II.

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— Regardez-moi ces moutons… Un vrai festin pour le graoully s’il nous faisait la grâce de descendre parmi nous.

— Emmeryn… Vous n’y songez pas ?

— N’ayez crainte, Thélie. Ce n’est que pure plaisanterie. Et puis, l’Être Suprême les protège de toute menace, c’est évident. Voyez par vous-même.

La sentinelle esquissa un sourire amusé en contemplant la cohue sur la place centrale de Vercendres. « Des moutons » … C’était bien gentil. Les hommes et les femmes ici présents avaient plutôt l’allure de singes en transe ou soûlés au mauvais vin. Si Emmeryn ne lui avait pas révélé plus tôt l’origine de leur folie, elle aurait cru débarquer à la capitale en plein carnaval. Un carnaval on ne peut plus ordinaire, avec ses accoutrements inspirés, ses couleurs, ses cris. Et ses rixes armées.

— On dirait que les hommes du roi n’ont pas réussi à retenir leurs flamberges, regretta Emmeryn.

Thélie remarqua la présence d’une estrade au centre de la place. D’une voix forte mais inefficace, sire Yerri tentait d’apaiser la foule enivrée par le départ imminent de la « procession sacrée ». À ses côtés, vêtu d’une longue robe blanche, Klementh levait les mains au ciel et prononçait des paroles inaudibles.

— Je ne dois pas le laisser partir, s’inquiéta la sentinelle. Sait-il au moins comment combattre un graoully ?

— Votre inquiétude est tout à votre honneur, Thélie. Cependant, je doute que vous puissiez faire la moindre chose pour empêcher le convoi de partir vers l’amphithéâtre. Même le roi semble impuissant…

— Yerri est dépassé, c’est le cas de le dire.

Thélie jeta un coup d’œil rapide aux alentours, frustrée du bain de foule qui la séparait de l’estrade.

— Il faut que je le rejoigne et que je lui prête main-forte, déclara-t-elle.

— Croyez-vous seulement que nous ayons une chance de ressortir vivantes de cette marée humaine ? s’affola Emmeryn.

— Serrez-vous contre moi, mes tatouages se chargeront de nous ouvrir un passage.

— Ou de nous ensevelir davantage…

Malgré ses craintes, la druidesse se laissa entraîner contre la poitrine de Thélie qui l’enferma dans ses bras. Elle s’abandonna volontiers à sa protection, voyant là l’occasion d’admirer de plus près les nombreux dessins et inscriptions à l’encre noire sous ses manches retroussées. La druidesse s’en était montrée particulièrement curieuse sur le chemin de la capitale…

— Incroyable, du vieux parler magravien, murmura-t-elle, ébahie.

Thélie donna un coup d’épaule qui surprit un fanatique ; lorsque ce dernier découvrit les marques sur son visage, il se décomposa si brusquement que la sentinelle aurait juré pouvoir le faire tomber d’un simple regard.

— Cette lettre… Mais qu’est-ce que c’est ?

Soucieuse de la sécurité de la druidesse, Thélie intensifia son étreinte et l’odeur de lavande l’embauma majestueusement. Elle balaya les mille senteurs, effluves corporelles et épicées que macérait la foule.

— Par tous les dieux ! Du tchédarois antique ! s’exclama Emmeryn, insensible à l’agitation autour d’elle.

— Vous risquez de ne jamais vous en sortir à ce rythme, lui lança Thélie. Mon corps entier est recouvert d’anciens langages, parfois même oubliés de tous.

— Pourquoi autant ?

— Pourquoi pas ? Dans le métier, on préfère prévenir plutôt que guérir.

— Je mourrais d’envie de tous les recopier… s’enfiévra la druidesse.

— Une autre fois, peut-être, s’étrangla Thélie, embarrassée par la demande.

Emmeryn avait-elle compris que les signes s’étendaient bien au-delà de ses bras ?

Thélie parvint à l’estrade à force de bousculades. Se jouant des gardes royaux, elle se hissa sur la plateforme en bois avant de tirer Emmeryn de la foule : un sourire gêné fleurit sur les lèvres de la druidesse alors qu’elle finissait à nouveau dans ses bras.

— Thélie !

Leur soudaine apparition n’était pas passée inaperçue à sire Yerri. Les yeux brillants de soulagement, il écartait grand les bras, étirant son pourpoint d’argent frappé de l’alérion doré lorthanien.

— Votre Majesté, salua la sentinelle en s’inclinant.

Un coup d’œil à Emmeryn tordit aussitôt le visage avenant de sire Yerri, qui tenta d’échapper au regard foudroyant de la druidesse en grattant sa petite barbe soyeuse.

— Moi qui pensais que tu venais à mon secours… marmonna-t-il.

