I.

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— Tâchons de ne pas causer trop de problèmes.

Les paroles de Thélie provoquèrent un fou rire chez sa camarade.

— Deux sentinelles dans une si petite ville ? Comment voudrais-tu que les choses se passent mal ?

— Mel, je t’en prie…

— Ne t’inquiète pas, ma belle, reprit l’autre avec un clin d’œil. Je serai aussi sage qu’une gargouille.

Thélie soupira. Armel ? Sage ? L’avait-on seulement déjà vue tenir sa langue ?

Les deux sentinelles poussèrent la porte de la taverne de Bourg-Chapon. Aussitôt, une bonne odeur de soupe à l’oignon, mélangée au fumet d’une entrecôte enrobée de miel, excita les papilles de Thélie. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas mangé à sa faim…

Les discussions avaient cessé dès qu’on avait reconnu sur leur visage les tatouages si caractéristiques des sentinelles. Quelques messes basses furent échangées, des regards soupçonneux lancés, mais les dieux soient loués, aucune insulte proférée. Ne souhaitant pas pousser leur chance plus loin, elles allèrent s’asseoir dans une alcôve de la pièce commune, à l’écart.

— Plutôt polis, les gens d’ici, remarqua Mel.

— Parce qu’ils ont besoin de nous, ça se sent.

— Ah… La bonne odeur de l’imploration !

Mel fit un signe de menton à sa camarade : le tavernier, un homme d’une quarantaine d’années, venait déjà vers elles. Et ce, non sans trembler de tous ses membres.

— C’est un honneur de vous recevoir dans mon humble établissement, mesdames sentinelles.

De mieux en mieux. Mel se délecta de l’excès de politesse – avec un peu trop d’exagération, elle-aussi. Thélie décida de prendre la main avant qu’une maladresse ne compromette l’échange.

— Nous avons entendu des rumeurs concernant un loup-garou, déclara-t-elle.

— Vous avez bien entendu, confirma le tavernier. J’en ai d’ailleurs informé le vicomte. Venez-vous de sa part ?

— En effet, mentit Thélie.

À vrai dire, elle et Mel s’étaient retrouvées parfaitement par hasard à Bourg-Chapon, après s’être rencontrées parfaitement par hasard sur la route. Cela faisait donc beaucoup de parfaits hasards. Néanmoins, elles avaient remarqué avec l’habitude que répondre par l’affirmative à ce genre de questions leur assurait une meilleure reconnaissance. Par ailleurs, si le vicomte était à l’origine du contrat de chasse, alors la récompense pour l’exécution de la bête avait sûrement de quoi être alléchante…

— Nos appels ont été entendus, remercia le tavernier en levant les mains.

— Que pouvez-vous nous dire à son sujet ? Vous l’avez vu ?

Le tavernier fit un signe à sa femme derrière le comptoir. Il s’assit à la table des sentinelles, les mains nerveusement liées, tandis que sa compagne leur servait quelque rafraîchissement. Mel ne manqua pas de s’en réjouir.

— Il a eu ma fille, dit l’homme dans un souffle. Sa première victime. Ma Karmélie.

— Première victime ? Comment pouvez-vous en être sûr ?

— C’est la première à avoir disparu.

L’homme avala quelques rassades avant de reprendre, le regard las :

— C’était un soir comme les autres, mais elle manquait à l’appel lors du souper… Il l’a dévorée toute crue, le salaud ! On n’a pas même retrouvé son corps. Depuis, les disparitions s’enchaînent. À l’aube, la lande est parsemée de morceaux de chair. Un vrai cauchemar…

Mel tourna discrètement ses yeux vers son amie. Cette dernière tenta de l’ignorer, mais un tic nerveux la trahit.

Je sais à quoi tu penses, songea Thélie. Mais ne tirons pas de conclusions hâtives. Il nous faut plus d’informations.

— Votre fille avait-elle des soucis, avant sa disparition ? lança Mel avec crudité.

— Pas plus que d’habitude, bafouilla le tavernier. Toujours dans son monde, mais ça, rien d’anormal. Qu’est-ce que ça à avoir avec le garou ?

— Ils s’attaquent bien volontiers aux personnes faibles. Réfléchissez-bien : ces derniers temps, n’avait-elle rien vécu de traumatisant ? Une trahison, un échec… un amour déçu ?

