Arsène, 37 ans
J'attrape trois enveloppes de ma sacoche pour les glisser dans la boite aux lettres du numéro 56. C'était la dernière maison de la rue des Lys. Déjà quatre heures que je tourne dans le quartier pour y déposer le courrier. Lorsque je suis sur mon vélo, je ne vois pas le temps passé. Mes collègues me disent que je suis trop rapide. Qu'avec mes grandes jambes, je ne suis pas facile à rattraper. Je ne sais pas ce que ma taille vient faire là-dedans. J'aime ce que je fais et je le fais bien, c'est tout.
Content d'avoir fini ma tournée, j'enfourche mon vélo et me remets en route. Comme j'ai un peu d'avance, je me permets un détour par la côte avant de rejoindre le centre de tri. Ce n'est pas beaucoup plus long, mais c'est plus agréable. Sans hésiter, j'opte pour le boulevard de l'océan.
Il n'a rien à envier aux grands boulevards parisiens que j'ai pu arpenter pendant mon adolescence. La voie que j'emprunte est bien moins fréquentée. Point de passants pressés à éviter. C'est bien ma vaine, moi qui apprécie slalomer nonchalamment sur ma bicyclette estampillée de jaune et de bleu.
Je longe les maisons blanches chapeautées de leurs fidèles tuiles. Il m'arrive souvent de commenter dans ma tête la couleur des volets qui défilent sous mes yeux tel un arc-en-ciel. Elle varie selon les goûts des propriétaires et, la plupart du temps, elle illustre un peu leur état d'esprit ou leur personnalité. Les plus classiques ne se donnent pas trop de mal à choisir, en témoigne l'éventail de nuances qui existent entre le vert et le bleu. D'autres ont le goût du risque et font des expériences. C'est ainsi que des maisons se démarquent avec des couleurs sorties de nulle part comme du jaune citron, du fuchsia ou encore du mauve. Après tout, pourquoi pas ? Chacun ses goûts et ses couleurs.
Voyant à ma montre qu'il me reste encore du temps, je m'arrête un instant pour admirer le paysage. L'air marin balaie les plages. Les vagues frappent la digue et les épis. Nous avons bien fait de venir nous installer dans cette petite ville côtière. Aimée était un peu mélancolique à l'idée de quitter le Nord de la France, mais il fait quand même bon vivre sur la côte de Jade.
« Bah alors Arsène, on se fatigue ! me charrient deux collègues qui passent à côté de moi.
– Ne vous inquiétez pas, je vais vous rattraper ! »
Et en quelques coups de pédales, je me retrouve à leur hauteur. Ils jouent les jeunes et je les laisse faire. Il faut reconnaître que je n'ai plus leur âge. Ils viennent tout juste d'être recruté. J'attends de les voir dans quelques semaines. Leur énergie à tout-va se sera peut-être un peu épuisée. Notre métier n'est pas des plus reposants. Quand d'autres passent leur temps avachis sur leur bureau à longueur de journée, nous, postiers, cumulons les kilomètres à vélo, à pieds ou en camionnette. Certains jours, je dois admettre que c'est éreintant. Néanmoins, loin de moi l'envie de troquer mon vélo bariolé contre l'un de ses bureaux incolores. Je laisse volontiers cette tâche à d'autres et prends plaisir à glisser des plis dans les fines fentes des boîtes aux lettres.
Tous plus légers qu'au départ, nous terminons rapidement le chemin jusqu'à la Poste. Nos montures à roues déposées dans leur garage, nous échangeons des salutations amicales en regagnant nos voitures personnelles.
Mon téléphone bipe lorsque je m'assois derrière le volant de ma vieille Renault. Un message d'Aimée qui m'attend en ville. C'est vrai que nous sortons ce soir. Ça m'était sorti de la tête et j'en ai plein les pattes. J'expire en silence dans l'habitacle de ma voiture tandis que les voitures de mes collègues quittent le parking.
Un second message. Elle me donne l'adresse du restaurant dans lequel elle a réservé une table.
« Bon, je crois que je suis pieds et mains liés » commenté-je à voix haute.
Alors qu'un large sourire décroche ma mâchoire, je prends mon téléphone pour lui répondre. J'ajoute un smiley heureux à mon laconique « J'arrive » avant de cliquer sur envoyer. Si ça lui fait plaisir de sortir, alors soit.
Sa réponse ne tarde pas. Contrairement au mien, son message est plus démonstratif. Il est ponctué de nombreux émojis qui reflètent son impatience et sa joie de vivre. Elle a hâte, elle m'attend et m'informe qu'elle a réussi à trouver une baby-sitter pour les filles.
