Chapitre 2

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Encore une fois, Virginie eut raison.

Jean avait pourtant pensé un moment, ne pas rappeler Marie et prendre la décision à sa place. L'idée du cinéma était aux yeux de Jean moins attrayante que celle de passer une soirée avec Virginie. Mais, cette fois-ci, il avait un cas de conscience. Il redoutait l'éventualité que Marie puisse prendre en grippe Virginie ou bien l’inverse. Si cela arrivait, il serait ensuite obligé de jongler entre elles deux, sans aucune option de choisir un "camp" plus qu'un autre. C’étaient des choses qui arrivaient mais lui, c'était bien bête à dire, il n’en voulait pas. La première fois où les deux s'étaient rencontrées avait été moins risqué car, cela s’était fait au milieu d'un parterre de collègues et Virginie avait été noyée dans la masse. La confrontation directe entre les deux femmes avait donc été légère et tout s’était bien passé.

Il passa un coup de fil à Virginie mais personne ne décrocha. Il laissa un message. C'était bien inutile car Virginie n'écoutait jamais son répondeur. Et puis, de toute manière, Jean savait très bien que Virginie ferait comme s'il n'avait jamais émis l'hypothèse de ne pas venir. Elle ne revenait jamais sur ses convictions. Quand bien même, elle avait tort. C'était quelque fois ennuyeux mais à côté de cela, cela la rendait d'une certaine manière, fiable et constante. Lorsqu'elle faisait quelque chose, elle ne renonçait jamais, si ce n'est que sous la contrainte. Comme ses deux précédentes séparations.

Jean ne connaissait pas les détails mais il en savait suffisamment pour ne pas l'interroger davantage sur le sujet. Si celui-ci devait être abordé, c'était à Virginie de le mettre sur la table. C'était là, le seul moyen que l'on avait de savoir qu'elle était prête à discuter.

Jean sourit à cette pensée. Il s'étonnait lui-même de connaître des choses comme ceci à propos de Virginie et surtout, d'en tenir compte.

Il rangea un peu son bureau et il regarda sa montre. C'était presque l'heure de sa réunion et il fallait qu'il se rende en salle de conférence. Il se dirigea vers l'ascenseur et appuya sur le bouton d'appel.

*

Il était presque dix-neuf heures lorsqu'il sortit de la salle de conférence. Les échanges avaient traîné en longueur. C'était malheureusement le prix à payer lorsqu'on rassemblait une dizaine de personnes pour faire des choix stratégiques et techniques mais dont la moitié faisait partie de la classe des incompétents notoires. A tout niveau d'ailleurs. On pouvait être incompétent sur un sujet mais être pertinent dans la réflexion. Mais en même temps que la compétence, cette qualité se perdait aussi. Peut-être à la même vitesse. Jean se disait que quelque part, plus on inventait des méthodes censées permettre d'optimiser les processus, plus finalement, on mettait des personnes impropres à une quelconque démarche intellectuelle pour les appliquer. Finalement, on revenait à la case départ : impossible d'aboutir à quelque chose de probant dans les délais impartis.

Bref. Jean secoua la tête pour évacuer toutes ces pensées négatives. Il était temps de laisser place à la soirée. Il passa un coup de téléphone à Marie pour lui dire qu'il partait à l'instant du boulot et que, par conséquent, il passerait la prendre dans une quarantaine de minutes. Il l'embrassa virtuellement, elle en fit de même et il se dépêcha de gagner le garage pour prendre le chemin du retour.

*

  • Tu es sûre que cela ne t'ennuie pas ?

Marie le regarda.

  • Et pourquoi cela m'ennuierait ? Tu sais que tu te fais des nœuds au cerveau parfois, tout seul dans ta tête ? Nan, mais c'est vrai, des fois, je me dis que c'est que tu n'es pas sûr de toi, que tu es timoré alors que je sais bien que ce n'est pas le cas... Et d'autres fois. Je me dis que...
  • Je crois que tu ne devrais pas terminer ta phrase.
  • Hein ?!
  • Tu vas finir par me dire quelque chose de désobligeant et je ne voudrais pas qu'on commence à se chamailler avant même d'être arrivé chez Virginie.

Marie éclata de rire.

