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Si misérable.

Elle sentit à travers lui la secousse l'envahir et la chaleur se déverser, la torpeur l'envelopper ; elle ferma les yeux et couina. Il ne bougeait plus mais tout son corps tremblotait ; un petit chiot. Comme Coquin. Coquin qui aimait fourrer sa truffe entre ses seins, lécher son cou, son menton et son nez. Coquin qui était un adorable petit chiot. Il se pencha pour lui baiser le cou.

— Vivi... commença-t-elle en contractant les muscles de son dos et sa nuque.

Il s'arrêta ; il respirait rudement, à bout de souffle, et ses halètements emplissaient la pièce.

— Edna ? souffla-t-il.

Ploc, ploc ; l'eau s'infiltrait par le toit et gouttait quelque part, dans un recoin obscur de l'étable spacieuse. Parfois, elle imaginait que les esprits malveillants de Constantine s'y terraient ; c'était une cachette idéale pour héberger des intrus à la civilisation, près d'un monde de mythe et de noirceur mais aussi proche des hommes, plus noirs encore. Elle frissonna ; elle eut soudain très froid et s'enfonça dans les couvertures. Il fallait être fou pour traîner dehors par un temps pareil.

— C'était bien, lui dit-elle, s'installant sur le dos.

Elle voyait ses yeux fatigués, son visage rouge et la sueur que faisait luire la flamme de la bougie ; l'écume au coin de sa bouche et ses poings enfoncés dans le matelas de paille, qui le tordait ; son corps épais au-dessus d'elle qui la surplombait, la dominait, épais et monstrueux. Elle crut voir se dessiner l'esquisse d'un sourire, à la commissure de ses lèvres. Elle n'en était pas sûre ; ce ne devait plus qu'arriver que rarement.

Olivier racontait que dans sa prime jeunesse, avant qu'il ne devienne lui-même client de son auberge, il avait aspiré à autre chose que Trouperdu. Certaines fois, lorsqu'elle avait été forcée de l'écouter fanfaronner, il lui parlait du monde extérieur et des merveilles qu'on trouve ailleurs ; de ce qu'il aimait qualifier de ses propres actes de courage, quand il osait encore braver la Vieille Forêt et s'aventurer au-delà. Mais les rêves n'avaient jamais fait vivre personne ; l'auberge elle le faisait.

Elle l'entendit pousser un soupir – du soulagement ? Le lit branla quand il se laissa tomber sur le côté et se rouler en boule. Il n'en avait plus pour longtemps et elle jeta un regard là où se trouvait la porte de l'étable, disparaissant dans les ombres que faisaient naître leur petite lumière. Une odeur capiteuse lui montait au nez, fouaillait ses tripes et elle hoqueta, un goût de vomi sur la langue.

— Edna... ? souffla-t-il en relevant la tête.

Aussitôt elle se blottit contre lui, caressant du bout des doigts les poils de son torse. Elle savait qu'il aimait ça. Elle n'avait pas besoin de le regarder pour l'imaginer sourire. Elle sentait la main dans ses cheveux, ses doigts fouiller chaque mèche. Amoureusement, mécaniquement, puis lentement, lentement, lentement...

Il s'endormit plus vite qu'elle ne l'avait imaginé et ses ronflements couvraient le bruit de la pluie lorsqu'elle se leva. Elle n'essayait pas d'être discrète, dans son état impossible qu'il se relève. Elle l'entendit grogner en bougeant, et l'observa avec un sourire.

Quel gros balourd. Quel sombre idiot.

Elle contourna le lit à tâtons ; la petite flamme de la bougie tremblait sous les courants d'air et menaçait de s'éteindre, noyée dans sa cire. Elle offrait maintenant plus d'ombres que de lumière.

— Aie ! cracha-t-elle.

La bouteille roula pour cogner une autre, et le tintement du verre carillonna. Elle s'immobilisa, inspira et patienta. Il ne se réveillerait pas. Lorsqu'il avait bu, il sombrait dans un monde où rien ne l'atteignait plus. Il s'aplatissait entre les draps et couvertures, calme, trop calme ; son torse soulevé par ses respirations puissantes et sonores rappelait la vie qui l'animait.

— Ed...na... murmura-t-il en gigotant.

