I.

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Un vieux dicton disait : « mieux vaut défier seul l’armée de Carnek et de Nohrrow plutôt que d’assiéger à mille la forteresse de Carcanesse. » Alors qu’elle conduisait sa monture sur le chemin rocailleux de la cité, Thélie admirait comme au premier jour le soleil glisser sur les remparts vertigineux du bastion, dominant les plaines et les forêts à des kilomètres à la ronde. La citadelle de granit, assise sur la plus haute colline de la région, déchirait le ciel avec majesté ; pour avoir vu nombre de demeures royales, la sentinelle devait admettre que Carcanesse ne trouvait nulle part ailleurs son égale.

La forteresse était réputée imprenable, et il valait mieux qu’il en soit ainsi pour le reste du continent. Avec ses deux rangées de remparts, elle abritait dans ses profondeurs des dédales de cachots aux hôtes plus monstrueux les uns que les autres. Dans son immense cour, des bassins creusaient à même la roche des lacs de cristaux, habités par des créatures sous-marines tout aussi dangereuses. C’était dans ces cellules surveillées que les apprenties sentinelles observaient des jours durant leurs futurs adversaires, avant de partir à la rencontre de leurs congénères sauvages en dehors des murs.

Les sabots du destrier de Thélie produisirent une cascade d’échos alors qu’elle traversait la première arche des remparts. Dans la cour, une immense sculpture de la vouivre l’accueillit la gueule ouverte ; à ses pieds se tenait une jeune femme, vêtue du prestigieux habit des directrices de Carcanesse.

— Azelmire, salua la sentinelle en sautant de sa monture.

Une palefrenière vint la débarrasser de ses rênes, puis le contrepoint des fers du cheval disparut dans l’écurie.

— Je suis heureuse de te revoir, répondit l’autre avec un sourire retenu. J’aurais néanmoins préféré que d’autres circonstances requièrent ta venue…

Azelmire – aussi surnommée La Vipère – accueillit sa consœur dans le creux de ses bras. Thélie s’abandonna pleinement à cette étreinte : depuis Parhame, elle n’avait trouvé personne avec qui pleurer Callinice. Revoir ces petites tâches de rousseurs, ces yeux en amande et ces cheveux roux aux éclats flamboyants lui redonna, ne serait-ce qu’un peu, la force d’avancer.

— C’est arrivé si brusquement…

— De quoi est-elle morte ? s’enquit Thélie.

— Nous l’ignorons. Elle est tombée malade il y a une semaine et Larissa a à peine eut le temps de rentrer avant qu’elle ne nous quitte.

— Callinice n’avait qu’une quarantaine d’années… Merilda, à l’époque, en avait trente. C’est à croire que le titre de Grande Garache est maudit.

— Larissa nous prouvera le contraire, lui assura son amie.

La jeune femme acquiesça, mais l’angoisse s’était déjà enracinée en elle. Après quinze années en possession de Callinice, cette distinction réservée à la doyenne des Garaches revenait maintenant à Larissa. Et à sa mort… Thélie était la prochaine sur la liste.

— Tu es anxieuse ?

Elle n’eut aucun mot à prononcer : Azelmire la connaissait assez pour reconnaître la discrète moue qui tordait ses lèvres.

— Je sais que tu as toujours eu du mal, souffla La Vipère. Tu sais… à avoir des responsabilités envers les plus jeunes.

— Je ne me sens pas prête, déclara-t-elle. Je n’ai rien à leur transmettre.

— Tu maîtrises pourtant ta garache à la perfection. Peut-être même plus que Larissa…

— Ce titre implique bien plus, tu le sais.

— C’est vrai. Quelle plaie de devoir rester cantonnée à Carcanesse, s’occuper des petites chimères si… énergiques.

— Désolée, ce n’est pas ce que je voulais dire.

Une maladresse qu’Azelmire pardonna très vite d’un geste de main.

— Je ne sais pas comment tu fais pour diriger l’école, bafouilla Thélie.

— Je m’y suis habituée. Et puis, tu sais, les fillettes ne sont pas si monstrueuses.

— Tu n’as pas hâte de récupérer la vouivre ? Pouvoir partir d’ici, arpenter le continent comme nous autres ?

— Mais sans votre liberté. Quand viendra mon tour d’accueillir l’Unique en mon sein, j’aurai énormément de responsabilités. Je voyagerai de conseils en conseils, peut-être irai-je même dans les Terres Australes, mais… Tout cela ne sera rien d’autre que des voyages diplomatiques. Je préfère encore rester à Carcanesse. Tant que ma supérieure assure son rôle de bras droit, je me complais dans le mien. Bien sûr, La Vouivre devra tourner, et bientôt je partirai pour, à mon tour, assister la nouvelle commandante. Que ce jour n’approche pas trop vite ! Mon apprentie… Elle fait bien piètre Couleuvre, crois-moi. J’ai encore beaucoup à lui apprendre avant de lui léguer mon habit de directrice.

Les deux sentinelles remontèrent la pente jusqu’au deuxième rempart. Sur les marches de granit, Thélie fut surprise du vent frais qui s’engouffrait dans la citadelle. Elle resserra le col de sa cape en cuir noir, embrassa du regard les plaines à l’horizon. L’hiver approchait.

Puisse-t-il durer longtemps avant le retour du Souffle Ardent…

— Tu sais, lui confia Azelmire alors qu’elles passaient sous la seconde arche, j’ai toujours trouvé que tu avais un don particulier avec les enfants.

