III.

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— À quoi vous servent tous ces tatouages ?

Petit-Gigot suivait Thélie sur une butte de terre et s’amusait à sauter comme un chamois. La forêt était encore loin. Pourvu qu’elle ne se rapproche pas trop vite ! Il n’avait jamais passé un aussi bon moment que celui-ci.

— Lesquels ? lui demanda la sentinelle. J’en ai beaucoup.

— Les crocs sur votre menton.

Thélie passa deux doigts discrets sur les triangles noirs sous sa lèvre inférieure. Il était bien rare qu’on lui pose ce genre de question. Qu’on cherche à comprendre les signes qui teignaient sa peau au lieu de les condamner.

— Ce sont les marques d’un scellement.

Petit-Gigot sauta de la butte pour atterrir à côté d’elle. Ses yeux étaient comme deux grandes oranges jetées dans la neige.

— C’est donc vrai que vous avez une part du malin en vous ? s’ébahit le panthore.

— C’est plus compliqué.

— Et les écritures bizarres, sur vos tempes, qu’est-ce que c’est ?

— Des runes, pour renforcer le sceau.

— Et les dessins, sur vos paupières ? Et sur votre front ? Les sortes de petits gri-gris dans vos tresses vous protègent aussi ?

Thélie s’amusa de son impressionnant débit de parole.

— Tu es bien curieux, Petit-Gigot.

— Je n’avais jamais vu de sentinelles avant vous.

— Vous n’aviez donc aucun problème auparavant ?

Le garçon secoua la tête.

— Ça ne fait que deux semaines que les loups et les corneilles sortent de la forêt.

— Depuis la venue des réfugiés, j’imagine.

— Depuis qu’on est parti couper du bois, rectifia l’enfant-ovin. Enfin… vous n’avez peut-être pas tout à fait tort, finalement. Je ne saurais comment l’expliquer, mais je sens que l’arrivée des gens de la capitale a brisé quelque chose. Pourtant, ce n’est pas de leur faute, si ? Ils devaient bien trouver un endroit où se poser après avoir été chassés de Warren.

Thélie acquiesça. Les panthores entretenaient un rapport particulier avec la faune et la flore, bien plus fusionnel que les humains. Ils percevaient facilement la disharmonie du monde naturel, au point d’en tomber malade dans certains cas. Voire d’en mourir.

— Ils ont été bien accueillis, au village ? s’enquit la sentinelle.

— Pas vraiment, grimaça Petit-Gigot. Mais le baron s’est assuré qu’on ne les chasse pas à notre tour. Moi, je les trouve intéressants. Certains m’apprennent plein de choses sur la capitale. Ce qu’ils ont comme coutumes bizarres ! Warren n’est pourtant pas si loin d’ici. Ils sont un peu différents, c’est vrai, mais ce n’est pas si mal. Je me suis même fait un ami, Jonas. Enfin… il est parti, maintenant.

Sans doute le garçon déchiqueté de tout à l’heure. Thélie laissa un silence planer autour d’eux. Elle n’avait jamais été très douée pour les condoléances, aussi préféra-t-elle ne pas essayer.

— Vous avez des amis, vous ?

Cette question incongrue la surprit quelque peu.

— J’en ai, répondit-elle, mais ce sont presque toutes des sentinelles. Rares sont ceux qui veulent s’approcher de moi, tu sais.

— Je vous trouve pourtant gentille.

La jeune femme adressa un sourire reconnaissant à Petit-Gigot. Ce dernier remonta sur la butte, regarda pensivement en l’air puis bomba le torse. Quelques rougeurs refirent surface sur son visage avant qu’il ne déclare :

— En tout cas je suis votre ami, moi.

Thélie inclina respectueusement la tête et le garçon se remit à trottiner. Elle n’arrivait pas à effacer ce sourire persistant sur ses lèvres… Elle était véritablement touchée par sa candeur, un trait largement partagé par la race des hommes-ovins. Quel dommage qu’elle n’ait pas plus de panthores dans son entourage ! La vie serait alors peut-être plus agréable…

Malgré le souhait de Petit-Gigot, ils atteignirent bientôt la lisière de la forêt. Épaisse, elle laissait si difficilement passer la lumière que le garçon se rapprocha aussitôt de Thélie, apeuré. Il lui paraissait soudain pénétrer dans une grotte obscure.

— Je ne vois plus rien ! gémit-il.

Ses pieds avaient disparu dans le néant, tout comme la jeune femme dont il percevait pourtant la présence à sa gauche. Ressentant son angoisse, la sentinelle glissa sa main dans la sienne, si menue. Il était connu que les panthores avaient une mauvaise vision nocturne. Elle, cependant…

— Reste près de moi, tu vas t’habituer.

Nyctalope, Thélie mena Petit-Gigot avec une aisance naturelle, comme si elle était en plein jour. Le garçon, lui tourna souvent la tête avec cette impression de n’être qu’un appât. Après tout, il y avait des loups dans cette forêt ! Et monsieur Russel avait peut-être raison ?

