bouc-émissaire. Souvent trop dociles – en dépit de la taille remarquable que pouvaient atteindre les cornes d’un panthore adulte – il était aisé de rejeter la faute sur eux.

— Tu as parlé de loups ? le relança la sentinelle en portant son regard vers la forêt au loin.

— Une meute entière ! s’exclama Petit-Gigot. Ils ont attaqué les vaches, fissa, et sont repartis d’un coup. Monsieur Russel s’est écrié qu’ils auraient dû me prendre, moi aussi. « Après tout, c’est le passe-temps des loups de sauter sur les moutons » …

— Ils n’ont pas dévoré les bêtes ?

— Heureusement que non ! Au moins, monsieur Yervant a pu distribuer la viande au village. Mais c’est que c’est tout de même embêtant… Depuis l’arrivée des réfugiés de Warren, on se serre la ceinture et les vaches pouvaient au moins nourrir tout le monde. Enfin, presque…

Maintenant, c’était clair pour Thélie. Quelque chose ou quelqu’un était derrière l’attaque.

— Des réfugiés, tu dis ?

Le panthore esquissa un sourire qu’on ne peut voir que sur les lèvres d’un enfant. Deux petites fossettes creusèrent ses joues pâles.

— Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?

— Je suis sur les routes, avoua Thélie. Et il est rare que je passe par la Tchédarie. La guerre menacerait-elle ?

— Pas la guerre ! réagit Petit-Gigot. Les rats, la maladie ! Les adultes disent qu’il y a trop de gens à la capitale et que le roi expulse les plus pauvres. Comme Marraubier n’est qu’à une heure à cheval de Warren, on en a récupéré un sacré lot. Mais même nous, on n’a pas assez de place pour les loger. Alors le baron a envoyé des gars dans la forêt pour couper du bois et construire des chaumines.

Thélie sentit un frisson désagréable lui remonter l’échine. Interpellée, elle se tourna vers la masse sombre d’arbres au loin et aperçut, grâce à sa vue bien supérieure à la moyenne, la fourrure d’un carnassier dans les fourrées. Lorsque ses yeux croisèrent ceux du loup, elle eut l’impression qu’une gueule béante refermait sa mâchoire sur son cœur. La sentinelle se crispa en portant la main à sa poitrine.

— Calme-toi… chuchota-t-elle.

Inquiet, le garçon inclina la tête pour chercher le visage de Thélie : il lui sembla découvrir l’ombre de dangereuses canines entre ses lèvres roses. Petit-Gigot fit un effort surhumain pour museler son instinct de survie et ne pas détaller.

— « Les gars du baron », comme tu dis, reprit la sentinelle, ont-ils laissé nues les souches ? Est-ce qu’ils y ont posé un œuf, ou une tranche de pain salée ?

L’enfant-ovin prit un air étonné.

— Ça j’en sais trop rien, on était occupé à préparer la moisson au village. Mais les loups ont aussi tué nos poules, il y a une semaine. Ça m’étonnerait qu’ils aient pu y poser un œuf. Et pour le pain, les adultes ne l’abandonneraient pas comme ça dans la forêt. On a tous faim en ce moment. Pourquoi ils feraient ça ?

Thélie réprima un grognement. Les paysans n’avaient décidément rien pour lui plaire.

— Où vous allez ? lança Petit-Gigot alors que la jeune femme s’enfonçait dans les champs, droit vers la forêt.

— J’ai compris d’où vient le maléfice, je vais m’en occuper. Toi, reste au village.

Les yeux du panthore scintillèrent de larmes.

— Emmenez-moi avec vous !

— Pas question. Si je ne me trompe pas, ce sera dangereux pour toi dans la forêt.

— Ça l’est aussi ici…

Thélie se tourna un instant vers le village. Derrière un mur de pierre défoncé, quelqu’un les regardait d’un œil mauvais. La sentinelle reprit sa route en faisant un signe de main au garçon.

— Tu viens, mais tu ne t’éloignes pas de moi. Et quand je te dis de partir, tu décampes plus vite qu’un mouton pendant la tonte.

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