Jane, 23 ans
Madame,
Nous vous remercions d'avoir répondu à notre annonce pour le poste de bla-bla-bla.
Après examen approfondi de votre candidature, nous sommes au regret de vous informer que nous ne pouvons y donner une suite favorable.
En vous souhaitant des démarches plus fructueuses par ailleurs, nous vous prions de croire en l'expression de nos plus sincères salutations.
Cordialement,
L'équipe RH.
Ce mail insipide s'ajoute à toutes les autres réponses négatives qui s'amoncellent dans ma boîte mail. Blasée, je ferme la fenêtre et ouvre mon fichier Excel. Jouant avec la molette de ma souris, je retrouve la ligne de l'offre à laquelle j'ai postulé. Un clic droit, et la voilà masquée, comme beaucoup d'autres avant elle. Déjà plus d'une centaine de candidatures à mon actif, mais seulement trois entretiens très vite classés sans suite.
« Ô rage, ô désespoir, ô jeunesse ennemie ! ». Ce cri du cœur librement inspiré de Pierre Corneille, qui je l'espère me pardonnera, attache à mon visage un fin sourire. Mais, cette moue passagère s'envole presque aussitôt. Machinalement, je quitte ma chaise pour ouvrir l'autre fenêtre, celle qui donne sur le jardin de mes parents.
Mes études terminées, il fallait bien que je trouve un endroit pour atterrir. Me voilà de retour chez papa-maman. Perdre ma liberté estudiantine, durement gagnée à la faveur d'une alternance, n'a pas été une mince affaire. Toutefois, depuis septembre, les jours ont défilé à une vitesse folle, et je constate à présent que j'ai repris le rythme que j'avais quitté, il y a cinq ans, lorsque s'ouvraient pour moi les portes des études.
Le vent de décembre n'est pas toujours très sympathique, mais sa fraîcheur effleure mes joues en leur redonnant des couleurs. J'inspire doucement, gonflant mes poumons autant que je suis en mesure de le faire, puis je relâche l'air qui s'enfuit rapidement dans le jardin. Tandis que j'expulse ces mauvaises ondes qui empêchent mon cerveau de réfléchir correctement, mes épaules s'abaissent, légèrement plus détendues. Avant que le froid ne prenne trop ses aises et ne se glisse bien au chaud dans mon lit, je referme la fenêtre de ma chambre et reprend ma place derrière mon bureau.
Mes amis ont beau me dire qu'il ne faut pas se mettre martel en tête, que je vais finir par trouver un job, il n'en demeure pas moins que je me sens pauvre petite candidate, perdue dans la masse anonyme des chômeurs. Et pourtant, je ne chôme pas. Je gratte des pages et des pages ou plutôt je pianote des heures et des heures sur mon ordinateur. Au gré de mes recherches approfondies sur chaque entreprise, je me creuse la tête pour formuler de la meilleure des manières ma motivation. J'espère que les mots, que je pèse longuement avant de les poser sur mon unique page Word, refléteront ma personnalité et me permettront d'atteindre le fameux sésame. Mais ce canevas ô combien standardisé me restreint. Il me peine de devoir me réduire à de simples banalités. Ces phrases succinctes sont censées toucher efficacement les recruteurs, seulement, la plupart du temps, elles ne sont même pas lues. Peut-être est-ce mieux ainsi. Après tout, qui voudrait perdre son temps dans une lecture-somnifère ? À mes yeux, ces lettres manquent cruellement d'âmes tout comme ces mails robotisés qu'envoient les services de ressources humaines à tous les candidats qu'ils ne retiennent pas.
Malgré tout, je sais bien que ces services n'ont pas le temps de dévorer ma prose. Enfin, j'imagine... Un nombre incalculable de CV reçus et dix petites secondes pour les analyser. Ce laps de temps est supposé suffire. Un rapide coup d'œil, et hop, les chasseurs de têtes déterminent dans quelle pile se perdra notre candidature. Si ce n'est pas une fin de non-recevoir, notre dossier gagne un sursis momentané.
En définitive, les ressources humaines, c'est un peu comme une course effrénée contre le temps. Chrono en main, ces modestes personnes s'attellent courageusement à leurs tâches. Si l'audace m'emportait, j'oserais rapprocher leur métier à la rudesse d'un travail à la chaîne ou au labeur d'un travail de fourmi. Quoi qu'il en soit, ces équipes effectuent un travail de titan qui mérite d'être souligné.
