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J’ai mis du temps pour cerner ce garçon-fille maintenant que nous étions amis. Je le rejoignais souvent quand il se préparait, toujours saisi d’un vertige devant cette énigme. Il discourait sans cesse, sur des broutilles, sans doute pour éviter les vraies interrogations. Cet embrouillamini vocal me fascinait, essayant de percevoir des bribes de sa personnalité. Cela est vite devenu un jeu, car je rebondissais sur chaque pépite. J’ai compris qu’il les semait sciemment pour me conduire vers lui dans une anxiété extrême. Lorsqu'il se sentait découvert, il m’assaillait de questions sur moi, auxquelles je répondais avec joie, avouant mes faiblesses, mes blessures. Ou alors, il m’accablait de caresses et de petits baisers qui me désarçonnaient. Il n’avait aucune pudeur physique et une retenue infinie sur sa personne. Je ne l’en aimais que davantage.

Simultanément, il me draguait subtilement, me lançait des regards voluptueux, venait soudain se lover contre moi telle une fille amoureuse, s’envolant avant que j’aie réagi. J’étais troublé, je refoulais un désir envahissant. Il était tabou, pour des raisons que je ne comprenais pas. Trop beau, trop fragile, trop désirable, trop peur de l’abimer, de le souiller. Il en jouait sans cesse. Il savait que jamais nous n’irions au bout.

— Tu sais, ce corps, je le hais. Si tu en as envie, tu le prends, tu jouis avec, pour rien. Tellement l’ont utilisé !

— Arrête ! Ne dis pas ça ! Tu es superbe ! Combien de garçons et de filles rêveraient d’avoir une infime ressemblance avec toi !

— Regarde ces pieds ! Du 44 ! Les belles femmes ont des petits pieds. Et regarde ça ! s'exclamait-il en empoignant son sexe et ses bourses.

— Que c’est laid ! Que c’est moche ! C’est gênant. Ça ballotte. Tous les pervers les admirent, moi j’attends de ne plus les avoir !

Puis il enchainait sur ses cuisses trop fines, me dessinant les courbes de son rêve. Sa liberté d’attitude, de ton, son allure m’émerveillaient. Il jouait de sa morphologie, en faisant un objet érotique puissant. Malgré mes activités spéciales, je me rendais compte que je m’assumais mal physiquement.

Nous terminions par des étreintes, longues, soyeuses, qui me laissaient dans une béatitude curieuse. Notre relation flirtait au-delà d’une amitié.

Son vrai nom était Émile. Il signait Emille. Son histoire était banalement triste : un père disparu très tôt, une mère qui se démenait pour élever ses deux enfants (il avait un petit frère). Il devait faire avec cette particularité, son corps de garçon, sa tête de fille. Son rêve était de se faire opérer. Sa prostitution lui payait ses études, car sa bourse était insignifiante, et lui permettait de rassembler la somme nécessaire à sa transformation. Il avait beaucoup de demandes. Il se méprisait tout en étant fier d’attiser les concupiscences.

Pour Zoé, ce fut plus facile. Elle aussi, je l’avais repérée, avec ses cheveux longs, son air mélancolique que j’avais envie d’effacer.

— Bonsoir, Zoé !

— Bonsoir, H !

— Tu me connais ?

— Et toi, tu me connais ?

La conversation s’annonçait difficile !

— Oui et non. Ça fait longtemps que je t’ai remarquée. J’ai appris ton prénom et je suis venu.

— Moi aussi je t’avais repéré, le brun ténébreux. Tu es rarement seul. J’ai entendu ton surnom et je n’ai pas osé m’approcher…

— Dommage ! Tu viens prendre un verre ?

Nous étions si semblables. Je devais avoir senti ses malaises et ses richesses. Elle était fille unique, brillante en classe. Sa mère faisait des petits boulots, caissière, ménages. Père inconnu. Leur quotidien tirait le diable par la queue en permanence. Elle avait obtenu une bourse ridicule pour poursuivre des études. Son groupe d'amis était des plus réduit : sans moyens, on est toujours à l’écart. Même si son allure était attrayante, sa pauvreté, disait-elle, la recouvrait d’une peau d’âne. C’était dans sa tête, car elle avait un beau physique, alors que son attitude, son maintien laissait percer la honte de la misère. Avec Zoé, nous avons été immédiatement en résonance. Nous nous comprenions facilement, dans une franchise sans fard.

Nous avons avancé doucement, car nous sentions que ce lien amical qui s’était établi d’emblée survivrait à tout, que nous finirions dans le même lit, pour partager cette fraternité. Nous savions aussi que nous ne ferions pas notre vie ensemble, ne voulant pas associer deux traumatismes d’une enfance malheureuse. Elle avait eu l’amour de sa mère et rien d’autre, moi j’avais eu un petit confort et rien d’autre.

Je lui avais révélé où j’avais trouvé son nom, ce besoin curieux de rencontrer mon frère et ma sœur de misère. Je lui parlais d’Emille, qui ne passait pas inaperçu. Ma désolation reste de ne pas avoir réussi à les faire devenir amis.

Nos échanges sur nos aventures de passes viendront naturellement. Un jour, elle me vola dans les plumes, après que je lui ai dit mon dégoût pour cette activité, cette impression d’être un objet de jouissance pour les refoulés, une poupée gonflable pour recevoir leurs turpitudes et leurs refoulements, ajoutant qu’en même temps servir de serpillière était ma juste place. Cela compensait ma réussite dans les études. Je devais payer pour accéder aux mêmes droits, aux mêmes avantages que les autres. Je ne méritais pas de gagner, moi, le rebut social. Elle pleura en me reprochant de me considérer si peu. Elle poursuivit en me livrant sa perception de moi. Elle ne prononçait que des mots doux, merveilleux. Je découvrais son admiration, son amour fraternel pour moi. Je ne savais pas de qui elle parlait, tellement je me sentais éloigné de la créature extraordinaire qu'elle évoquait.

Zoé et Emille sont les seuls à venir me voir.

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