  • Ouais. Surtout qu'on se chamaille super souvent. Euh, tu peux me rappeler de quand date notre dernière chamaillerie ?
  • Je ne sais pas mais je ne préfère pas m'en souvenir.
  • Ouais, ouais... Bah de toute manière, tu peux chercher très très loin dans ta mémoire. Moi. Soit, je suis atteinte d'Alzheimer... Soit, c'est le désert de Gobi de ce côté-là...

Jean regarda Marie. Elle trouvait toujours des expressions à elle, ou du moins, peu courantes.

  • Bon... Sinon... On y va ?
  • Allez go, Maestro ! Je suis assez présentable comme ça pour Virginie...
  • Allez, file à la voiture avant que je te mette une fessée ! fit Jean en riant.
  • Ne me tente pas non plus... Sinon on risque de se mettre en retard, répliqua Marie en lui tirant la langue.

Elle sortit rapidement de l'appartement et s'engouffra dans l'escalier.

  • Je t'attends en bas !

*

Lorsqu'ils se présentèrent à la porte de chez Virginie, ce fut la jeune Elisa qui leur ouvrit.

Jérôme avait fait des bêtises et Maman s'occupait de son cas, leur confia-t-elle. Elisa n'avait que neuf ans mais elle était déjà très dégourdie pour son âge. Il faut dire que des deux enfants, c'était sûrement elle qui avait le plus souffert de la séparation de sa mère et de son père. Pour Jérôme, son père était plus proche du concept que d'une image bien précise constituée de souvenirs. Virginie se rassurait en affirmant cela à tout bout de champ mais la réalité était que Jérôme avait dû mal à trouver en sa mère une réelle autorité. Jean le savait bien mais il ne pouvait le reprocher à Virginie. La situation n'était pas simple et tous les efforts que Virginie pouvait faire pour faire face aux réalités ne comblaient pas les petits manques qui pouvaient subsister par ci, par là. Il savait qu'on pouvait donner tous les conseils du monde sur l'impartialité, sur la manière de bien gérer l'affectif qu'on peut donner à l'un des enfants comme à l'autre : la vérité était qu'on n'était jamais juste. Le plus compliqué dans tout cela était de le faire réaliser à des enfants dont la manière de voir le monde est plus simple que celle qu'on se monte une fois adulte.

  • Vous n'avez qu'à vous installer dans le salon... Vous voulez boire un verre ?

Du coin de l'œil, Jean remarqua que la question semblait surprendre Marie. Elle ne dit rien mais il lut dans son expression, la surprise de voir une gamine de neuf ans s'occuper du service auprès des invités. Lui n'était point surpris. Il connaissait Elisa quasiment depuis sa naissance. Même s'il n'était pas de la famille sur le papier, dans les faits, c'était tout comme.

  • Laisse, Lisa... Je vais m'occuper du service... Comment ça va à l'école ?

Elisa fit la moue. Cela n'avait jamais été sa tasse de thé.

  • Ça va ? C'est comme ça qu'il faut dire ?
  • Tu peux aussi dire que cela ne va pas et dire pourquoi... Du moins, ce que tu penses être le pourquoi.
  • Qu'est-ce que j'en sais, moi ?
  • Sûrement plus que moi. Je me trompe ?
  • Nanana... C'est sûr que, vu comme ça, tu n'auras jamais tort !

Marie regardait Jean puis Elisa. C'était la première fois qu'elle voyait Jean dans un contexte familial. Quand elle avait croisé Virginie la première fois, c'était dans le contexte d'une soirée entre collègues. Elle avait bien noté la proximité que Jean avait montré avec celle-ci mais elle ne l'avait jamais imaginé au travers de la relation avec ses enfants. En constatant comment son Jean dialoguait avec Elisa, il eut été le frère de Virginie, il lui semblait que cela aurait pu être en tout point comparable. Ce n'était pas déplaisant. Juste un peu déstabilisant. A la base, c'était elle qui voulait déstabiliser les choses ce soir car elle s'était imaginée comme l'élément perturbateur dans la routine amicale qui existait entre son petit ami et cette Virginie. Mais il était évident que là, elle avait omis certains paramètres et que la balle n'était de fait pas entièrement dans son camp.

