III.

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La procession sacrée était déjà arrivée à l’amphithéâtre lorsque Thélie parvint enfin à rattraper la tête du cortège. Comme la bâtisse était légèrement excentrée, il avait fallu jouer des coudes tout le long de l’allée principale pour atteindre les murs de la ville. Là, comme un entonnoir, la grande porte avait déversé la foule qui s’était progressivement agrandie. Les dévots se mêlaient désormais aux badauds, qui eux-mêmes se mélangeaient aux simples assoiffés de sang et de violence, bien convaincus que l’attraction du jour allait leur donner de quoi discuter plusieurs semaines durant.

L’amphithéâtre trônait sur la plaine qu’entourait Vercendres, légèrement penché, un poil démoli, comme le jouet d’un géant abandonné au sol après avoir bien servi. Vestige des temps anciens, il avait en effet passé son âge : cela faisait bien longtemps que plus personne ne l’entretenait, laissant cet immense espace libre pour les animaux, les bandits… et les graoullys, visiblement. Thélie avait maintes fois conseillé à sire Yerri de le rénover, d’en faire quelque chose, n’importe quoi, d’y organiser des spectacles à l’occasion… Il lui paraissait dommage d’abandonner aux affres du temps une si belle construction, mais que pouvait-elle y faire ? Les héritages antiques n’avaient plus la côte, surtout depuis l’apparition du culte quelques siècles auparavant.

Avec autant d’ardeur qu’une armée eut pris un château – sans les armes, cependant – les fervents s’infiltrèrent dans l’amphithéâtre sous l’égide d’un Klementh vociférant. Paniquée par le tumulte, Thélie n’eut néanmoins d’autre choix que de les suivre dans l’ombre des galeries, qui amplifiaient le bruit de bottes sur la pierre.

Le graoully va être affolé, s’inquiéta-t-elle.

Un rugissement bestial confirma ses craintes. Débouchant sur les gradins après une série d’escaliers, Thélie se précipita contre le garde-corps en marbre où se pressaient déjà nombre de spectateurs : elle découvrit le graoully, posé en plein milieu de l’arène, étendre ses ailes membranées et gonfler son gosier. Ses épaisses écailles vertes se dressaient sur son dos, montrant qu’il était apeuré par la brusque venue d’inconnus dans son antre. Ce même antre qu’avait été abandonné avec dédain depuis plusieurs générations et qu’on maudissait. Thélie avait de quoi comprendre sa confusion.

Par elle ne savait quelle sorcellerie, Klementh se trouvait déjà en bas, face au monstre. Sous le soleil, l’éclat de sa robe blanche aggravait l’insécurité du graoully. Repliant ses ailes, ce dernier laissa son corps tomber sur ses petites pattes de crocodile et grogna de plus belle quand le religieux leva sa paume vers lui. D’un geste excessivement solennel.

Qu’est-ce qu’il fait, le con ? s’affola Thélie.

La foule sur les gradins hurlait à plein poumons, tant et si bien que la sentinelle ne parvint à entendre les paroles de Klementh. Mais en avait-elle véritablement besoin ? Ses lèvres esquissaient trop souvent le nom de l’Être Suprême pour qu’elle n’en saisisse pas aisément le contenu.

Presque autant agacé par cette mascarade que Thélie, le graoully décida d’en finir avec cette fichue poupée de lin qui faisait d’étranges mouvements de la main. Il agita ses ailes, s’éleva de quelques mètres, puis ouvrit la gueule : un signe qui poussa la sentinelle à immédiatement entrer en action. Sautant du garde-corps sous l’œil affolé des spectateurs, elle chuta sur plusieurs mètres avant de se réceptionner à quatre pattes, comme l’aurait fait une garache. Le graoully piquait déjà, droit vers l’homme du culte… et l’aurait sûrement démembré si la sentinelle ne l’avait pas poussé hors de sa trajectoire. La bête n’échoua pourtant pas entièrement dans son offensive : repartant dans le ciel, elle se délecta du sang de Klementh dont elle avait écorché le bras et, plus assurément, de celui de Thélie qui s’était prise l’attaque de plein fouet.

— Partez ! cria-t-elle au religieux dont la robe se gorgeait peu à peu de rouge.

— C’est à vous de quitter ces lieux ! rugit-il. Si vous n’étiez pas intervenue…

— Vous ne seriez plus de ce monde !

Thélie porta la main à ses côtes, le visage crispé par la douleur : son gilet de maille avait été rudement déchiré, répandant sur le sable de l’arène ses talismans d’étain. Elle réprima un gémissement en constatant la profondeur des blessures qui entaillaient son abdomen.

— J’ai foi en l’Être Suprême ! Il me sauvera !

— Tu n’es qu’un idiot.

La sentinelle infligea un rude coup à Klementh qui s’écroula au sol, complètement sonné. Libérée d’un poids, Thélie reporta son attention sur le graoully qui planait au-dessus des gradins, prêt à fendre une nouvelle fois sur elle.

