I.

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Une petite clochette tinta dans la rue quand Thélie sortit de l’échoppe. Elle roula des épaules, appréciant le travail du tailleur – pas trop serré, juste assez large – et s’observa un instant dans la vitrine. Sa nouvelle cape en cuir noir faisait bel effet avec son nouveau col en cuir noir, lui aussi, qui enserrait son cou ; quelques chaînettes dorées y étaient accrochées, permettant à la sentinelle de pendre trois ou quatre amulettes supplémentaires. Elle l’avait fait par pur principe : le ruban bleu qu’Emmeryn lui avait noué autour du poignet la protégeait bien plus que tous ses autres talismans, elle en était convaincue.

Je me demande quelle tête elle ferait en me voyant si coquettement vêtue.

À vrai dire, Thélie avait du mal à reconnaître cette femme en noir devant elle. Elle s’était rarement adonnée à tel relooking, mais avec l’argent de sire Yerri, elle s’était permise quelques folies.

Eh bien Votre Majesté, qui va faire pitié maintenant ? se moqua-t-elle.

Tournant le dos à son reflet, Thélie posa ses mains sur ses hanches et inspira à pleins poumons l’air de la ville – grossière erreur. Un effluve d’excréments et de sueur s’engouffra si brusquement dans ses narines qu’elle toussa aussitôt, allant jusqu’à regretter la fragrance étourdissante du tailleur qu’elle avait pourtant souhaité fuir à tout prix dans l’échoppe.

Quelque chose tomba à côté d’elle dans un bruit flasque. Une fiente d’oiseau. Levant les yeux au ciel, elle suivit d’un air menaçant le vol d’un pigeon ramier qui semblait rire aux éclats.

Réjouis-toi d’avoir manqué ta cible !

Thélie aimait la ville, cela ne faisait aucun doute ! Mais tout de même… Un accueil plus chaleureux n’aurait pas été de refus. Elle aurait pourtant dû s’attendre à ce genre de péripéties en pénétrant dans la ville la plus vaste du continent, la plus tentaculaire, la plus animée, la plus bruyante : Parhame, capitale de la Valoisie.

La sentinelle descendit la ruelle à la recherche de l’avenue principale : elle avait voulu être bien accoutrée avant de faire son apparition en plein cœur de la ville. Elle n’était pas venue pour le travail : on pouvait trouver toutes sortes de choses dans une si grande cité, mais très peu de monstres. Non, elle avait plutôt fait étape pour flâner un peu. « Une seule journée, pas plus », s’était-elle promis. Cela faisait plusieurs semaines qu’elle avait entendu parler des « petits orchestres encoffrés de Parhame » et qu’elle rêvait les observer de ses propres yeux. C’était la dernière invention de la capitale du progrès et de la mode. De l’amour aussi – enfin, selon certains. Pour Thélie, ce titre était désormais en possession de Vercendres.

— Madame ! Madame la sentinelle…

Thélie fit halte à une intersection. À moitié dissimulé dans l’ombre, un petit garçon tendait une main pâlotte vers sa bourse, l’autre portant un nourrisson contre sa poitrine. Il avait beau cacher sa tête sous un capuchon, ni son teint ni ses yeux ne trompaient : c’était un jeune panthore. Une vague de nostalgie déferla en elle.

— S’il vous plaît, gémit-il. Nos parents sont malades, on n’a presque plus rien à manger. Une petite pièce ! S’il vous plaît…

Le garçon remarqua que son interlocutrice observait le nourrisson. Il pivota légèrement et se fit plus insistant :

— Votre bourse est de bonne facture, je le vois ! Elle est sans doute tout aussi riche de l’intérieur. Une petite pièce pour une famille misérable, ce n’est rien pour vous !

Thélie soupira. Elle jeta un œil à ses économies, qui avaient terriblement chutées après son passage chez le tailleur. Néanmoins, elle trouva bien quelques piécettes pour le garçon qui fila dans l’obscurité dès qu’il les eut récupérées.

