Anne-Eléanore, 46 ans

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Je regarde l'heure sur le micro-onde.

7h06

Les lattes de l'escalier grincent sous un pas sautillant que je reconnais facilement.

« Bonjour Maman ! » s'exclame Jane d'une voix chantante en entrant dans la cuisine.

Elle s'approche de moi et dépose un baiser sur ma joue. Ce petit geste d'affectation s'est immiscé dans notre routine matinale depuis qu'elle est revenue à la maison. Je ne m'en plains pas. Au contraire, je l'apprécie à sa juste valeur.

Jane balaye la table du regard, puis se dirige vers le frigo. Lorsqu'elle ouvre la porte, un morceau de plexiglas se détache d'une des étagères et tombe sur le sol à grand fracas.

« Merde ! Il est chiant ce truc à tomber tout le temps ! Ça me fait peur à chaque fois, râle ma fille en ramassant l'objet du crime.

– Moins fort ! murmuré-je en posant un doigt sur ma bouche.

– Pardon, Maman, mais faudrait peut-être penser à réparer ça une bonne fois pour toute, parce que cela devient usant à la longue... Le scotch ne colle plus rien, là !

– Je sais, je sais, temporisé-je tandis qu'elle tire la chaise en face de moi pour s'y asseoir. Ton père n'a pas encore eu le temps de regarder ça cette semaine. Ce week-end peut-être... »

Tout en hochant la tête, Jane déroule une serviette de table à carreaux rouges sur ses genoux. Comme tous les matins, elle avise l'ensemble de la table pour constituer mentalement son petit-déjeuner.

Satisfaite d'avoir contenté son agacement, je me décide à tremper mes lèvres dans mon café. Cependant, j'effleure à peine la marée noire que je me ravise en constatant la fumée qui s'en échappe. Je délaisse momentanément ce breuvage revigorant le temps qu'il refroidisse.

Robert dort encore, c'est pourquoi je m'échine à limiter le bruit superflu. Ses fichus horaires de nuit entrecoupent notre vie de famille et jettent de l'eau sur la flamme de notre couple.

Je ne l'ai pas entendu rentrer cette nuit. Enrobé par de timides rayons de lune, il se glisse toujours très discrètement dans la maison pour préserver le sommeil de notre famille. Un peu comme le ferait le marchand de sable ou le père Noël.

Il a enchainé les heures sup' ce mois-ci. À vrai dire, il ne s'arrête plus depuis son dernier entretien annuel. Soulignant son professionnalisme, ses supérieurs ont émis l'hypothèse d'une promotion. Robert se donne beaucoup de mal pour la décrocher et j'espère que les hommes en costard au dessus de lui sauront reconnaître la qualité de son travail. Encore quelques mois à ce rythme et la direction de son entreprise lui offrira normalement un poste à responsabilité avec des horaires un peu plus vivables.

J'envie son mental d'acier et sa santé de fer. À ses côtés, je me sens un peu plus courageuse chaque jour.

À ma demande, Jane me passe le beurre doux – une hérésie pour ma belle famille bretonne, mais peu m'importe – et la confiture. Je déballe mécaniquement la motte de son papier bleu et l'étale sur ma biscotte lorsque j'entends des petits chaussons qui chuchotent leurs secrets à notre vieil escalier.

Surgit alors Gabriel, qui traverse la cuisine tel un fantôme en fin de service. Bingo, comme je l'avais parié intérieurement, il s'arme d'une bande dessinée et atterrit sur le fauteuil bleu devant la grande fenêtre en bois blanc. Je l'incite alors à nous rejoindre à table. Il traîne des pieds, mais il obéit rapidement. Je lui tartine une part de brioche au nutella et Jane lui sert un verre de jus d'orange.

Les minutes passent et seul le bourdonnement des mouches fait concurrence aux bruits de mastication.

7h28

Il est grand temps qu'on y aille.

D'une main, j'attrape ma dernière biscotte pour l'engouffrer dans ma bouche. De l'autre, j'empoigne mon bol de café que je m'empresse de terminer. Outch, qu'il est dur d'ingurgiter un liquide si chaud ! Je me brûle la langue un matin sur deux. Parfois, je me dis que je devrais me réveiller une demi-heure plus tôt afin d'avoir le temps de savourer mon petit-déjeuner. Cependant, c'est sans compter mon manque de sommeil qui trouve toujours de savants arguments pour l'emporter sur ma faible motivation.

Spontanément, mes paupières papillonnent pour chasser la fatigue asséchante qui enveloppe mes pupilles. Je suis soulagée lorsque je sens un voile humide revigorer mes yeux. Puis, je lance un rapide coup d'œil à l'horloge cette fois.

« Gabriel, finis vite ton verre et on y va ! »

Aucune réaction. Ou plutôt si ! Il bâille largement, mais conserve son air absent. À ce que je vois, la fatigue a également frappé à la porte de mon « citron vert ».