— Mais j’y cours, rétorqua Thélie. Peux-tu m’expliquer quelle folie t’as poussé à engager un religieux pour chasser un monstre ?

— Il s’est engagé tout seul, grommela sire Yerri. Et il a investi ma capitale avec une ribambelle de bouffons à la solde de l’Être Suprême. Que voulais-tu que je fasse ? J’ai le cul bordé de nouilles d’avoir réussi à garder la couronne depuis l’arrivée de ce foutu graoully…

— Thélie, souffla Emmeryn, je crois que nous ne plaisons pas beaucoup…

C’était peu dire : la foule entière s’était mise à crier une seule et même insulte à l’encontre de la sentinelle : « Sale chimère ! »

— N’ayez crainte ! s’exclama Klementh de l’autre bout de l’estrade. Rien ni personne ne pourra me détourner de ma mission sacrée ! L’Être Suprême nous sauvera tous et condamnera cette chimère au supplice du feu éternel !

— Les seules flammes éternelles sont celles du graoully, nuança Thélie, et elles ne s’abattent que sur les imprudents.

— Si c’est là le souhait de l’Être Suprême, je finirai en martyr !

Un grognement échappa à la sentinelle : de nombreuses fois elle avait eu affaire aux membres du culte, mais ce Klementh-là ne ressemblait à aucun d’entre eux. C’était un sourd, aveuglé par une foi extrême. Autant partir affronter la bête avec un thuriféraire plutôt que d’initier un quelconque dialogue avec lui. Par folie peut-être, Thélie tenta néanmoins la seconde option.

— Comment comptez-vous l’abattre ? s’enquit-elle. Vous trémousser devant lui ne fera que le rendre plus nerveux. Et lorsqu’un graoully est nerveux, son appétit augmente. Il y aura plus de morts.

— Que des païens ! riposta Klementh. Nous en serons débarrassés ! Le monstre impur n’oserait dévorer les enfants de l’Être Suprême.

Je doute que le graoully ait de telles considérations au moment de festoyer… soupira Thélie.

— Seul notre maître saurait occire la bête, annonça Klementh, plus pour la foule que pour son interlocutrice cependant. Combien de soldats ont déjà péri ces derniers jours ? Combien de lames ont échoué à libérer Vercendres du diable païen ? N’est-ce pas l’évidence que l’Être Suprême est le seul à pouvoir nous sauver ?

— La carapace du graoully est plus solide que l’armure du meilleur chevalier, s’entêta Thélie, sans une considération pour les exclamations des fidèles. Nulle pierre et nul javelot ne pourrait la transpercer. Il est évident que personne n’ait pu en venir à bout. Laissez-moi m’en occuper, je sais où réside sa faiblesse.

Peine perdue, encore une fois : Klementh se remettait à psalmodier des paroles votives, reprises en chœur par les fanatiques les plus proches de l’estrade.

— Folie, grogna la sentinelle.

— Je t’avais prévenue, regretta sire Yerri. Il n’y a plus qu’à les laisser succomber à leur propre bêtise…

— Et à transformer ta capitale en cimetière de cendres, ajouta Thélie. Bon sang Yerri, tu sais comme moi qu’un graoully devient plus dangereux à mesure qu’on l’oppresse. Par pitié, dis-moi au moins que tu connais son âge, que je sache jusqu’à quel point je dois m’inquiéter. Ou ne serait-ce que son sexe ? Dis-moi que tu as envoyé tes hommes l’observer avant de l’attaquer.

Navré, le souverain gratta nerveusement sa belle chevelure brune, à laquelle la précieuse huile de ricin – dont il ne se lassait visiblement toujours pas – accordait brillance et douceur. Oh, sire Yerri était assurément élégant : il en était d’ailleurs bien conscient. Néanmoins, la délicatesse lui faisait bigrement défaut. Au moins se rattrapait-il souvent avec son esprit, aussi rusé qu’un renard… Mais visiblement pas assez pour songer à prendre de telles précautions.

La situation en était là lorsqu’un cri perçant déchira jusqu’au tumulte de la foule. Il ne s’agissait pas un hurlement de joie, encore moins de dévotion, mais bien une pure expression de la terreur. Thélie se tournait déjà vers le ciel quand les badauds s’horrifiaient tous en chœur :

— Taisez, taisez-vous ! Le graoully ! Le graoully arrive !