La sentinelle n’était pas dupe : le nourrisson qu’elle avait aperçu n’était pas un panthore. L’enfant avait par conséquent dressé un portrait familial fort inspiré. Mais peu importait. S’il était orphelin, il était peut-être rattaché à un réseau de contrebandiers. Il ne serait pas battu en revenant bredouille aujourd’hui. Enfin, tout de même… Qu’un panthore arrive à si bien mentir avait de quoi faire froid dans le dos.

J’imagine qu’on finit tous par changer dans la nécessité. Surtout dans une ville comme Parhame.

Reprenant sa route, Thélie se surprit à repenser à un autre petit panthore.

J’espère qu’il va bien

Il lui fallut quelques minutes pour déboucher sur l’allée principale. Elle dut alors se confronter à un déluge de couleurs, d’odeurs et de sonorités qui saturèrent ses sens. Loin d’être effrayée cependant, la sentinelle esquissa un sourire : comme elle aimait, de temps en temps, s’étourdir ainsi à Parhame !

Telle une bête en chasse, Thélie chercha les fameux orchestres encoffrés parmi les étales et les échoppes qui bordaient les rues. Elle les trouva chez un horloger, qui avait exposé ses articles dehors et qui les protégeait avarement des clients un peu trop curieux. Pour une fois bien contente d’être une « fille de la souillure », la sentinelle se vit s’ouvrir un passage parmi la foule apeurée. Ce fut donc avec un certain privilège qu’elle put admirer de plus près ces petits bijoux de technologie.

Une dizaine de coffrets étaient posés sur une table ; l’un d’eux, seulement, avait été activé par l’horloger. Un cylindre tournait en son sein et frottait une sorte de peigne métallique, produisant une mélodie pure et légère comme autant de gouttes d’eau. Thélie tomba aussitôt sous le charme.

— Je ne pensais pas qu’une sentinelle pouvait être intéressée par des objets si délicats.

Le marchand regretta très vite sa maladresse.

— Je veux dire… J’en ai des biens plus sophistiqués pour vous, en boutique. De pareilles merveilles, mais en plus petit format. À Parhame, tout le monde s’arrache mes pendentifs musicaux ! Combien êtes-vous prête à y mettre ? Dites-moi tout !

— Ma bourse ne pourrait se permettre…

— Quoi ? s’exclama l’horloger. Vous ne venez pas pour acheter ? Ouste ! Vous me faites perdre mon temps ! J’ai plein de clients, vous ne voyez pas ?

Thélie ne se fit pas prier : d’un claquement de cape, elle tourna les talons et son grognement carnassier effraya la foule entière. Elle n’avait plus rien à faire ici. Le charme des boîtes musicales s’était rompu dès que l’horloger avait ouvert la bouche, de toute façon.

Reprenant sa marche dans l’avenue, Thélie fendit ses lèvres en une moue vexée. Peut-être qu’elle n’allait pas rester une journée entière, finalement.

— Donnez ! Offrez votre bourse au culte pour la reconstruction de Notre Mère de Parhame !

La sentinelle esquiva de justesse un dévot prêt à lui sauter à la ceinture.

— C’est terrible, madame ! se lamenta-t-il. Ayez un cœur : l’incendie a ravagé la demeure sacrée de l’Être Suprême ! Voyez la toiture !

Thélie leva des yeux méfiants vers la flèche de la cathédrale – enfin, ce qu’il en restait : un moignon calciné.

— Désolée, je ne donne pas d’argent au culte.

— Que l’Être Suprême vous maudisse ! rugit le dévot.

Elle dût faire un effort surhumain pour ne pas sauter à la gorge de l’imprudent. Quelle insolence ! Mais qu’avaient-ils tous à en vouloir à son escarcelle ? Sentant la colère dangereusement bouillonner en elle, Thélie tenta de calmer sa respiration. Ces efforts furent malheureusement vains : on la héla à nouveau.