— Qu’est-ce que vous me chantez-là ? s’emporta l’homme. Pas un seul godelureau ne tournait autour de ma Karmélie ! Et si c’est l’œuvre d’un des gars du village, ses jours sont comptés !

— Pardonnez ma camarade, intervint Thélie. Pour cerner la bête au plus vite, il nous faut un maximum d’informations. Mais votre fille n’est pas sa seule victime. Pourriez-vous nous donner le nom des autres ?

Mel encaissa un coup de pied sous la table tandis que le tavernier dressait une liste pour le moins inquiétante. Quatre morts par semaine, depuis un mois. Les sentinelles avaient affaire à un garou très actif.

— La mère du dernier affirme l’avoir vu enlever son fils, précisa l’homme. Un monstre poilu, selon ses dires, dressé sur ses pattes-arrière et la gueule bordée de crocs. Si ça ce n’est pas un loup-garou, alors je ne suis pas tavernier !

— On règlera le compte au meurtrier de votre fille, affirma Mel en croisant les bras, ne vous en faites pas. Cependant, un petit repas ne serait pas de refus avant que nous partions en chasse. C’est qu’il se fait tard, le crépuscule pointe à l’horizon…

Le tavernier se confondit en mille courbettes qui amusèrent la sentinelle.

— Bien sûr, bien sûr ! Et ne vous inquiétez pas de l’addition, je vous en fais cadeau.

Le tavernier sauta dans sa cuisine et on entendit depuis la salle commune les cris qu’il lança à ses subalternes. De nouveau seules, Mel en profita pour s’étirer avec la grâce d’un chat sur son assise.

— Surtout, ne me remercie pas, dit-elle dans un bâillement.

— Tu as toujours été meilleure négociante que moi, s’amusa Thélie.

— Qu’est-ce qu’on fait, alors ?

— On interroge les autres. Si le tavernier n’exagère pas, le garou est puissant. Mais il reste aux alentours de Bourg-Chapon. Ça veut donc dire qu’il a une tanière dans le coin…

— Ou qu’il vit parmi eux, finit Mel. Ce dont tu ne sembles pas du tout convaincue.

— Je préfèrerais être sûre.

— Soit ! Tu ne m’en veux pas si je reste ici ? J’ai toujours eu horreur des interrogatoires… Et puis, de bonnes côtelettes nous attendent…

Thélie n’eut pas le temps de répondre, bien que des mots fort inspirés lui fussent immédiatement venus à l’esprit pour qualifier la paresse de sa camarade : un groupe de cinq hommes se dirigeait vers leur table, roulant des épaules.

— Ça sent le roussi, pesta-t-elle.

— Mais non, ils ont l’air très aimables, rétorqua Mel. Regarde, l’un d’eux caresse son cou avec son pouce… Ça m’excite presque…

— Arrête tes bêtises. Pas de vagues, tu te rappelles ?

Le groupe forma bientôt une barrière entre elles et le reste de la salle commune. L’un d’eux, le plus costaud, frappa la table avec ses mains. Ni Thélie ni Mel ne cillèrent. La seconde fut même prise d’une bouffée de chaleur incongrue.

— Vos sales gueules ne sont pas les bienvenues à Bourg-Chapon, siffla-t-il.

Un crachat atterrit parfaitement dans le verre de Thélie, qui dut faire un effort surhumain pour ne pas désobéir elle-même à l’ordre qu’elle avait donné à son amie.

— On ne fait que passer.

Elle ne put tout de même s’empêcher d’ajouter :

— Et bienvenues ou pas, vous avez visiblement besoin de nous.

Sa réponse enragea l’homme qui frappa une seconde fois, sans obtenir plus de réactions. Un autre tas de muscles lui attrapa alors l’épaule pour le faire reculer, puis planta ses yeux dans les leurs. Un mauvais sourire fendit ses lèvres.

— Il paraît que les filles de la souillure ont des tatouages jusqu’à leur minou. C’est vrai ?