  • Il y a quelque chose qui ne va pas ? fit Virginie à l'intention de Marie, en faisant irruption dans la pièce.
  • Non, non. Tout va bien... Comment vas-tu ?
  • En pleine forme ! Je viens de remettre les pendules à l'heure avec ma petite terreur des cours de récréés. Tout va bien dans le meilleur des mondes ! Mais c'est plutôt à toi qu'il faut poser la question.
  • La question ?
  • Bah... Comment tu vas ? La réponse ne va pas de soi quand on s'est entiché d'un gars comme Jean. Sur la surface, t'as l'impression d'avoir mis la main sur un bijou vingt-quatre carats... Après quand tu commences à gratter... Tu t'aperçois bien vite que c'était juste pour attraper le chaland !

Jean regarda Virginie d'un air faussement dépité.

  • La Saint-Jean... c'est au mois de décembre, tu te rappelles ?
  • Oh que oui... Que je le sais... Mais ce n'est pas là, la question. Vous buvez quoi ? Toi, je ne te demande pas : je sais. Mais Marie, là, je donne ma langue au chat !

*

La soirée se déroula bien. Il n'y avait pas lieu de s'en étonner mais Jean ne put s'empêcher de se faire la remarque. Bien que Marie ne semblât pas être tout à fait à l'aise avec Virginie, il ne la sentit pas non plus sur la défensive. C'était une bonne chose. Jean n'était pas prêt à faire un choix. Il aurait été ennuyé d'avoir à choisir entre l'amitié qui le liait à Virginie et sa relation avec Marie qu'il n'arrivait pas encore à définir mais pour laquelle il sentait qu'il pouvait y avoir un avenir. Il s'exprimait rarement sur ce genre de choses mais elles revêtaient une importance particulière pour lui. Il n'imaginait pas que cela puisse être autrement pour les autres. Lui gardait ça constamment en tête. Cela n'était pas sans lui causer quelques déconvenues par moments. On lui avait souvent reproché par le passé d'être trop accroché à des détails et qu'il fallait qu'il se laisse vivre. Après tout, il aurait tout le reste de sa vie pour rattraper les éventuels dérapages d'une décision prise à l'emporte-pièce. Malgré cela, Jean ne s'y résolvait pas. Tant pis si parfois, cela lui faisait faire du sur-place : il n'était pas prêt à abandonner ce qui pouvait le rassurer.

  • Moi, je trouve que Marie a l'air trop bien pour toi, mon cher... fit Virginie sur le ton de la boutade. Elle a l'air équilibré, pas excentrique. Elle est bien élevée, elle ne fait pas de remarques à tort et à travers... En somme : rien à voir avec moi. Et surtout, rien à voir avec les filles avec lesquelles tu as pu traîner...

Virginie tourna son regard vers Marie.

  • Ça ne te choque pas que je dise cela, j'espère ? Non ? Parce qu'il ne faut pas être choquée, je te le promets. Je parle toujours trop mais l'avantage, c'est que je dis ce que je pense. Tu n'as pas à anticiper de ma part quelque chose du genre, que je vais nourrir un ressentiment quelconque dont je ne vais pas parler et qui va t'exploser à la figure le jour où la soupape d'échappement ne tient plus... Je ne dis pas que cela ne m'est pas arrivé par le passé mais voilà, je crois qu'il y a de l'eau qui est passée sous les ponts depuis et au fur et à mesure que les années ont passé, j'ai désappris à utiliser cette réserve.

Marie hocha la tête.

  • Je crois que je comprends et ne t'inquiète pas. Ce n'est pas cela qui va me faire fuir. Au contraire, je trouve cela plutôt sain même si... Cela peut être ressenti de manière un peu encombrant à certains moments. Mais on y survit généralement. Enfin, moi, j'arrive à y survivre. Et puis...

Marie laissa sa phrase dans le vide. Elle se pinça les lèvres et Virginie vit que cette mimique n'était pas voulue.

  • Et puis... Quoi ? Continue... Ne nous laisse pas dans le vide comme cela !

Marie sourit et finit par reprendre.

  • Et puis, je pense que tu as sûrement tes raisons propres pour agir ainsi. C'est ce que je voulais dire. Mais ce n'est pas que j'essaie de te faire dire des choses que tu ne veux pas. C'est juste... Un ressenti. Je crois qu'on peut appeler ça comme cela.