Même dans ses rêves il la suivait. Quelle plaie. Elle se faufila hors du box, vers les recoins plus sombres de l'étable, inoccupés depuis son abandon, où logeaient autrefois les porcs et les chèvres. L'odeur demeurait, et à celle de la crasse s'ajoutait celle de la moisissure. La première fois qu'elle était venue ici, il ne faisait pas encore nuit quand Olivier l'avait amenée. Elle se souvenait encore des os sur lequel se déposait la poussière qu'une fine rai de lumière éclairait. Un squelette à demi enfoui sous un tas de paille et d'outils inutilisables, dont la mâchoire entrouverte semblait encore ricaner. C'était la première fois qu'elle voyait un cheval et elle n'en avait jamais revu d'autres. On avait des poneys, à Trouperdu, mais son cousin semblait immense. Si elle décidait de fouiller la paille, elle retrouverait ces quelques os dans l'état où on les avait laissés, avec une pellicule grise et peut-être un peu moins blancs ; ils seraient probablement toujours là dans cent ans.

Elle trouva l'échelle ; les barreaux se découpaient, lignes noires sur fond noir, et la contourna. Au début, elle avait vainement cherché là-haut avant de réaliser qu'Olivier était trop fainéant pour monter, et que le bois déjà usé aurait cédé depuis longtemps sous son poids. Après ça, ç'avait été facile et elle avait trouvé rapidement.

Elle farfouilla dans le foin en prenant soin de ne pas trop le remuer. Elle ôtait la paille, qu'elle posait en tas, soigneusement, sur le côté. Ses gestes étaient lents et précis. Il lui faudrait remettre tout ça tel quel. Elle n'était jamais venue, elle ne savait pas. C'était la règle.

Mais pourquoi ? Ne pouvait-elle pas enfin partir et quitter Trouperdu ?

Elle avait assez, et rien qui l'attachait. Derrière un voile, elle entendait le ronflement, paisible comme le ronronnement d'un chat, et la pluie ruisseler sur les poutres et goutter sur le plancher de l'étage, là où le toit était percé et rebouché grossièrement, juste au-dessus d'elle. Il y avait aussi un son étrange, comme un bruit de mastication. Cette partie de l'étable donnait droit sur la Vieille Forêt et lui tournait le dos, ce qui laissait l'imagination libre.

Elle frémit en sentant quelque chose la frôler en couinant et elle retira vivement ses mains. Il y avait de la vie ici, peut-être un nid de souris ou un gros rat comme on en apercevait parfois traîner près des granges. Un rat, la morsure d'un rat. Elle n'aimait pas les rats. Les rats, la maladie. La maladie, la mort.

Elle savait où chercher et elle trouva le coffre dans l'emplacement habituel. Pourquoi aurait-il bougé ? Elle ne savait pas. Il s'ouvrit en baillant. Seulement quelques pièces, une ou deux. C'était la règle. Comme d'habitude, elle fut prise d'hésitation après avoir récupéré sa part. Elle pourrait partir, avec le trésor. Mais comment ? Il fallait un plan, un plan si vieux qu'elle l'oubliait chaque fois.

Elle ne pouvait pas partir sans plan.

Elle détruit les indices de sa venue en replaçant le coffre et la paille qui le camouflait. Elle n'avait pas mis deux jours à trouver la cachette. Cet idiot n'imaginait pas qu'elle fut si évidente. Mais qui cloisonnerait une vieille étable dont personne n'approchait plus ? Qui arrangerait un verrou dans une vieille bâtisse craquante, qui ne servait qu'à conclure certaines affaires à la faveur de la nuit ?

En passant devant Olivier, elle observa ce lourdaud. Qu'il semblait niais, dans son sommeil. La recette de l'auberge, une fortune qu'alimentait chaque jour. Olivier, détenteur d'un trésor, allongé nu dans sa couche de paille. Son bras tâtonna à côté et il grogna. Il rêvait, fantasmes d'aventures et d'amours. Sa cage thoracique se soulevait et retombait, tremblante. La bougie s'étouffait dans une fumée noire. Un éclat, une lueur d'or dans les ténèbres. Elle pouvait ôter ce clou. Ce n'était pas grand-chose. Ce n'était pas son problème.

Elle quitta cet endroit.

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