— C’est entre toi et moi, maintenant.

La bête parut la comprendre. Elle s’éleva davantage, sous les exclamations ébahies du public, puis piqua à toute vitesse ; rassemblant ses forces, Thélie s’ancra fermement sur ses appuis et ouvrit l’étole qu’Emmeryn lui avait prêtée.

Elle est couverte de sang. J’espère qu’elle ne m’en voudra pas trop

La sentinelle pivota brusquement au passage de la bête. Avec dextérité, elle enroula l’étole autour du cou monstrueux et tira violemment ; le graoully, étranglé, s’écroula au sol avec fracas. Thélie le laissa se débattre : la pièce de tissu s’en trouva mieux accrochée, coincée sous les écailles hérissées de surprise. Lorsque l’étau fut suffisamment solide, la sentinelle entreprit de traîner la bête à bout de bras. Ses petites pattes griffues tentaient vainement de s’accrocher au sable de l’arène.

Un silence religieux était tombé dans l’amphithéâtre après sa manœuvre. Tant mieux : les cris hystériques des spectateurs commençaient tout juste à insupporter l’ouïe particulièrement fine de Thélie. Ce fut donc dans un calme souverain qu’elle quitta l’arène en titubant, puis l’amphithéâtre, laissant derrière elle une longue traînée de sang. Certains citadins la suivirent, étrangement plus hypnotisés par elle que par la bête, portèrent la main à leur bouche, affolés, quand elle trébucha et manqua de lâcher l’étole. La sentinelle les rassura en se redressant, impassible, cachant du mieux qu’elle le pouvait la douleur immense qui lui piquait la poitrine – quelques côtes étaient assurément fêlées. Essoufflé, le graoully avait cessé de se débattre : il se contentait désormais d’exprimer son agacement par quelques spasmes, incapable de cracher la moindre flamme à cause de l’étau.

Thélie avança en direction de la Sèye. Nombreux furent ceux qui prirent de l’avance et attendirent son arrivée sur les berges, béats. Couverte de son sang, elle avait l’allure d’un spectre morbide, vengeur. Mais aussi fascinant. Certains membres du culte ôtèrent le capuchon de leur coule et se voûtèrent à son passage, voyant en elle l’expression divine de la puissance de l’Être Suprême. « La libératrice de Vercendres », murmurèrent-ils. D’autres, au contraire, s’en détournèrent avec dégoût mais ne furent pas assez stupides pour proférer la moindre insulte : la foule réunie était happée par la femme aux tatouages, comme elle l’avait été quelques instants plus tôt par Klementh. L’outrager maintenant, c’était se livrer au passage à tabac des plus passionnés.

Le visage trempé de sueur, Thélie ne remarquait pas l’émotion qu’elle créait autour d’elle. Même si le graoully ne se débattait plus, le tirer dans l’herbe était particulièrement pénible. La douleur, elle aussi, était insupportable : elle crut s’évanouir de soulagement lorsqu’elle entendit l’écoulement régulier de la Sèye, rapidement couvert par un désagréable sifflement d’oreille.

N’abandonne pas, s’encouragea-t-elle. Pas maintenant. Un dernier effort.

Dans un grognement sensationnel – qui provoqua un soupir ébahi chez les badauds – Thélie souleva la créature gémissante. Elle sentit quelques perles, de sueur ou de sang, glisser le long de ses bras musclés : le temps sembla s’arrêter quand ses yeux croisèrent ceux, écarquillés, du graoully.

Eh oui, c’est ta fin.

La bête se figea, tournant craintivement ses pupilles pourpres vers la Sèye qui ronronnait doucement.

Les hommes ne savent plus vivre avec toi, regretta Thélie. Il leur suffisait de te laisser en paix pour admirer chaque soir et sans crainte ton vol majestueux dans l’arène.

Le graoully était calme, étrangement calme.

Malheureusement, l’Être Suprême a gagné aujourd’hui : avec toi partira l’amphithéâtre, saccagé et détruit par le culte. Je préfère que tu ne voies jamais cela.

Thélie déroula l’étole et jeta le monstre dans la rivière. Surpris, ce dernier se débattit avec l’énergie du désespoir, éclaboussant les spectateurs qui chutaient uns à uns sur les fesses, mais déjà ses écailles se consumaient : une vapeur dense s’éleva au-dessus de l’eau, quelques couinements aussi, puis plus rien. Le graoully avait disparu sous les flots agités de la Sèye.

La sentinelle s’autorisa enfin à tomber à genoux. Ce fut seulement à ce moment-là qu’elle découvrit le rassemblement autour d’elle. Elle dévisagea chaque individu pour la retrouver, puis un sourire fleurit sur ses lèvres lorsqu’elle la découvrit aux côtés de sire Yerri.

— Emmeryn, murmura-t­-elle en levant l’étole au ciel. Comme promis, je te la rends.

Ce furent ses derniers mots avant qu’elle ne perde connaissance.

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