La horde de coqs s’esclaffa sans retenue. Thélie poussa un soupir. Fidèle à elle-même, Mel trouva quant à elle la situation fort amusante. Elle se leva sensuellement, coupant brusquement court à tous les rires. Les bagues de sa longue chevelure noire, parfois rassemblée en tresses, tintèrent en glissant élégamment sur son dos. Thélie apprécia la grâce de sa camarade : elle avait toujours su mettre à profit ses charmes, pour les bonnes ou les mauvaises raisons. Celles-ci s’apprêtaient à être mauvaises, sans aucun doute.

Mel fit courir ses doigts sur la chemise du plaisantin avant d’empoigner brusquement son col. Confus, le costaud se laissa attirer vers l’avant et la sentinelle rapprocha ses lèvres de son oreille.

— C’est vrai, susurra-t-elle. Ce sont même les plus délicats. Tu veux que je te montre ?

L’homme se jeta en arrière, entraînant avec lui l’entièreté du groupe dans un mouvement de recul dégoûté. Forniquer avec une sentinelle, c’était le summum de l’impureté. Tout le monde se révulsait à cette simple idée – même si nombreux étaient ceux qui la fantasmaient secrètement.

— Tu vaux pas mieux qu’une catin, éructa celui qui riait de sa propre blague quelques instants plus tôt.

— Et je le regrette chaque jour… déplora Mel. Celles-ci, au moins, peuvent se blottir dans les bras d’un homme tout en étant payée. Moi, rien ne m’assure de partager un lit avec l’un de vous. À combien de temps remonte ma dernière fois ?

La sentinelle avait pris un air si tragique en retombant sur sa chaise que Thélie se retint difficilement de pouffer.

— Dégoûtante, vomit un gars de la horde.

— Répugnante, reprit en écho un de ses voisins.

Le groupe se dissout ainsi de lui-même, laissant bientôt tranquilles les deux camarades.

— Belle prestation, la congratula Thélie.

— N’est-ce pas ? s’amusa Mel. Et tu as vu ? Sans faire de vagues.

Thélie applaudit humblement. D’un air triste, sa camarade gratta pensivement la crasse sur leur table.

— J’aurais pourtant aimé que l’un d’eux ait un peu plus de jugeote. J’étais sérieuse, tu sais. Ça fait tellement longtemps qu’un homme ne m’a pas regardée…

— Tu parles trop vite, comme toujours, l’interrompit Thélie.

Mel suivit le regard de sa partenaire pour découvrir l’un des costauds adossé contre un mur de l’autre côté de la taverne. Il avait une posture aguicheuse qu’elle ne fut pas en peine d’interpréter.

— Tu sais, j’ai toujours considéré que tu étais plus efficace en mission solitaire, déclara hâtivement la jeune femme.

Elle s’était déjà levée de sa chaise.

— Tu ferais donc mieux de mener les interrogatoires toi-même. Moi, j’ai comme l’impression qu’une petite affaire m’attend…

Thélie ne prit pas la peine de la retenir : elle connaissait assez bien Mel pour savoir que c’était peine perdue. Abandonnée par sa camarade, elle se retrouva alors un instant idiote. Pour tromper sa gêne, elle voulut boire quelques gorgées de sa boisson, se rappela du crachat, attrapa le verre de Mel. Vide. La sentinelle grogna en silence.

Ça, ça veut dire : mets-toi au travail.

Thélie scruta la taverne depuis son alcôve. Par où commencer ? Peut-être y avait-il dans la salle commune une connaissance d’une des victimes ? Après tout, le lieu avait l’air d’être un centre d’animation incontournable à Bourg-Chapon. Élargissant ses perceptions, elle fit sauter quelques gonds de son sceau pour laisser place à l’autre. Son ouïe s’affina, peut-être même un peu trop pour le tapage assourdissant de la taverne. Elle espionna les conversations avant de comprendre qu’il s’agissait d’une perte de temps : ils étaient tous gris ici.

La porte de la taverne s’ouvrit ; une fille, de seize ans tout au plus, pénétra dans la salle commune avec un air craintif. Elle se figea aussitôt qu’elle découvrit la présence de l’étrangère dans l’alcôve.

L’odeur de la peur…

La fille fit marche arrière. Thélie se leva de sa chaise.

Toi, je sens que tu as des choses à me dire.

La sentinelle se lança à sa poursuite alors qu’elle partait en courant. Sortant de sa cuisine, le tavernier chargé de plats succulents fut bien marri de découvrir la table désertée…

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