Pendant quelques secondes, j'apprécie de le voir si sage. Il est mignon comme cela. Les yeux groggys, la tête dans la lune et la marque de son oreiller zébrant sa mine ensommeillée. Les fantômes de son placard lui ont sans doute imposé une nuit agitée. Ses aventures nocturnes ont volé les étoiles qui scintillent habituellement dans son regard mutin.

Soudain, un bip retentit. Ce son intrusif provient de mon téléphone. C'est dingue comme ces objets numériques envahissent nos vies. Ils nous empêchent même de penser. Je soupire. Cette extension de moi-même me ramène tout de même à mes obligations.

Adieu la lune et ses rêves ! Bonjour la terre et ses réalités !

« Gaby chéri, dépêche-toi, bon sang ! Tu n'as encore rien avalé...

– Mais je suis fatigué ! bougonne-t-il, devant son jus d'orange qu'il n'a même pas commencé.

– Moi aussi ! Allez, bois vite ton verre et prends ton manteau ! » lui ordonné-je en lui tendant son imper.

Tandis qu'il l'enfile en baragouinant qu'il n'a pas assez dormi, je commence à empiler les bols du petit-déjeuner.

« Laisse, Maman ! Je vais ranger. File, sinon tu vas être en retard.

– Merci Jane ! Gabriel, du nerf ! On y va. »

Nous sortons de la maison et montons dans la voiture. Je mets la clé sur le contact, puis active le chauffage pour désembuer les vitres. Je m'apprête à quitter le garage quand Jane surgit de nulle part en faisant de grands gestes, un cartable rouge dans la main.

« Tu ne vas pas aller très loin sans ça, Gabriel ! dit-elle en ouvrant la porte de la 206.

– Laisse-moi tranquille ! grogne-t-il en attrapant son sac de cours.

– Mais de rien, mon chat ! Bonne journée ! » murmure-t-elle d'une voix mielleuse.

Jane referme la porte et nous regarde partir.

7h37

Je vais être à la bourre, comme toujours. Je fais quelques mètres et m'arrête devant le portail de la maison voisine pour récupérer mon amie Angélique.

« Bonjour Anne-Eléanore, bonjour Gabriel ! » nous salue-t-elle joyeusement, en montant à l'avant de la voiture.

Mon fils ne lui répond pas, préférant se cacher derrière sa BD. Il est assez introverti comme garçon, contrairement à Henri. Vaille que vaille, l'aîné de mes fils vient de quitter la maison pour tenter une première année de médecine. S'il a l'âme d'un aventurier, c'est aussi un bourreau de travail. Il se donne beaucoup de mal, alors je croise les doigts pour lui.

« Elles ont l'air passionnantes, les aventures d'Astérix et Obélix !

– Ne m'en parle pas ! J'ai la collection quasi-complète, qui encombre ma cuisine ! Tiens, les volets de Cristina ne sont pas ouverts, commenté-je en appuyant sur l'accélérateur.

– Tu m'étonnes ! s'exclame Angélique. Elle avait du monde à dîner hier. Madame n'a pas dû se coucher tôt ! »

Le soleil d'hiver n'a pas encore pointé le bout de son nez que nous sortons du hameau dans ma petite voiture ronflante. Le vent sec agite les branches des châtaigniers qui laissent tomber leurs bogues au pied des trois cèdres du jardin de Cristina Phillips.

Cette avocate en droit des affaires vit seule dans sa maison aux faux airs d'hôtel particulier. D'un naturel curieux, Angélique m'en a appris beaucoup sur elle. C'est comme cela que j'ai su que son mari, avocat lui aussi, l'avait quitté pour une femme plus jeune l'an passé. Je n'en savais rien. Faut dire, ces gens sont de véritables courants d'air. Toujours en vadrouille, jamais chez eux. Je me demande bien pourquoi ils ont investi dans une si belle demeure pour ne pas y vivre véritablement.

Notre voisine trouve sa joie dans son travail prestigieux et ses riches connaissances. Mais, au fond, sous les apparats et les apparences, je pense que cette dame doit se sentir bien seule dans sa grande maison. Depuis quelques semaines, elle s'est remise aux soirées mondaines. Recevoir ses amis chez elle lui donne un rôle, une importance. C'est sans doute le paravent qu'elle a trouvé pour cacher sa solitude et sa tristesse. Enfin, je suppose. Je ne sais pas... Et qui suis-je pour juger ses conflits intérieurs ?

Mes pensées sont happées par la musique de la radio qu'Angélique s'est permise d'allumer. The Show Must Go On de Queen chatouille mes oreilles et me rappelle de vieux souvenirs. J'avais eu la chance de les voir en concert dans ma jeunesse, avec Robert et quelques amis communs.

Gabriel se redresse sur la banquette arrière lorsque nous apercevons les lumières de la ville. Comme d'habitude, je prends par les quais pour éviter un maximum les embouteillages.