Le problème, finalement, c'est toujours le même. Ce foutu temps qui nous échappe des mains. Les minutes se mangent les unes les autres. Elles enflent et deviennent des heures. Et vient le tour des semaines qui engloutissent les jours, sans que nous ayons pris le temps de les savourer. Ô dure vie qui file à toute allure, quand me laisseras-tu le temps ?
« Jane, ton téléphone ! »
La voix de ma mère me retire à mes égarements futiles et mangeurs de temps.
« J'arrive ! » m'exclamé-je sur le même ton en ajoutant des « i » à ce verbe d'action.
Je dévale les escaliers qui mènent à la cuisine, puis attrape mon portable qui rechargeait bien tranquillement. Pas besoin de vérifier le nom qui s'affiche, je devine aisément qui je vais trouver à l'autre bout du fil. Je décroche rapidement, en faisant glisser mon doigt sur l'écran.
« Allô ?
– Alors sœurette, comment vas-tu ?
– I still standing yeah yeah yeah ! chantonné-je en me dandinant. Zazou, c'est terrible, c'est affreux ! Ça m'arrache le cœur de te le dire, mais tu viens de couper la parole à Elton John...
– Change de sonnerie alors !
– Je vais y réfléchir ! Peut-être du Céline Dion... Enfin, tu tombes bien, j'allais t'appeler.
– Des nouvelles de ton entretien ?
– Non, RAS !
– Tant pis pour eux ! Tu trouveras ta place ailleurs !
– Oui, c'est ce que tout le monde me dit, mais... Attends, deux secondes... »
Sentant que la conversation va tourner aux confidences fraternelles, je quitte la cuisine pour trouver un endroit plus posé. Maman a déjà eu affaire à mes états d'âme, je ne veux pas l'ennuyer.
« Voilà, là, on sera mieux pour parler... 'Fin, façon de parler quoi ! »
Je pouffe bêtement en me rendant compte qu'elle n'est pas là et que je suis seule avec mon téléphone complètement vautrée dans le canapé du salon.
« Bref, qu'est-ce que je disais déjà... Ah oui ! Tout le monde me dit que je vais finir par trouver, mais c'est long, et tu es si loin et je suis triste ! fredonné-je en prolongeant certaines syllabes plus que d'ordinaire.
Cette allusion à la pub Oasis fait rire ma sœur.
« Ce genre de référence !
– Oui, je sais, je sais. Blague à part, je déteste être dans le flou comme ça. J'ai l'impression d'être seule face à un mur. Ça me rappelle la fac, et c'était pas glorieux...
– Yes, mais on en a déjà parlé de tout ça. Le passé, c'est le passé ! Fais-en une boule et jette ça très loin ! Faut pas t'en faire, tu vas trouver. Y'a pas de raison. Moi, j'y crois !
– Facile à dire, t'es ma sœur !
– C'est pas faux !
– Bon parlons d'autre chose ! Toi, quoi de neuf ? »
Cette question emporte notre conversation vers d'autres horizons. L'entendre me parler de ses tribulations londoniennes me fait du bien. C'est la bouffée d'air frais dont j'avais besoin.
De deux ans mon aînée, Elisabeth est une véritable globe trotteuse. Depuis son année de césure en Australie, elle ne rêve que d'une chose : y retourner ! Je la taquine souvent d'ailleurs. Je suis sûre qu'elle va finir par monter une asso pour sauver les koalas et les kangourous, ces espèces en voie de disparition qu'elle apprécie tant. Alors qu'elle meurt d'envie de découvrir le monde, je suis plutôt casanière. Je l'admire pour toute cette fougue que je n'ai pas ! Le plus beau, c'est de voir ses yeux qui scintillent à chaque fois qu'elle quitte la France pour un autre pays.
Sa soif d'aventure me tire parfois de ma monotonie, comme l'année dernière lorsque nous l'avions rejointe en Pologne avec notre cousin Aurélien. Je pense que notre trio infernal se souviendra longtemps de ce weekend prolongé. Trop court, mais mémorable grâce aux idées farfelues de mes deux compères. Quand est venu le temps des adieux, Elisabeth avait le cœur gros. Je n'ai pas rêvé, j'ai bien vu le léger voile qui embuait ses yeux noisette. Cependant, elle a bien vite caché son trouble derrière son enthousiasme.