La pauvre va sûrement nous maudire, car nos jumelles sont deux fans inconditionnelles de la Reine des Neiges. Dès qu'elles le peuvent – et je certifie que toute occasion est un bon prétexte – elles enfilent les déguisements que leur mamie leur a offerts à Noël. Ma mère a toujours eu le chic pour trouver les bonnes idées. Grâce à elle, nous ne serons jamais délivrés de cette satanée chanson qu'elles hurlent à tue-tête dans la maison !
Je pose mon téléphone sur le siège passager et démarre la voiture pour me rendre au point de rendez-vous donné par mon Aimée. Je sais que nous ne sommes plus au Moyen Âge, mais son prénom me donne l'âme chevaleresque. J'en rajoute parfois – bon, ok, souvent – mais ça m'amuse. Et puis, cela flatte mon estime de moi-même et, de temps en temps, cela fait du bien au moral de se jeter des fleurs.
Après quelques minutes à tourner dans le centre du village pour trouver une place, je mets mon clignotant et enclenche avec difficulté la marche arrière. La direction de mon bolide laisse un peu à désirer. D'ailleurs, ce n'est pas la seule chose qui bringuebale dans cette voiture. Je ne risque pas de me la faire voler au moins. En revanche, je ne suis pas sûr qu'elle passera au prochain contrôle technique... Enfin, nous verrons en temps voulu ! Mon créneau est complètement bâclé, mais tant pis, je ne veux pas faire attendre Aimée plus longtemps.
En arrivant à proximité du restaurant, je la vois qui déambule devant l'entrée, accrochée à son téléphone. Je parie que c'est sa mère. C'est évident, c'est le coup de fil hebdomadaire ! Je m'approche plus tranquillement pour leur laisser le temps de finir leur conversation.
« Bon, il faut que je te laisse. Arsène est là. Nous allons rentrer à l'intérieur du... Oui, oui, je vais lui en parler ! Je t'embrasse, Maman. Et oui, j'embrasserai les filles de ta part. »
Elle fixe l'écran quelques instants. Elle veut sans doute s'assurer d'avoir bien raccroché avant de dire une bêtise qui vexerait sa mère. Puis, elle plonge sa main dans son sac en cuir pour y abandonner son portable. Je la prends dans mes bras et pose un baiser sur sa joue froide.
« Désolée, mon cœur, s'excuse-t-elle. Tante Chachou a encore fait des siennes. Papa m'a appelé pour que je calme Maman... Tu la connais, quand il s'agit de sa sœur, ma mère part au quart de tour !
– Et tu sais à quel point tes histoires de famille m'enchantent !
– Pardon ! J'arrête d'en parler, promis. Enfin, si, une dernière chose ! Maman aimerait savoir si nous passerons à Noël...
– Ça dépend... A-t-elle fait tailler ses poutres et agrandir ses portes ? » demandai-je sournoisement.
Aimée se pince les lèvres pour résister à ma vanne idiote, mais je sens qu'elle va craquer.
« Parce que ma tête s'en souvient encore... Notre rencontre fut fracassante ! »
Gagné ! Ça y est, elle se bidonne. Sans doute en repensant au ridicule de la situation. Quelle idée aussi d'amener un géant dans une famille de nains !
Lors de ma première visite chez mes beaux-parents, j'ai passé mon temps à me méfier des magnifiques poutres apparentes, qui font tout le charme de leur longère. Cependant, elles étaient trop nombreuses pour moi. Elles m'ont pris en traître dans un moment d'inattention. Quand j'y repense, ce n'était rien de bien méchant, juste un bel hématome. J'étais tout de même un peu sonné. Je revois encore le père d'Aimée caracolant dans les escaliers à la recherche de glace. Piètre quête, puisqu'il est revenu avec un sachet de petits pois surgelés et une grimace gênée. Roselyne, quant à elle, s'est confondue en excuses. Je n'aurais jamais soupçonné qu'il existait tant de synonymes du mot pardon. C'est sans doute son métier de traductrice qui lui confère un aussi large vocabulaire. Enfin, je crois que je leur ai fait forte impression. Aux parents d'Aimée, cela va sans dire. Bien que les poutres s'en souviennent peut-être aussi. Je ne saurais dire.
En tout cas, cette allusion a eu le mérite de dérider le visage de mon Aimée, qui glousse dans son écharpe jaune poussin.
« Bon, on se les pèle un peu ici, ça te dit si on rentre à l'intérieur pour manger un bout ? parvient-elle à me dire, un peu essoufflée par notre fou rire.
– Ça, c'est une bonne idée ! Après vous, mademoiselle. »
Le serveur nous installe à une table et nous donne à chacun un menu cartonné.