Que le Souffle Ardent me consume sur place ! explosa-t-elle.

— Une sentinelle ! Les dieux soient loués ! Une sentinelle ! Les affaires reprennent !

L’intéressée fit volte-face pour découvrir un petit homme courir vers elle, perruque blanche au vent, poursuivit par quatre individus engoncés dans des vêtements chics. La rage laissa brusquement la place à l’effarement.

— Allons, allons, laissez-moi ! houspilla l’homme à ses poursuivants. Vous ne voyez pas que j’ai à parler ? Partez !

— Monsieur Mobruyère, vous ne vous en sortirez pas aussi facilement !

L’inconnu attrapa le bras de Thélie qui se laissa entraîner loin des chasseurs chics, ahurie. Elle s’attendait à vivre des choses hors-du-commun en venant à Parhame, mais à ce point-là…

— Ces créanciers ne me lâchent pas d’une semelle, ma parole ! Pires que mes maîtresses ! Vous l’auriez cru ?

— Je vous demande pardon ? balbutia Thélie, extrêmement confuse.

— Quel brute je fais ! s’excusa l’homme à la perruque. Mobruyère, célèbre dramaturge, poète, chanteur, musicien, et propriétaire du plus prestigieux opéra de la capitale. Vous me connaissez sûrement ?

— Pas le moins du monde.

La femme aux tatouages libéra son bras avec embarras. Elle examina plus en détail le curieux personnage : un peu plus de quarante ans, jabot, dentelle et bas de soie. Elle n’avait en effet pas affaire à n’importe qui.

— Je vous pardonne ! continua l’homme sans perdre la face. Je vais d'ailleurs être direct : j’ai besoin de vos services pour relancer mes affaires.

— Et qu’est-ce qu’une sentinelle pourrait avoir à faire dans un opéra ?

— Vous avez entendu parler de l’incendie qui a ravagé la cathédrale ?

Thélie hocha la tête, le visage crispé au souvenir de son altercation avec le dévot.

— Eh bien, figurez-vous que la flèche s’est écroulée sur mon opéra, en pleine représentation musicale. L’imaginez-vous ? Tous ces morts, en une seule soirée… Et tous ces dégâts ! Presque l’entièreté de ma fortune est passée dans la réparation de la bâtisse.

— Où voulez-vous en venir ?

— J’espérais que les caisses allaient renflouer dès la réouverture, mais j’ai dû aussitôt refermer les portes ! L’opéra est hanté, vous dis-je ! Par qui ? Je ne sais pas ! Tout un public, peut-être ! Plus personne n’ose y entrer. L’art se meurt !

Ainsi, c’était cela. Thélie poussa un long soupir. Elle qui pensait passer une journée loin du travail…

— Je regrette, mais vous devriez plutôt faire appel à une sorcière, lui conseilla-t-elle. Nécromancienne, de préférence. Les sentinelles sont très peu compétentes en matière de fantômes.

— Allons, allons ! Un fantôme, ce n’est rien d’autre qu’un monstre un peu plus taquin ! Je vous en supplie, essayez, au moins ! Les créanciers sont à mes trousses, je suis désespéré. Vous serez bien payée !

— Et avec quoi, je vous prie ? Vous êtes au bord de la faillite.

— Quand les représentations reprendront, vous aurez une bonne part des entrées. Vous avez ma parole.

— La parole d’un artiste ? ricana Thélie.

— Prêt à tout pour son art.

La sentinelle considéra l’homme quelques instants. Il avait une manière bien particulière d’alterner ses appuis – un coup à droite, un coup à gauche – qui mettait en valeur ses bas de soie.

J’ai toujours détesté les fantômes, pesta-t-elle. Mais qui ne sort pas de sa zone de confort ne s'améliore jamais, après tout…

— Bien, céda Thélie. Faites-vous honneur en tenant vos engagements. Menez-moi à votre opéra, je vais voir ce que je peux faire.

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