— Tu te trompes, rétorqua Thélie. Je ne me sens pas à la hauteur…

En fait, je préfère fuir.

Ces mots-là, la Garache les laissa s’évanouir en elle. La Vipère les entendit pourtant, au plus profond de son cœur, mais décida de ne pas insister davantage. Sa consœur n’avait jamais voulu reconnaître la bienveillance dont elle faisait naturellement preuve en présence des enfants : un trait qui, pour Azelmire, lui assurait d’être une excellente institutrice. Mais Thélie le reconnaîtrait-elle un jour ? Son passé l’avait toujours enfermée dans cette peur, celle de leur ressembler. Celle de reproduire leurs erreurs.

Alors qu’elles débouchaient dans la seconde cour, des cris aigus déchirèrent la quiétude de Carcanesse ; Azelmire entraîna sa camarade dans l’ombre d’une galerie à colonnade pour se cacher des yeux des apprenties. Le cœur battant, Thélie ne put s’empêcher d’épier les fillettes : alignées avec discipline, une dizaine d’entre elles s’entraînait au maniement du bâton sous l’œil sévère de la Grande Stryge.

— La Petite Garache n’est pas là, lui glissa Azelmire, qui avait compris l’origine de son angoisse. Elle est avec Larissa.

— Comment a-t-elle réagi à la mort de Callinice ?

— Comme d’habitude : elle n’a pas dit un mot. Elle qui commençait tout juste à s’ouvrir… Elle a été très déçue quand elle a appris que ce ne serait pas toi, son prochain mentor.

— Mais Brunehilde me connaît à peine…

— Sans doute assez pour t’admirer. C’est toi qui l’as sauvée d’un dragon l’été dernier, Thélie. C’est toi qui l’as fait venir ici.

Ses paroles glacèrent la sentinelle. Les semaines qui avaient suivi le sauvetage de la fillette, elle n’avait cessé de se demander si elle avait fait le bon choix de l’enfermer dans la citadelle, si elle ne l’avait pas privée d’un avenir meilleur en la destinant à la voie des chimères.

— J’aurais préféré la laisser libre, regretta la jeune femme. Mais nous manquons de Garaches, je n’avais pas le choix… La sienne était parfaite pour le scellement. Les maléfices sont de plus en plus puissants ; il est dur de trouver des candidates ni trop âgées, ni trop rongées par la bête.

— Sans Callinice, vous n’êtes plus que trois garous, s’inquiéta Azelmire. Je préfère te prévenir dès maintenant, Thélie : si vous ne voulez pas que les Garaches disparaissent de Carcanesse, tu devras toi aussi former beaucoup de petites.

— C’est Larissa, la Grande Garache, rétorqua-t-elle. Pas moi, pas encore. Et Larissa vivra longtemps, tu l’as toi-même dit. Elle se chargera de la nouvelle génération.

Azelmire retint un soupir. Portant sa main en visière, elle observa un instant le soleil d’hiver frapper les murailles ; un nuage de poussière virevoltait à l’endroit même où s’était écroulé, quelques jours auparavant, une parcelle du garde-corps. Il faudrait qu’elle songe à réparer cela. Ces dernières années, elle avait la terrible sensation que tout tombait en ruine à Carcanesse…

Les deux sentinelles progressèrent au sein du second rempart, montèrent de longues marches pour rejoindre le chemin de ronde. C’était ici que Thélie avait passé de nombreuses nuits de pleine lune en compagnie de Merilda, à regarder l’horizon qu’elle rêvait d’emprisonner au creux de sa main.

— Un nouveau talisman ?

Azelmire avait remarqué le ruban bleu autour du poignet de sa camarade. Embarrassée, la femme louve tira sur sa manche pour dissimuler le cadeau d’Emmeryn.

— Oh, je vois, murmura La Vipère. Une nouvelle conquête, plutôt. Chanceuse…

— Ton tour viendra, tenta maladroitement son amie.

Ses rougeurs s’accentuèrent quand Azelmire s’extirpa un sourire, un sourire comme elle en avait rarement vu. Quelque chose dans ses paroles l’avait blessée, et elle pensait savoir pourquoi.

— Ah, ne dis pas de telles choses, Thélie… Enfin, je serai déjà trop vieille quand on me nommera Cobra, quand j’assisterai la nouvelle Vouivre. Puis quand j’en hériterai… Je n’aurai plus le temps pour tout ça.

La Garache baissa les yeux, profondément désolée.

— Inutile de me plaindre, lui dit alors gentiment sa camarade. C’est tout de même un grand honneur d’être un futur réceptacle de l’Unique. Et puis… J’ai depuis longtemps tiré un trait sur ma vie sentimentale. Comme toutes celles qui m’ont précédées.

Sur ce, elles redescendirent des remparts pour s’engager dans une nouvelle section de la forteresse. Thélie y croisa plusieurs consœurs, qu’elle salua chaleureusement, mais aucune n’était de sa génération. À défaut de Mel, elle avait espéré croiser Nyx en revenant ici. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas eu des nouvelles de la Tarasque.

— Larissa est au terrain de tir à l’arc, l’informa Azelmire. Elle avait besoin de se défouler, tu comprends…

Après une légère tape sur son épaule, La Vipère prit congé de sa camarade et rejoignit d’autres sentinelles. Elle disparut bientôt au détour d’une allée, laissant Thélie seule avec elle-même – et avec ce qui l’attendait dans la cour qui lui faisait face.

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