« Alors que nous proposent-ils de bon ?
– J'aime bien le design de leur carte. C'est épuré, c'est joli.
– Pas faux, constaté-je. Le visuel, c'est sympa, mais cela ne nous dit pas ce qu'ils vont nous mettre dans l'assiette... »
Je fais le mariol, mais, en réalité, je suis mal à l'aise. Derrière moi, je sens que les regards se posent sur nous. La salle n'est pas comble, mais je sais que les autres clients observent ce couple étrange qui vient d'entrer dans le restaurant. Cette attitude me tape sur les nerfs, car j'imagine ce qu'ils peuvent se dire en voyant mes cheveux grisonnants et la jeunesse qui émane naturellement d'Aimée.
Les gens nous jugent. Pire encore, ils préjugent lorsqu'ils perçoivent la différence d'âge qui existe entre nous. Et j'ai envie de leur dire merde. Je ne sais pas ce qui me retient. Peut-être la main d'Aimée justement. Elle a senti ma nervosité et caresse mon bras pour apaiser la tension qui monte en moi.
Douze ans d'écart, ce n'est pas si affreux tant qu'il y a de l'amour ! Les vieux gâteux épris de convenance mettent de l'huile sur le feu lorsqu'ils apprennent que nous ne sommes pas mariés et que « diantre, ils ont deux enfants ! ». Qu'est-ce que ça peut leur foutre ? Une tempête fait rage dans mon cœur, je bouillonne de tout ce que j'aimerais leur dire.
« Ils ont l'air de tous prendre de la viande, mais j'ai envie de poisson ! Je pense que je vais prendre un saumon, et toi, Arsène ? »
La voix posée d'Aimée éteint le départ de feu, et je plonge mon regard dans le sien pour la remercier. Je n'avais même pas vu que le serveur était revenu pour prendre notre commande.
« Tu as raison, le poisson, c'est très bien. Eh bien, je vais prendre la même chose. Merci beaucoup.
– Et avec ceci, désirez-vous boire quelque chose ? nous interroge amicalement le jeune homme en nous reprenant les cartes.
– Eh bien, pourquoi pas une bouteille de champagne ? » me devance Aimée.
Sans me laisser le temps de répliquer, cœur en joie et spontanéité à bout de lèvres, elle déclame haut et fort une résumé concis de notre état de vie :
« Après tout, nous sommes heureux. Nous avons deux filles adorables, une nouvelle maison et, cerise sur le gâteau, nous venons de signer deux CDI. Ça s'arrose, non ? »
Tandis que mes sourcils hirsutes prennent des allures de montagnes russes devant sa tirade décomplexée, mes yeux s'envolent vers le ciel.
« Arrête donc de faire cette tête d'accent circonflexe ! » me lance-t-elle, comme si elle parlait à ses CP.
Les pauvres petits, je les plains. L'humour d'instit', ça laisse à désirer... M'enfin, peu importe, ses boutades ont eu l'effet escompté. Je lui souris. Que demander de plus ?
« La dame a parlé. Va pour du Champagne ! » approuvé-je à l'attention du serveur, visiblement ravi de servir des énergumènes comme nous.
Aimée frétille sur sa chaise et me dédie un clin d'œil vif et osé, de quoi atténuer définitivement la pointe aiguë, que formaient mes sourcils quelques secondes plus tôt. Alors que mes neurones encore valides limogent les inspecteurs des bonnes mœurs et leurs clichés indélicats, mon cœur se laisse volontiers harponné par cette œillade transie d'amour.
Un élan romantique m'emporte au grand galop. Je me vois noble seigneur à cheval sur mon fidèle destrier, pourfendant nos ennemis comme dans les dessins animés préférés de nos deux trésors. Oubliant le reste du monde, je plonge tête baissée dans les émeraudes qui embellissent le regard de ma compagne. Pour faire chavirer le navire de ma princesse, j'articule un « merci mon Aimée ». Et pour la sauver des grandes eaux qui la submergent, je l'embrasse généreusement.
Cet échange public fait d'abord taire les derniers commérages. Puis, une nouvelle salve de chuchotements s'élève derrière nous.
Mais, cette fois-ci, je m'en moque éperdument. De fait, une vague de félicité vient de renverser tous les orages, qui grondaient autour de notre barque. Pour l'heure, ce moment est à nous.
Armées jusqu'aux dents, Sibylle et Marine nous attendent à la maison. Je ne me fais pas de doutes. Nos petits soldats sauront défendre notre famille à coups de poêle et de diadème.
Et il n'y aura plus que nous.
Nous quatre contre le reste du monde.
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