I.

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Cri.

Claque.

Pleurs.

Picotements.

Un cycle inexorable qui rythmait la vie dans cette petite maison de campagne.

Cri.

Crachat.

Aboiements.

À cette époque, les mots étaient aussi tranchants que ces couteaux à égorger les moutons. Son père avait les mains puissantes, caleuses et boudinées, mais elles manquaient de cette expérience qui rendaient impitoyables les caresses de sa mère.

Cri.

Claque.

Gémissement.

La douleur n’est rien d’autre qu’une illusion, une traîtrise du corps qui affole l’esprit. S’en libérer était pour elle le seul moyen de survivre.

Cri.

Claque.

Silence.

La tempête passée, il ne lui restait plus qu’à recoller les morceaux. Elle ne leur en voulait pas : après tout, les adultes avaient toujours raison. Si elle recevait une punition, c’était qu’elle l’avait vraiment méritée, peu importait les bredouillements de sa logique enfantine. Ainsi, elle s’efforçait de les aimer encore mais, malgré tout, ne pouvait refouler cet abcès qui enflait en elle. Une boule noire, grondante, bordée de crocs, enveloppée d’une fourrure sauvage.

Un monstre.

Au final, ils avaient peut-être raison.

Sale mioche ! Petite empotée ! Stupide CRÉATURE !

— Thélie ?

La Garache releva brusquement la tête ; Emmeryn tournait vers elle un œil amusé. Quoique charmeur, il n’eut pas le mérite d’apaiser les battements de son cœur, affolés. Depuis combien de temps n’avait-elle pas rêvé de ce passé ?

— Tu t’es assoupie ? se moqua-t-elle. En selle ?

— Je fermais simplement les yeux, rétorqua la sentinelle, sans néanmoins parvenir à masquer son embarras.

— Drôle de manière de diriger un cheval.

Une moue gênée ourla ses lèvres. Aucune répartie ne lui vint en tête – la preuve qu’elle s’était, manifestement, bel et bien endormie.

— Et de quoi rêvais-tu, au juste ? s’enquit la taquine ovate.

Thélie préféra garder secret le spectre de ses songes. Laissant la garache ravaler ses cauchemars, elle aménagea un air fripon et lui faufila :

— D’une belle auberge où t’emmener ce soir, ma douce.

Ceci eut l’effet voulu : son amante eut ce rire doux et perlé, qui déversait toujours avec alégresse un voile roux sur ses pommettes. De quoi, assurément, lui faire définitivement oublier sa récente angoisse.

— Tu en as assez de nos nuits à la belle étoile ? l’entendit-elle murmurer. Moi, serrée dans tes bras, blottie contre ta fourrure…

— Loin de moi cette idée, princesse. Seulement, sentir que tu frissonnes…

— Dis plutôt que tu aimerais me voir un peu moins habillée.

À nouveau, elles rirent de bon cœur tandis que leurs chevaux renâclaient, comme s’ils avaient eux aussi compris la bêtise.

— Il n’empêche qu’une bonne nuit sous un toit nous ferait grand bien, consentit Emmeryn. La folie des premiers jours de voyage est passée. Et puis, comme dit le proverbe druidique, à racines épuisées

Le dicton resta en suspend quelques instants, puis la druidesse dut se rendre à l’évidence : la sentinelle ignorait tout de son existence.

Feuilles flétries, finit-elle avec une certaine déception. Ça ne te dit rien ?

— Il n’y avait guère de druides, à Carcanesse. J’ai grandi à l’écart de toute religion.

— Tu décides donc qu’il est temps de te rattraper ? souffla Emmeryn avec malice. Enfin, n’essaie pas de me faire croire l’impossible. Tu as forcément déjà entendu ces proverbes. Tout comme les prophéties… Tiens, celle du Grand Arbre, c’est la plus connue. Même le petit peuple sait la réciter.