Je ne suis pas un mouton ! se répétait-il.

Seul lui parvenait le gazouillis des oiseaux, clair et perçant, résonnant avec tant de profondeur qu’il pensa un instant progresser dans la plus immense des futaies – ou des cavernes. Pour se rassurer, il essaya de reconnaître les volatiles : rouges-gorges, mésanges, merles noirs. Il était familier du chant des corneilles et ne le reconnaissait pas parmi cette symphonie, une bonne chose en soi. Au ramage faisait contrepoint le pas lent mais assuré de Thélie, sur les feuilles et les brindilles. Il était accompagné d’un tintement régulier, celui de ses talismans en argent, bronze ou ferraille, qui sautillait à ses oreilles avec légèreté. À mesure qu’il s’apaisait, le petit garçon cornu distinguait davantage la silhouette rectiligne des arbres, le sentier, et bientôt, les rubans translucides et dorés du soleil d’après-midi.

Petit-Gigot n’était jamais venu dans cette forêt. Pourtant, il lui semblait bien que quelque chose d’inhabituel y régnât. Il sentait un profond déséquilibre autour de lui ; tous les arbres suintaient le courroux et la sève coulait comme autant de larmes. À nouveau inquiet, il se tourna vers Thélie pour découvrir un visage crispé : ses sourcils froncés soulignaient un regard animal. Un regard prédateur.

— Madame Thélie ? souffla-t-il d’une petite voix. Quel genre de monstre est scellé en vous ?

La sentinelle mit un temps de trop à répondre. Une sueur froide coula le long de la nuque de l’enfant.

— Si je te le dis, seras-tu vraiment rassuré ?

Le panthore buta à son tour sur ses mots. Un poids alourdit alors le cœur de Thélie. Quelle idiote elle avait été d’avoir pensé un instant pouvoir se lier d’amitié avec un autre, panthore soit-il ! C’était toujours la même rengaine : lorsqu’on découvrait sa vraie nature, le secret si farouchement protégé par chaque sentinelle, alors elle n’était plus qu’un monstre. Finalement, n’était-ce pas véritablement le cas ? La jeune femme se mentait peut-être à elle-même…

— Si tu as peur, il est encore temps de partir.

Thélie fut étonnée de sentir la main de Petit-Gigot serrer davantage la sienne.

— Je n’ai pas peur de vous, déclara-t-il. Les autres aussi ont un monstre en eux. Enfin, je ne prétends pas qu’ils soient méchants avec moi, mais…

Il se mordilla les lèvres, comme un enfant incapable de dire le moindre mal. Il se lança finalement :

— Mais vous voyez, vous, vous ne m’avez pas une seule fois appelé « stupide mouton ».

Il était vrai que cette idée ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Les paroles de Petit-Gigot enveloppèrent son cœur de tendresse.

Interpellée par un bruissement de feuilles, la sentinelle tourna tout à coup la tête. Le panthore aussi entendit : son visage devint plus pâle que la neige lorsqu’il découvrit les deux yeux luisants d’un loup.

— Derrière moi ! commanda Thélie.

Le garçon ne se fit pas prier : d’un bond, il se blottit dans l’ombre rassurante de la sentinelle alors que le carnassier s’élançait vers eux. Thélie sortit un petit couteau de sa ceinture, se laissa renverser par la bête. Pendant les quelques instants de leur lutte acharnée, le panthore eut du mal à différencier la jeune femme du loup : elle se mouvait avec autant d’agilité et, à moins qu’il ne rêvât, il crut bien qu’à la gueule bordée de crocs de la bête s’opposaient des canines aussi acérées que les siennes. Des grognements et des couinements déchirèrent la forêt jusqu’à ce que l’animal s’immobilise, dominé par Thélie. La sentinelle avait les dents plantées dans son cou.

Petit-Gigot déglutit bruyamment : elle aspirait quelque chose. Quelques instants plus tard, Thélie tourna la tête pour recracher une gorgée de sang dans l’herbe. Elle laissa le loup détaler entre ses jambes, qui avait perdu toute rage sanguinaire. Lorsque la sentinelle croisa les yeux du panthore, elle essuya ses lèvres maculées avec gêne.

— Ce n’était pas un loup ordinaire, lui expliqua-t-elle.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

— Je l’ai libéré du maléfice qui le contraignait.

Son gilet de maille, auquel était accroché des médailles d’étain et que Petit-Gigot distinguait sous sa cape de coton, était partiellement déchiré. Quelques amulettes avaient été éjectées durant le combat, gisant maintenant sur le sol terreux de la forêt, et Thélie s’en trouva ennuyée. Prenant les devants, le garçon se précipita par terre pour rassembler et lui rendre ses ornements, un geste que la sentinelle remercia d’un large sourire.

— Ce loup ne sera pas le seul, le prévint-elle tout en rangeant ses talismans dans une sacoche. Il sait qu’on est là.

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