L’événement qui bouscula cette nouvelle dynamique fut un message d’un numéro inconnu :

« Bon anniversaire.

Julie »

C’était tout !

Depuis des mois, j’essayais de retrouver des souvenirs « d’avant », d’avant la Maison. Rien ! Il m’était impossible de faire remonter quoi que ce soit. Je connaissais mon histoire : mes parents m’avaient adopté à l’âge de quatre ans, j’avais eu une petite sœur, ils s’étaient noyés. Rien d’autre ne venait. Aucun moyen d’agripper un fragment. L’association de ce prénom avec ma sœur m’a pris deux semaines.

Ce message ne quittait pas mon esprit, comme si mon inconscient avait compris immédiatement. Une simple recherche sur ce numéro m’aurait éclairé. Quand l’idée monta enfin vers ma conscience, je me précipitais chez David, le seul qui ne posait jamais de questions. Je voulais son aide, redoutant le résultat, celui que je craignais et celui que j’attendais.

En deux secondes, il l’avait sous les yeux. Son étonnement le fit sortir de son mutisme :

— Mais c’est ton nom !

J’étais soulagé et terrifié devant cette ouverture. Petit à petit, je repris mes esprits.

— Oui. Je crois que c’est ma sœur, ma petite sœur.

Je ne m’aperçus qu’il avait posé sa main sur mon bras que quand il la retira. Il avait également posé ses lunettes et ses petits yeux de myope me fixaient en clignotant. Surpris, je le regardais vraiment, pour la première fois. Sa carapace, sa cape d’invisibilité qui détournait les regards, était tombée.

Pour une fois, il s’intéressait à quelqu’un, à moi. J’avais été bref sur mon passé. Je ne connaissais pas non plus le sien.

Le silence régnait, mais nos yeux étaient soudés. Ses maigres poils qui lui servaient de barbe dissimulaient mal un visage encore enfantin. Il me souriait. Je ne pus retenir :

— Tu n’es pas autiste ?

— Ben non ! Pourquoi ?

— C’est la première fois depuis ces années que nous avons un contact, je veux dire un contact humain, pas que technique.

— Je sais. Ce n’est pas facile pour moi. Mais toi, tu es le seul à me voir avec des yeux attentifs.

Il en avait assez dit. Ce contre-expert en relations sociales conclut :

— Mais appelle-la !

Il me remettait dans mon actualité émotionnelle. Troublé par la découverte de Julie, troublé par cet instant d’intimité avec David, je l’embrassai sur les deux joues avant de le quitter. J’ai vu son rougissement. Cela m’a réchauffé le cœur, m’écartant momentanément de mon souci, de mon envie : Julie.

Les temps suivants furent saturés de mes retrouvailles avec Julie. Je gardais dans un coin ce moment de partage avec David, sachant que nous devions aller plus loin. Ce n’était pas facile, car il fallait choisir une occasion où il était prêt à s’ouvrir, ce qui était rare.

En forçant un peu, j’ai pu rétablir le contact. Connaitre cet individu, si proche, si lointain devenait un besoin.

S’il n’était pas autiste au sens propre, il avait quand même un trouble de la personnalité. Pour faire bonne mesure, il avait eu un père violent, envers sa mère, avant leur divorce. Il avait été l’objet de railleries pendant toutes ses études, tenu à l’écart des bandes, à cause de ses grosses lunettes. Cela avait renforcé son isolement. L’informatique avait été une libération, car sa personne ne comptait plus, seules ses capacités importaient. Quand nous avions fait connaissance, pour la première fois, il avait eu envie d’avoir un ami… sans jamais oser la moindre avance. Il avait été bouleversé que ce soit lui, le moins intéressant, que j'étais venu voir pour trouver ma sœur. Oui, c’était sa personnalité, ses qualités, dont j’avais eu besoin à ce moment.

Mon amitié avec David ira en s’amplifiant, toujours dans la retenue et la distance. Il rejoindra ma cohorte d’âmes fêlées, d’âmes brisées qui fondaient mes raisons de vivre.