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Étant très bon élève, les enseignants et les éducateurs se mirent en quatre pour que je poursuive mes études. J’aurais sans doute une mention au bac et donc j’avais toutes les chances d’avoir une bourse et des aides.

J’ai longuement discuté avec certains professeurs qui s’étaient pris d’affection pour moi, et réciproquement, qui me soutenaient, me poussaient. Avec mon niveau et mes possibilités, une prépa paraissait la voie « normale ». Ils craignaient que ma confrontation avec les rejetons de bourgeois accaparant ces classes ne débouche sur une déflagration : ils me connaissaient ! La fac n’était pas non plus une solution : il fallait autonomie et maturité. Ce n’était pas encore mon cas, cela faisait trop de changements simultanés. Un IUT en informatique, de bonne réputation, proche d’une cité étudiante, semblait fait pour moi. Vu mon cursus, la perspective d’intégrer ensuite une grande école d’ingénieurs était forte. Cette voie serait plus facile pour moi.

Cette solution était tentante, mais elle se situait à l’autre bout de la France. Cela me posait-il un problème ? Dans cette confiance totale, je leur avouais ma dépendance avec mon petit frère. Ni lui ni moi n’étions prêts à nous séparer. Revenir souvent était impossible et d’un coût insupportable pour moi.

Je n’en parlais pas à Tidiane, ne voulant pas évoquer avec lui cette séparation possible. Il avait du mal avec les études, mais il était loin d’être bête ! Il avait commencé son CAP et l’année suivante, il travaillera.

Ce fut lui qui me déclara son besoin que je réussisse mes études, ajoutant que lui ne comptait pas. Il m'expliqua que maintenant, il pouvait se passer de moi, que l’an prochain, il trouvera un boulot près de mon école, qu’avec son salaire, nous pourrions avoir un logement. Il savait où j’en étais, il prenait soin de moi ; le petit (façon de parler !) guidait le grand. J’étais heureux de le voir ainsi, il démarrait bien, il allait s’en sortir, mon frère adoré.

(Mais moi ! Me retrouver seul sans l’avoir à côté de moi ? Non ! Je n’étais pas prêt, pas assez fort.)

« Il y a le téléphone, les réseaux sociaux, nous resterons toujours en relation. »

Il avait pensé à tout. Il prévoyait que ce serait plus dur pour moi. Lui, il resterait encore un an, avec ses copains. La dernière année était la plus facile à vivre à la Maison, même si elle était au bord du précipice.

C’était aussi une obligation de grandir. Nous savions que l’autre serait toujours là, même éloigné.

Pour « fêter » un départ, un repas de fête était organisé, auxquels le partant pouvait convier qui il désirait, internes ou externes, notamment les anciens. J’étais maintenant en paix avec beaucoup de monde. Je décidai d’inviter la vingtaine de camarades qui comptaient pour moi.

Bien sûr, Jo en faisait partie. Il était dans une mauvaise période. Il avait bu avant de venir alors qu’il ne supportait pas l’alcool. Il arriva en pleurnichant, voulant que je le console. Nous étions tous les vingt ensemble. L’ambiance était détendue, même si j’avais une boule au ventre, même si tous savaient que ces adieux ressemblaient à la parade du condamné que l’on pousse sur sa planche jusqu’à ce qu’il tombe dans la mer.

Ce qui me toucha le plus, car c’était inattendu, ce fut l'invitation à une fête chez une amie du lycée, ma dernière aventure en date. Jusqu’à présent, j’avais refusé d’aller à ces soirées. Les jeux et l’ambiance étaient ceux d’un monde qui n’était pas le mien. La plupart du temps, ma copine du moment insistait, avec gentillesse, toujours en vain. L’idée de me retrouver dans la maison des « parents » d’un camarade pour s’amuser m’était difficile. J’avais beaucoup partagé avec mes petites amoureuses, je ne me sentais pas si différent d’elles, d’eux. Souvent, j’avais plus de connaissances, de maturité, que ces enfants de bonne famille vivant dans leur cocon de luxe, ignorant le quotidien des autres. Il me manquait juste les souvenirs familiaux, de vacances, de voyages, d’événements heureux. Cela formait un socle, les conversations y revenaient inévitablement, innocemment. Moi, je n’avais que le vide, associé aux vautours de l’abandon qui tournoyait au-dessus de moi.

Mes six anciennes amoureuses du lycée étaient présentes, avec la majorité de la classe. Ils m’avaient manipulé pour que je sois là. Je ne m’attendais pas à cet accueil de tous. Je n’avais jamais perçu cette amitié fraternelle dont ils m’avaient entouré. C’était une émotion inconnue, trop forte pour moi. Je vacillais, proche de m’évanouir. Personne ne m’avait jamais exprimé tant de chaleur. Pourquoi n’en avais-je pas profité ? Mais si mes admiratrices m’avaient tendu leurs mains et leur cœur, mes copains s’avéraient chaleureux et amicaux. Ces sentiments, je ne les avais jamais ressentis, comment pouvais-je les apprécier ?

Cette fête reste un des moments les plus importants de mon existence. Un des plus douloureux, car j’étais aux portes du paradis, je me voyais si proche d’eux, de l’autre côté du ravin.

Ils connaissaient mon addiction. Je partis avec le portable dernier cri.

En fin de soirée, quand je les quittais au milieu des serments d’éternelles amitiés, mon cœur lâcha. J'en semai des morceaux en parcourant les quelques kilomètres qui me séparaient du foyer. Dans un mois, je laisserai la Maison pour rejoindre ma chambre d’étudiant. Ces amitiés que je venais de trouver allaient s’étioler. C’était fini. J’étais seul, à nouveau, plongé dans une angoisse déchainée.

Ce que je n’avais pas compris, ce que je comprendrai plus tard, trop tard, c’était que je m’étais réfugié dans un monde artificiel. Mon noyau d’amis, Tidiane, des aventures amoureuses sans lendemain que je justifiais par notre âge, des copains et des petites amies au lycée, tout tenait. Ce monde était sans futur. Je le savais, je le niais. Mon intelligence, mon acuité d’esprit me permettraient de surmonter les difficultés, pensais-je. J’étais fort !

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