Virginie prit son ton bienveillant :

  • Je comprends. Mais ça ne marche pas comme ça, chez moi. Je ne vais pas être timorée pour t'expliquer le pourquoi du comment et qu'est-ce qui fait que je fais ou que je dis les choses ou pas. L'important, c'est juste, le moment. Je vais choisir le moment.

Elle jeta un œil vers Jean et vit qu'il acquiesçait.

  • Regarde-moi, ça... Mon p'tit Jean est d'accord avec moi... D'un sens, c'est tout à fait normal, vu que dans la pratique, s'il existe un roi dans le choix du moment, c'est bien lui. Envers et contre tout parfois, mais il reste le roi.

Jean ne répondit pas. Il savait que Virginie disait cela à dessein. Elle voulait le provoquer, elle voulait qu'il réagisse. Mais lui ne voulait rien dire. Il ne se sentait pas de trouver les mots justes sans que cela devienne grave. Si Virginie avait le talent de mettre de la légèreté dans les sujets les plus dramatiques, Jean, lui, avait l'art de couler du plomb dans une conversation superficielle. Ce n'était pas pour rien qu'à plusieurs reprises, la remarque avait été faite qu'elle et lui étaient parfaitement complémentaires.

Il y eut pour la première fois depuis le début de la soirée un grand silence. Marie prit son verre et regarda s'il lui restait un fond.

  • Je peux te reprendre un peu de vodka ?
  • Bien entendu, mais ce sera la dernière car je crois qu'il ne reste pas grand-chose au fond de la bouteille.

Jean se leva pour aller chercher ses cigarettes dans la poche de son blouson.

  • Je crois que ce sera la dernière. On ne va pas tarder à rentrer. Je ne sais pas quelle heure est-il, mais il ne doit plus être très tôt.

*

Lorsqu'ils quittèrent Virginie, il devait être aux alentours d'une heure du matin. Marie était un peu saoule et elle s'accrocha au bras de Jean pour qu'il la guide dans la bonne direction.

  • Ça va ? Tu t'es bien amusée ?
  • Oui, ça va. Elle est marrante, ta Virginie. Je crois que je l'aime bien. Mais je te dirai ça mieux, une fois que j'aurais dégrisé. Je crois que je n'ai pas été très sage ce soir.

Jean sourit.

  • Non, c'est le moins qu'on puisse dire. Je ne te demande pas qui conduit ? N'est-ce pas ?
  • A moins que tu veuilles tenter le diable...

Jean plongea ses yeux dans ceux de Marie et secoua la tête. Ils remontèrent la rue pour rejoindre leur voiture.

  • Je crois que... Je vais m'allonger à l'arrière si ça ne te dérange pas. fit Marie.
  • Je crois que ce sera mieux.

Jean ouvrit la portière et aida Marie à s'allonger. Puis il fit le tour pour s'installer à la place du conducteur. Il démarra, mit son clignotant et prit le chemin du retour.

*

Jean connaissait pourtant la route pour rentrer de chez Virginie par cœur. Il l'avait tellement empruntée à l'aller comme au retour avant sa rencontre avec Marie. Était-ce l'obscurité de la nouvelle lune ? Était-ce la goutte d'alcool de trop pendant la soirée ? Toujours est-il qu'il fut surpris lorsque le trente-huit tonnes déboucha dans le virage et qu'il n'eut le temps que de contre-braquer pour essayer de l'éviter. Mais ce fut une demie seconde trop tard. Bien sûr, c'était le camion qui était venu sur sa voie. Bien sûr, les feux du poids lourd l'aveuglèrent pendant un instant mais, il ne comprit pas pourquoi la voiture continua sa route pour aller percuter le muret de sécurité. C'est étrange comment chaque dixième de seconde paraisse s'allonger dans une mesure de temps indéfinissable. Il ne sentit pas vraiment le choc. Il n'entendit pas vraiment le bruit énorme des freins et de la tôle qui se froissa, se tordit, le moteur qui s'encastra et qui plia sous la violence du choc. Ce qu'il se rappela, c'est le coup qu'il ressentit dans son dos, la pression incroyable du corps de Marie lorsque celui-ci vint percuter le dossier des deux sièges. Puis il ferma les yeux : un simple réflexe. Puis il attendit. Il attendit la fin, le moment inévitable où tout s'arrêterait. Où il n'y aurait plus que la nuit et rien d'autre.

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