Les premiers rayons du soleil percent les épais nuages. Ces derniers se décomposent et s'effacent pour laisser place à un ciel aux arabesques violacées. Les arbres aux couleurs automnales se reflètent dans le miroir d'eau que nous longeons en voiture. Leurs ombres orangées dansent sous les ondulations des canards qui glissent silencieusement sur la rivière.

Je mets mon clignotant à droite et me gare laborieusement pour jeter mon fils devant son collège.

« À ce soir, mon chéri !

– À ce soir, Maman » me répond-il en sortant de la voiture, son sac sur le dos.

J'attends qu'il passe la grille avant de repartir, direction l'hôpital. J'ai à peine quitté le dépose minute qu'une dame tirée à quatre épingles se rue sur le passage piéton, flanquée de ses quatre enfants. Toute fringante, elle se dandine dans son tailleur et trotte tranquillement au milieu de la rue, l'air de rien. Je pile brusquement pour ne pas renverser cette mère de famille, qui s'est presque jetée sous mes roues. Alors que le plus grand s'éloigne du groupe, la mère poule tire ses trois derniers vers l'école qui jouxte le collège.

« Je n'en reviens pas ! grommelle Angélique, le front collé à la vitre. Excuse-nous, on ne savait pas que tu étais la reine du passage piéton. Non, mais regarde-la ! »

Mon amie marque une pause, s'éclaircit la gorge et se tourne vers moi avec la bouche pincée.

« Je suis outrée, Madame ! scande-t-elle en empruntant un ton maniéré. Vous pourriez faire attention tout de même. Vous avez failli frôler mes petites tourterelles. Les pauvres, les voilà toutes décoiffées. Et regardez-moi leurs robes à smock, pardi ! Elles sont mouchetées de boue, c'est monstrueux. Vous allez devoir me rembourser les frais du pressing ! »

J'éclate de rire en repassant la première.

« Je sais que je te l'ai déjà dit, mais tu devrais faire du théâtre ! » m'exclamé-je en saluant la magnifique interprétation d'Angélique.

Après quelques rues, nous arrivons enfin sur le parking réservé au personnel. Angélique descend la première.

« Allez, zou !

– Angélique, attends ! Ma fille m'a donné cette lettre à poster, cela te dérangerait de...

– Mais bien sûr que non ! C'est mon job, donne-la-moi ! »

Je le remercie d'un hochement de tête et lui tend l'enveloppe.

« J'ai déjà mis le timbre !

– C'est parfait ! Si tous nos clients pouvaient être comme toi, le monde tournerait mieux ! précise la postière en me destinant un demi-sourire. Bon, j'y vais. On déjeune ensemble ce midi ?

– Pourquoi changer les bonnes habitudes ?

– Très bien, on se retrouve vers midi et demi alors »

Tandis qu'elle se dirige vers l'immeuble qui arbore le fameux logo jaune, je rentre dans un vieux bâtiment en tuffeau qui lui fait face. Je presse le pas pour rejoindre au plus vite le vestiaire. Je passe ma blouse d'infirmière et m'arrête quelques secondes devant le miroir. Mon reflet me désespère. Je ne peux m'empêcher de me demander qui est cette personne au dos recourbé et aux cernes de six pieds de long. Pourtant, je sais bien que c'est moi, ou plutôt ce que la vie a fait de moi. Les poches que j'ai sous les yeux sont si grandes que je pourrais y cacher un éléphant.

Malgré le rythme éreintant, les horaires de nuit et l'égocentrisme de certains membres du corps médical, j'adore mon métier d'infirmière. Lorsque les temps sont plus durs, que mes muscles tendus me font souffrir, je pense à mes malades. Ces courageux à toute épreuve que la vie leur impose. Devant eux, je ne peux pas flancher. Ce ne serait pas juste. Je ne peux pas me plaindre d'être en bonne santé.

Mes patients me transmettent leur sympathie. Leur persévérance est contagieuse, bien plus que leurs maladies. Le paradoxe, c'est que les plus joyeux sont souvent les plus atteints. Peu importe leur âge, ils gardent le sourire et portent leur souffrance sans rechigner. Ils rayonnent même auprès de leurs proches. Les seules larmes qu'ils s'autorisent sont celles des aurevoirs. Alors que leurs familles s'en retournent à leurs occupations quotidiennes, mes malades, eux, restent coincés à l'hôpital. Cette réalité les rattrape et ils s'accordent quelques tristes mines.

Régulièrement, je prends le temps de visiter les patients qui sont cloués à leur lit. S'ils sont condamnés à fixer les murs blancs et impersonnels de leur chambre médicale, ils ne sont pas pauvres de cœur pour autant. Chaque jour, j'essaye d'être la Mamie Rose de ces Oscar, et leur joie simple me touche beaucoup.

Je n'ai peut-être pas de paillettes dans ma vie, mais je ne l'échangerai pour rien au monde. Les rides qui parent mon visage sont la marque de mes années. Elles sont à l'image de ma vie. Tristes et belles à la fois. Sur ces nobles pensées, je retrouve mon sourire et m'engouffre dans les longs couloirs de l'hôpital.

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