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J’étais tellement heureux que je me sentais l'obligation d'en faire profiter mes petits frères de misère. Depuis longtemps, l’association dont dépendait la Maison me harcelait pour que je me présente à leurs pensionnaires. J’étais un des rares à avoir réussi, à en être sorti par le haut : il fallait que je vienne prodiguer courage et espoir à ces jeunes. Ils le méritaient. J’aimais me retrouver auprès d’eux, abîmés, malheureux, malchanceux, tristes, mais chacun porteur d’un élan de vie incommensurable. Leurs regards d’admiration me fournissaient une force que je tentais de leur retourner. Ils étaient tous mes enfants, trop nombreux pour pouvoir les serrer sur mon cœur, voulant donner à chacun le maximum.

Julie s’épanouissait, grandissait. Son travail sur elle était difficile. Je lui apportais mes morceaux de souvenirs, qui ouvraient ou non une porte.

Notre société continuait sur sa lancée, notre réputation était établie. Parfois, on nous demandait d’intervenir, non officiellement, pour « tester la solidité d’une cible ». Elle était souvent située dans un pays réputé pour ses attaques, ou il s’agissait d’une firme étrangère sur laquelle une pression était nécessaire. La partie sombre de l’entreprise opérait alors.

Bien que suroccupé, je me devais à mes jeunes successeurs. L’association gérant la Maison portait le nom d’une sainte. Je n’avais jamais vu la moindre soutane ou cornette. Seule la branche italienne, la souche plutôt, avait conservé une composante religieuse. J’avais fini par accepter d’être dans les instances dirigeantes, je le leur devais bien.

Je participais donc pour la première fois à la réunion bisannuelle, à Rome. Julie m’avait accompagné, car nous voulions visiter la ville.

Le choc se produisit le soir de notre arrivée, lors du diner informel de bienvenue. Le secrétaire général nous accueillit. En le découvrant, j’avais été surpris, sans arriver à éclaircir cette impression. Julie me tira à part du groupe et me dit :

— C’est incroyable comme il te ressemble, on dirait ton jumeau, âgé de cinq ans de plus.

— On verra ! Il faut rejoindre les autres.

La remarque de Julie était partagée. Je sentais les regards voler de l’un à l’autre, les nôtres évitant soigneusement de se croiser. Nous ne nous connaissions pas et aucun n’osa poser la question. Le soir, Julie, obsédée par cette ressemblance, revint à la charge.

Les deux jours étaient chargés en travail. Ce ne fut que le troisième que, sous les insistances de Julie, nous avons invité Luigi à notre hôtel. Il était réticent. Luigi et moi esquivions la question brulante. Ce fut Julie qui attaqua : avait-il remarqué notre ressemblance ?

Bien sûr ! Cela l’avait frappé. Julie lui demanda de raconter son histoire.

Ses parents étaient Syriens, des universitaires. Son père avait milité contre le régime. Il avait été arrêté, torturé, et, pour des raisons inconnues, relâché. Ils avaient alors décidé de s’enfuir immédiatement, avec leurs trois enfants, lui, Chahine, huit ans, son frère Faris, quatre ans et sa petite sœur Nawal, deux ans. Il ne savait plus comment s'était déroulé le voyage. Il revoyait juste un bateau, où ils étaient tous entassés, la mer agitée, la nuit froide et des lumières d’un navire qui s’approchait. Certains se levèrent, l'embarcation a été déséquilibrée, elle chavira. L’eau était glacée. Il faisait noir. On le repêcha, transi et grelottant. Quand il se réveilla, il chercha sur le bateau ses parents, son frère, sa sœur. Il ne trouva personne. Il était tout seul. Ensuite, il ne se souvenait pas bien. Il fut transbahuté à droite et à gauche. Il arriva à la maison de Santa Maria, où, enfin, on s’occupa de lui avec gentillesse. Il grandit, se fit baptiser sous le nom de Luigi, car il était attiré par cette religion. Un moment, la vocation l'avait poussé à vouloir devenir prêtre, mais finalement il se consacra à la Maison et à l’accueil des petits réfugiés, de plus en plus nombreux. Rapidement, il devint secrétaire général de l’association, le directeur en quelques sortes. C'était de l’histoire ancienne. Il avait perdu sa famille, il en avait trouvé une autre immense et renouvelée en permanence.

Oui, notre ressemblance était troublante. Oui, les dates correspondaient. Oui, Faris, Harry se ressemblaient. Mais de là à penser que… Chacun sa destinée. Il ne souhaitait pas se replonger dans cette période. C'était fini, c'était du passé.

Il avait raison. À quoi bon savoir ? Julie ne lâcha pas : elle exigeait la réponse. Pour moi. Pour que je récupère mon histoire complète. Je ne désirais pas bousculer Luigi, qui semblait troublé. Finalement, elle nous arracha la promesse d’un test ADN.

Luigi était bien mon frère. Il n'était pas étonnant que nous nous soyons retrouvés, car mes grands-parents m'avaient ramené à l’endroit où mes parents m’avaient trouvé. « On vous le rend ! On en a plus l’usage ! » Que s'était-il passé sur le bateau et au débarquement pour que nous soyons séparés ? J’ai compulsé toutes les archives de la Fondation sans rien découvrir. Nous sommes apparus en même temps, en Italie, puis je me suis retrouvé en France, sans raison précise.

Peu importait. J’avais mon histoire, j’avais un frère. Pas tout à fait, car Luigi ne paraissait pas partant pour créer une relation nouvelle, pour que nous nous connaissions. Il restait froid et distant.

Jérôme m’aida à recoller ces morceaux. Que de souffrances pour démarrer dans la vie ! Il y avait de quoi en vouloir au monde entier.

Qu’est-ce qui m’a poussé à vivre ? Pourquoi avoir surmonté ce drame ?

Les idées sombres ne duraient pas. Mes amis, Tidiane, Emille, Zoé, mon travail et surtout Julie, oui, la vie valait le combat ! J’avais réussi, j’étais heureux, j’étais riche. D’autres, beaucoup d’autres, avaient des malheurs et des destins plus terribles.

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