Peut-être attirée par le bruit, la bête rasait en effet le toit des maisons à colombages si caractéristiques de la capitale. Son ombre remonta rapidement la foule, qui se jeta au sol à son passage, terrifiée. Lorsqu’elle survola l’estrade, Thélie eut pour seul réflexe de tirer Emmeryn contre elle – au grand regret de sire Yerri qui ne trouva personne à qui s’accrocher, si ce ne fut un pauvre soldat royal à deux doigts de tremper sa culotte. Le graoully gratifia l’assemblée d’un rugissement tonitruant, dont l’écho se trouva amplifié par les façades de la place centrale. Déjà les fervents de divisaient en deux groupes : les uns, craignant la mort plus que l’Être Suprême, disparaissaient dans le moindre boyau ; les autres, trop exaltés pour ce genre de considération, levaient le poing vers le ciel et les yeux vers Klementh, impassible sur l’estrade. Thélie fut épatée par l’homme, qui n’avait pas bougé d’un iota au premier passage de la bête. Car la sentinelle connaissait assez les graoullys pour savoir qu’elle venait d’assister à un simple vol de repérage. Il reviendrait très vite, cette fois-ci la gueule grande ouverte, prêt à cracher des flammes.

— Courez ! hurla Thélie. Éloignez-vous de la place ! Ne rentrez pas dans les maisons !

Trop tard, hélas : le graoully faisait déjà demi-tour, inclinant sa tête saurienne pour mieux retrouver sa victime choisie quelques instants plus tôt. On aurait cru le voir sourire lorsqu’il ouvrit la gueule et, d’un battement d’ailes membranées, il cracha une gerbe impressionnante de flammes entre ses deux rangées de dents pointues. Thélie sauta de l’estrade pour se jeter au sol, protégeant avec son corps une Emmeryn tétanisée. De manière incongrue, la sentinelle regretta de voir ses beaux cheveux dorés salis par la boue de la capitale mais se reconcentra bien vite. Un coup d’œil circulaire lui apprit que sire Yerri les avait imitées, accompagné par son fidèle ami aux braies désormais franchement mouillées, tandis que Klementh n’avait toujours pas bougé, les bras excessivement levés vers le ciel.

— Ne craignez rien, mes frères ! tonnait-il. L’Être Suprême est miséricordieux !

La mâchoire de Thélie manqua de se décrocher : et quelle miséricorde ! Des braises avaient volé tout autour de Klementh en prenant bien soin de l’éviter, lui et son magnifique vêtement dont le blanc immaculé aurait assurément pu servir de repère au graoully. Le reste de la place, en revanche, n’était visiblement pas assez dévote pour mériter le salut de l’Être Suprême : le feu brûlait les premières victimes, ravageait les premières maisons dont la promiscuité assurait un parfait désastre à la capitale.

— Yerri ! s’exclama Thélie. Envoie tes hommes puiser l’eau de la Sèye, tout de suite !

— Et le graoully ? s’inquiéta-t-il, trop angoissé pour relever l’effronterie de son amie.

— Je m’en occupe.

Alors que les soldats décampaient vers la rivière, les bras chargés de tout ce qui pouvait avoir l’allure d’un sceau, la bête piqua vers la place pour attraper dans sa gueule un jeune homme d’une vingtaine d’années. Elle laissa pour seul souvenir de lui une jambe élégamment bottée de cuir, laquelle retomba dans un bruit mou sur la tête d’un des fuyards. Le graoully reprit de l’altitude et Thélie suivit son vol avec attention ; ses ailes de chauve-souris, transpercées par la lumière du soleil, s’agitaient énergiquement. Le signe qu’il comptait regagner son antre, et la sentinelle ne fut pas la seule à le comprendre.

— Partons, mes frères ! s’exclama Klementh en sautant de l’estrade. Partons tuer l’émissaire du Malin !

Accompagné par ses ouailles, l’homme suivit le sillage enflammé de la bête. Thélie devait impérativement le rejoindre. Mais avant cela…

La sentinelle aida la pauvre druidesse, brusquée par les évènements, à se redresser. Puis, mettant genou à terre :

— Emmeryn, me permettriez-vous d’emprunter votre étole ?

Surprise, l’ovate prit quelques secondes avant de réaliser ce que Thélie venait de lui demander. Sans pourtant poser de questions, elle dénoua le morceau de tissu blanc et révéla l’ouverture délicate de sa robe, qui laissait ses épaules dénudées. La sentinelle porta discrètement l’étole à son visage ; elle sentait merveilleusement bon la lavande.

— Rends-la moi sans faute, lui ordonna Emmeryn.

Sa voix trahissait une certaine émotion qui toucha Thélie. Toujours à genou, elle tourna vers elle un regard lumineux.

— N’aies pas peur, la consola-t-elle. Quand la récompense en vaut la peine, sache que nous nous efforçons à revenir en vie auprès de ceux que nous aimons.

Alors que ses joues prenaient peu à peu la couleur des roses, Emmeryn repoussa quelques mèches dorées d’une main tremblante.

Encore ce geste…

— Et quelle serait cette récompense ? murmura-t-elle.

— Cela, c’est à toi de le décider.

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