Si elle adore voyager à travers le monde, tout au fond de son cœur, elle reste attachée à ses racines. De temps en temps, une solitude furibonde vient la malmener, mais ce petit coup de cafard ne fait que passer. Tout sourire, elle reprend la route avec hardiesse, emportant dans ses bagages les photos de nos péripéties. Ces souvenirs ne sont pas de simples clichés reclus dans nos appareils photos ou nos portables. Les photos figent le temps, le temps d'un instant. Ce sont des ancres, ces merveilleuses attaches qui accrochent à nos cœurs les mémoires de notre vie. La prise n'a pas besoin d'être parfaite, elle doit simplement refléter la qualité des personnes qui y figurent.
A mesure qu'Elisabeth me parle, ces mots touchent mon âme de leurs flèches chaleureuses. Banalités, anecdotes idiotes ou épanchements philosophiques, tout y passe ! Et nous ne remarquons pas que la grande aiguille a déjà fait le tour de l'horloge.
« Bah, écoute, si t'en as marre des lettres de motivation, je suis sûre que Grand-Père serait content d'avoir de tes news ! me dit-elle avec conviction.
– C'est vrai que ça fait un baille que je ne lui ai pas écrit ! T'as raison, je vais faire ça. De toute façon, j'ai du temps à tuer !
– Mer...credi, ça fait déjà plus d'une heure qu'on parle ! Désolée, mais je vais devoir te laisser, j'ai un rendez-vous cet aprem, faut que je déj en vitesse.
– C'est ça, tu files à l'anglaise, comme toujours... Allez, on se recapte plus tard sur Messenger. Bisous ma Zazou !
– Bye la miss ! »
Je raccroche en souriant. Son idée me plaît, mais j'entends déjà Maman qui gronde dans les couloirs de la maison. Midi déjà, ma lettre manuscrite attendra un peu. Mon estomac n'a pas joué franc jeu. Gargouillant bruyamment, il gagne la partie contre mon envie d'écrire.
Impatient, mon petit frère vient tirer la manche de mon pull. Ok, il a quatorze ans, mais il reste mon petit frère quand même.
« Bon, tu viens ! » me dit-il.
Je ne peux pas résister à son air autoritaire, celui qu'il se donne pour convaincre. Un vrai petit dictateur ! Ses yeux de chat potté sont si mignons que je me laisse facilement charmer. Je fonds devant sa bouille et je le suis sans hésiter.
En descendant l'escalier, je discerne déjà une bande-son familière. C'est qu'il a allumé la télévision, le petit filou ! Ou serait-ce Maman ? La musique surabonde de violons. Elle me donnerait presque envie d'aller courir dans la prairie avec les trois filles Ingalls, même si je préférerais jouer les femmes médecins avec le docteur Quinn.
Assise et déjà servie, Maman nous invite à prendre nos places autour de la table en chêne clair. J'aime cette pièce de la maison, surtout lorsqu'elle se gorge de lumière. Ses larges fenêtres et ses poutres en bois la rendent chaleureuse et accueillante. Je m'y sens bien.
« Alors, qu'est-ce que ta sœur raconte de beau ? demande Maman.
– Pas grand-chose, on n'a pas vu le temps passé ! Elle avait un rendez-vous, je crois... Je suppose qu'elle te rappellera.
– Mais chut ! J'entends rien ! » râle Gabriel.
Il prend la télécommande et monte le son avec impertinence.
« Tu as des nouvelles de ton entretien ?
– Non, je sais pas. Désolée Maman, mais j'ai pas trop envie d'en parler maintenant !
– T'inquiète pas, je comprends... »
Ces interrogations partent d'une bonne intention, je le sais bien et je ne lui en veux pas. C'est juste que cette série de questions, disons que c'est mon lot quotidien depuis quatre mois. J'en ai marre de répéter à tout va et à tout le monde que je me prends des portes. Cela me pèse suffisamment, pas la peine d'en rajouter. Zazou m'a changé les idées, je ne veux pas perdre l'énergie positive qu'elle m'a transmise. D'ailleurs, mon esprit fourmille déjà de toutes les choses que je vais raconter à Grand-Père. Quelle chouette idée !
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