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Tout s’est écroulé.

Le premier signe du dévissage vint de Jo. Son patron avait mis la clé sous la porte. Apparemment, le fisc et l’URSSAF lui cherchaient des poux. J’ai appris alors que Jo n’était pas salarié : il était payé en liquide, non déclaré. Aucun papier, aucune feuille de paie ! Cela ne le dérangeait pas et il ne s’en était jamais soucié : personne ne lui avait expliqué l’importance de ces « détails ». Son problème était sa Ferrari, presque retapée, qui était restée au fond du garage. Je le pensais solide, malgré ses errements amoureux.

Il n’avait droit à aucune indemnité. Bien sûr, je le soutenais financièrement. Faute de recommandations, il ne trouvait pas de poste. La crise, en plus, touchait le secteur. Il se lassa rapidement des refus et se mit à boire. Je ne savais comment le rattraper. Il était loin. Ça glissait à grande vitesse. En trois mois, j’ai perdu le contact. Je suis allé voir chez lui : il avait disparu. Appartement vide. Aucun moyen de le retrouver. Le solde du loyer à payer. Téléphone sans correspondant.

Une disparition est pire qu’une mort. Un vide est apparu en moi.

Il y eut la mort brutale de grand-mère, qui plongea Julie dans une immense tristesse. Elle n’avait plus que moi. L’abandon rôdait de nouveau. Je n’arrivai pas à la consoler, comme si notre lien devenait impuissant.

Je ne m’occupais pas de protection, car Julie prenait la pilule. Ça n’aurait pas dû arriver, mais l’annonce de sa grossesse me combla. J’étais aux anges, un bébé, de Julie, mon amour. J’allais être papa. Je savais que j’allais être le père parfait. Offrir une vie sans malheur à cet enfant !

Julie ne réagit pas à mon enthousiasme. Je mis cela sur son deuil si difficile. Nous n’étions pas consanguins, il n’y avait pas de risque. Nous pouvions même nous marier, avec une dérogation, facile à obtenir. Elle me semblait indifférente, alors que le fruit de l’interdit la dévorait.

Elle ne me demanda rien, elle ne me prévint pas. Elle est revenue un jour en me disant : « Il est parti, c’est fini. ». Un enfant incestueux était inconcevable pour elle. Mais c’était MON enfant ! L’effacement de toutes mes souffrances passées, mon avenir !

— Julie, comment as-tu pu…

Ce fut ma seule réaction. Elle savait qu’elle m’anéantissait, qu’elle pulvérisait notre amour, notre futur. Elle, elle était déjà détruite. Avoir conçu cet enfant l’avait cassée. Je ne m’en suis pas rendu compte, tout à mon chagrin.

Le lendemain, elle disparut, laissant toutes ses affaires. En fait, elle ne rentra pas un soir. Elle ne décrochait pas, puis sa messagerie fut pleine. Je fis le tour de nos amis, de nos connaissances, de ses camarades. Rien. La police ne pouvait rien faire. Je hurlais, déclarant une fragilité psychologique. Ils me rassurèrent en me disant qu’ils allaient la rechercher. Rien ne fut fait. Je parcourais les rues sans relâche pour la retrouver. Elle avait besoin de moi. Jamais, je n’aurais dû… tout, rien.

— Julie…

Je suis resté prostré. J’avais tout perdu. Zoé me téléphonait chaque soir. Emille aussi. David cherchait sa trace sur les réseaux. Je glissais vers l’abime.

Une semaine, deux semaines, un mois, deux mois. Je ne vivais plus. À quoi bon ?

— Julie…

Je ne pleurai pas. Chez Jérôme, je me taisais, n’osant pas verbaliser cette souffrance extrême, ce déchirement ridicule par rapport à celle de ma fragile sœurette, sans possibilité de la consoler.

Tout s’acheva très vite, comme un coup de grâce.

Quand Gigi m’appela au secours, son ton effrayé m'extirpa de ma torpeur. Je me précipitais chez eux. Je grimpais les deux étages en courant. La porte était ouverte et j’entendais les deux petits pleurer. Je rentre. Tidiane sortit de leur séjour, ensanglanté. J'allais pour l’arrêter, il me jeta contre le mur. Je m’effondrai, assommé.

Je me suis réveillé sur un brancard, dans une ambulance, à l’hôpital. J'en ressortis, avec une bosse énorme à l’arrière du crâne, menotté entre deux flics. Gigi avait été massacrée. Au couteau. Ils m'avaient ramassé dans le couloir, avec un couteau sanglant dans la main. Explications ?

Mon appartement était plein de traces de sang. Explications ?

(Tidiane avait une clé, mais qu’est-ce que cela changeait ?)

Je n’avais rien à dire. Tidiane aussi s’était évanoui.

En trois mois, les trois personnes les plus essentielles pour moi avaient disparu. Elles n’existaient plus. Avaient-elles seulement existé ? Le cauchemar allait cesser, j’allais me réveiller !

Il empira. Je ne compris rien au procès et à ce qui m’était reproché. Soit j’étais innocent et relaxé, soit j’étais coupable et c’était la réclusion pour vingt ans ou plus. Cinq ans ! Je ne savais pas ce que je devais payer.

Les témoignages de l’association, d’anciens camarades que mon avocat avait retrouvés, de Zoé, d’Emille, de David, ne servirent à rien. Durant les derniers temps, depuis que Tidiane avait perdu son boulot, j’avais régulièrement aidé Gigi, de la main à la main, sans traces, sans preuve de notre attachement. Jérôme devait venir témoigner, il me l’avait promis. Il fit parvenir une lettre sans intérêt au tribunal. Plus rien n’avait de sens.

Non, elle n’était pas venue. J’avais espéré, tant espéré, qu’elle réapparaisse pour me sauver.

Luigi ne s’est pas déplacé.

Ce fait divers laissait tout le monde dans l’indifférence.

La condamnation la plus dure provenait de Tidiane. Plutôt que dans la main, c’est dans mon cœur qu’il avait abandonné le couteau.

Cinq ans pour complicité ! Pour ma tête d’Arabe ? Parce que j’étais un enfant trouvé ? Un rejeton d’immigrés clandestins ? Pour complicité ? Oui, je revendique pleinement : intelligence, connivence, entente, communion… Partage absolu.

J’appris que je n’appartenais plus à notre entreprise. Je n'avais pas fait attention à ces détails lors de sa création, paraphant des dizaines de pages sans intérêt. J'avais fait confiance à Robin, me pensant co-propriétaire, puisque nous partagions les bénéfices. Dès le début de mon incarcération, Robin était venu me voir. Il m’avait fait signer des papiers, « pour simplifier les démarches ». J'avais accepté sans hésitation.

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