— Bien sûr, je la connais. D’ailleurs, que dirais-tu de me la chanter ? Elle sonnerait merveilleusement bien au son de ta voix…

L’ovate ne s’y méprit point : la Garache bluffait, mais qu’importait. Il était inutile de pousser l’espièglerie plus loin. Ces vers, elle les avait déclamés toute son enfance aux côtés du Grand Druide. Thélie avait sûrement bien d’autres préoccupations, alors, que d’apprendre des rimes à longueur de journée.

Emmeryn ferma les yeux. La prophétie lui revient en même temps que l’odeur musquée des arbres et de la mousse, celle de la forêt de Brécheliant où avait maintes fois résonné son rire de fillette.

« Le temps du feu éternel viendra
Et avec lui l’enfant qui portera
La graine sacrée du Grand Arbre.

Depuis le néant, au vent de porter
Ce petit bout d’espoir, qu’il s’enracine
Au Nord, dans les terres fertiles.

Lorsque le vent cessera de souffler,
Reviendra au soleil de l’éclairer,
Et de dissiper les ténèbres.

Pour germer, soigner les maux de la terre,
Apaiser la colère et la vengeance,
Vaincre la peur et la souffrance.

Alors enfin poussera le Grand Arbre
Dont l’auguste ramure versera
Des nues ses merveilles en-deçà. »

— En voilà du charabia, commenta la sentinelle lorsqu’elle eut fini, non sans un certain trait d’esprit pour la rime.

— Les prophéties parlent en images, Thélie. Nous retranscrivons ce qui nous apparaît en songes.

La Garache acquiesça d’un air détaché mais ne put se mentir à elle-même : l’oracle ne l’avait pas laissée indifférente. En fait, son ventre s’était noué dès les premiers mots.

« Le temps du feu éternel » …

Sa dernière visite à Carcanesse lui revint en mémoire, en même temps que les mots de Larissa, prononcés comme une sentence : « les dragons ancestraux se libèrent peu à peu de leur prison de glace. »

— Eh bien, tu en fais une de ses têtes, plaisanta Emmeryn.

Bien sûr, la jeune femme blonde ignorait tout de ce qui se tramait au Nord, et Thélie avait promis à Azelmire de n’en parler à personne. Tout du moins, à aucune autre sentinelle

— Je me demande simplement à quel genre de catastrophe fait référence une telle prophétie.

— Nous ne serons sûrement pas là pour le savoir, tu sais. Elle est transmise depuis des siècles au sein de l’ordre.

— Oui, tu as raison…

Sans se départir de sa bonne humeur, Emmeryn porta sa main en visière et déclara :

— Quoiqu’il en soit, les dieux nous entendent, on dirait. Regarde là-bas : ne serait-ce pas un village ? Moi qui désespérais apercevoir ne serait-ce qu’une chaumière de paysans…

Thélie imita sa bien-aimée et découvrit bientôt quelques toits de chaume, chatoyant l’horizon gris de l’hiver. Pour retourner à Vercendres, elle avait choisi de quitter la grande route – elle avait eu sa dose de foule, depuis ses péripéties de Valonfleur – pour se hasarder aux petits chemins de campagne.

— Tu dis vrai, approuva la femme louve. Peut-être auront-ils une auberge à nous proposer ?

— J’en doute, mon amour. On dirait un simple hameau de bergers.

Thélie ne trouva pas l’idée absurde : depuis plusieurs heures, elles chevauchaient en effet dans de grandes prairies, parfaites pour l’élevage du bétail – à ce détail près qu’aucune bête n’y pâturait. Malgré son aversion pour ce genre de patelin, peuplé de bourrus ignares et malpolis, la Garache décida d’y mener son amante, caressant l’espoir d’y découvrir, entre deux bicoques misérables, ne serait-ce qu’un toit pour les abriter du froid. Qu’on leur offre un lit en plus de la paix et elles passeraient assurément la plus douce des après-midis l’une contre l’autre.

J’ai bien travaillé sur le Mont-du-Loch, songea Thélie. J’ai bien le droit à un peu de repos…

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