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Edwin se renfonça dans sa chaise pour mieux observer le vieux à la porte. Qu’est-ce que c’était que ce chapeau pointu ? Personne ne portait ça, à Trouperdu. Ni de robe d’ailleurs, c’était pour les bonnes femmes ! Celle de l’individu était d’un bleu ciel, une étrangeté ! Ici, tous les vêtements conservaient la couleur naturelle de la laine ; à quoi bon teindre des braies qu’on usera à genoux dans la terre ? Autant qu’elles naissent de ce marron sale, pour qu’ainsi elles semblent ne jamais s’user. Une barbe coulait le long du cou de l’étranger ; rien à voir avec la moustache de Bernard ; non, une longue barbe blanche soigneusement taillée en pointe, comme la coiffe du bonhomme, et tout son aspect beaucoup trop lisse. Comment voulait-il travailler avec ça ? Sûr qu’il ne devait pas se fouler, le drôle. Il s’empêtrerait dans ses atours rien que de branler la bêche.

Visiblement, il était trempé car l’étranger observait le feu d’un œil envieux.

— Je me réchaufferais bien un peu, dit-il.

Il semblait à la fois s’adresser à tous et à personne. Olga apparut depuis la cuisine et fronça son monosourcil :

— Y-a-ti d’quoi payer l’étranger ?

Tandis qu’il tirait sa robe sous ses aisselles pour l’éponger, le vieux dévisagea Olga et lui sourit :

— Charmante hospitalité ! Je suis donc à Trouperdu, je présume.

— Voui m’sieur, z’êtes ben…

D’un doigt, l’étranger interrompit Paul. Ce dernier, d’habitude prompt à se battre, pendait aux lèvres du vieillard comme un gosse attendrait l’autorisation du père.

— Ce n’était pas une question, dit l’étranger.

Portant la main à sa bourse, il la souleva et l’agita ; le bruit des pièces carillonna dans l’auberge. Tous scrutaient l’étranger avec un mutisme vénéré. Les yeux d’Olga s’enflammèrent et quelque chose qui ne ressemblait pas à un sourire étira ses lèvres. À l’évidence, c’en était un.

— Ben y’va-ti pas s’asseoir ? V’nez donc près du feu, z’allez voir s’y fait-ti pas chaud là-bas mon brave !

La taulière s’approcha de l’étranger et allait lui retirer sa robe trempée quand il l’arrêta.

— Ne faites pas ça, dit-il. Je suis nu là-dessous.

Olga s’immobilisa et fixa l’étranger comme s’il venait de faire une mauvaise blague ; elle recula, ses doigts cherchant visiblement quelque chose à toucher et elle finit par pouffer – et rougissait à vue d’œil.

— Ah ben vous hein ! s’exclama-t-elle en secouant sa main droite.

« Qu’est-ce que c’est que cette merde » pensa Edwin.

D’habitude, Olga était plutôt du genre à coller des roustes et les voyageurs n’y échappaient pas.

L’étranger fit un pas en arrière et jeta un regard dans son dos où, à travers la porte, on entendait encore tomber la pluie. Il se gratta la joue et son visage se tordit.

« Oui ! Fuis tant que tu le peux encore ! »

— Bon, c’est pas tout mais je me réchaufferais bien un peu. Je me caille les miches, si vous voyez ce que je veux dire, grommela l’étranger.

La rumeur de l’auberge enflait de nouveau, comme si cette entrée n’avait été qu’une banale interruption dans la vie des habitants de Trouperdu. La tablée des joueurs avait repris sa partie et braillait à l’unisson, arrosant le bois en même temps que les gosiers ; Sophie quittait la cuisine, rouge et luisante, supportant un plateau où s’empilaient chopes et pichets tandis que José roulait sous la table, un tabouret serré sur son cœur. Si tous avaient déjà oublié l’étranger, Edwin tordait le coup pour suivre l’échange : Olga, s’était approchée du vieil homme et ses lèvres s’agitaient tout près de son oreille mais ses propos s’étouffaient dans les rugissements paillards de l’auberge. L’étranger avisa l’énorme poireau qui dépassait du menton d’Olga et venait fourrager dans sa barbe ; il s’écarta légèrement en plaçant ses mains devant lui mais Olga s’avança en même temps qu’il reculait, la bouche tordue et les pupilles dilatées. Il la repoussa du bout du coude tandis qu’elle gloussait bruyamment, dévoilant un sourire édenté ; les lèvres de l’étranger formèrent un mot qui, aux oreilles d’Edwin, ressemblait à un nom. Olga s’immobilisa, écarquilla les yeux. Son monosourcil devint agressif tandis que l’étranger, la lèvre pincée, répétait le nom que même le brouhaha ne pouvait écorcher : « Edwin ».

Au même moment, Sophie se plantait devant Edwin :

— Tu veux quelque chose, Edwinounet ?

Ce dernier pesta, se leva pour regarder par-dessus l’épaule de l’importune mais José initiait une « chenille » dans l’auberge et Edwin n’aperçut dans le tourbillon de mouvements qui suivit que le visage blême de l’étranger, les mains d’Olga agrippées à son col, la trace couleur crème au coin de la lèvre de Sophie… qui se décalait pour rester dans son champ.

— Sophie !

Il se jetait sur elle pour l’écarter mais elle s’accrocha et se replaça :

— Tu sais, Olga est occupée, bafouilla-t-elle. On pourrait… on pourrait… je pourrais prendre une pause et nous (elle gloussa), on pourrait aller… derrière…

Un instant, Edwin détourna les yeux pour les plonger dans ceux de Sophie :

— Que… quoi… ? Qu’est-ce que tu viens de dire ?

Elle baissa la tête et croisa les mains dans le dos. Edwin souffla : l’étranger avait disparu. Olga, quant à elle…

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