Chapitre 4. Héphaïstos

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En sortant de son atelier, Héphaïstos ne s’attendait pas à se faire sauter dessus.

Il s’attendait encore moins aux larmes de crocodile d’un de ses cyclopes.

  • C’est la deuxième fois en deux jours, chouinait le malheureux entre deux reniflements bruyants.

Toujours aussi maladroit lorsqu’il s’agissait de réconforter autrui, le dieu tapota machinalement la tête du monstre accablé.

À lever la main de cette façon, il imitait à la perfection les automates de son invention.

  • Allons, Kostas, balbutia Héphaïstos. Pourquoi tu pleures, mon grand ?

Le cyclope frotta son unique œil de son imposante paluche. Le globe oculaire rougit, il n’osait même pas regarder son maître.

  • C’est la dame. Elle m’a bisouté. J’en ai marre d’être bisouté ! s’emporta le cyclope.

Les valves étaient de nouveau ouvertes et le voilà qui inondait le tablier en cuir d’Héphaïstos.

Une dame. Impossible. Il n’y avait pas de femme ici. Il n’y avait personne d’autre que le dieu et ses cyclopes. Et comme pour lui donner tort, la dorure à sa main gauche titilla son champ de vision. Une alliance.

Ah. En effet. Il s’était marié la veille. Et sa femme — ce mot sonnait étrange dans sa tête — vivait ici à présent. Et elle embrassait ses employés. Il n’en était pas question !

Après avoir assuré à Kostas qu’il ne se ferait plus embrasser avant un siècle, il partit vers la chambre d’Aphrodite.

Il n’avait pas tenu rigueur à la déesse pour l’air de dégoût qu’elle affichait lorsqu’il avait fait son entrée. Il ne s’était pas non plus vexé qu’elle s’évanouisse après leur vœu de mariage. Toujours pas lorsqu’elle le gifla dans son sommeil alors qu’il la déposait sur son lit, spécialement préparé pour elle.

Mais qu’elle se mette à harceler les cyclopes, là, il voyait rouge. Aphrodite, déesse de l’amour et de la beauté. Il avait entendu bon nombre de rumeurs sur elle. Et pas toujours glorieuses. Soi-disant qu’elle sautait sur tout ce qui bouge. Qu’elle était narcissique, insensible et capricieuse. Au début, il s'en fichait. De toute façon, le temps que les commérages arrivent aux oreilles d’Héphaïstos, il y avait déjà trois nouveaux racontars. Mais il ne pensait pas qu’elles pouvaient être aussi vraies.

Enfin, il apercevait la porte de la chambre. Sa jambe droite le faisait souffrir, il n’avait pas l’habitude de marcher si rapidement. Il saisit la poignée, mais eut un instant de réflexion avant de la tourner. Si elle s’évanouissait encore en le voyant ? Il était déjà laid au quotidien. Là, il était pire. Transpirant à cause de son travail dans la forge et de sa marche rapide. Couvert de suie. Ses veines rougeoyantes pulsant sur ses avants bras. Cela faisait plusieurs siècles qu’il ne s’était pas regardé dans un miroir, mais il était certain qu’il renverrait l’image d’un titan tout droit sorti du Tartare.

Toute sa colère était retombée. Qu’allait-il bien pouvoir lui dire ? C’est pas bien d’embrasser les cyclopes sans leur consentement ? Pas sûr qu’elle en ait quelque chose à faire. Qu’il ne fallait pas embrasser d'autres personnes que son mari ? Comme si elle allait déjà l’embrasser.

Aucun son ne parvenait depuis la pièce. Après tout, elle n'était peut-être même pas dans sa chambre.

Sa jambe lui envoya une telle décharge de douleur dans le corps qu’il vacilla et se réceptionna sur la porte en un bruit fracassant. De l’autre côté, il entendit venir quelqu’un. Il se remit droit et pour se donner bonne conscience toqua trois fois.

L’être qui lui ouvrit la porte était de loin le plus exceptionnel qui lui ait été donné de voir. Une femme élancée, aux courbes généreuses, loin d’être assez dissimulée par sa cascade de cheveux frôlant le sol. Des yeux aussi aiguisés que deux glaives d’acier. Toutes les nuances de bleu des océans dansaient dans ses iris. Un nez grec semblant sculpté dans le marbre, parfaitement assorti à ses joues rebondies. Une bouche pulpeuse prenant les teintes des fraises mûres des soirs d’étés.

Cette déesse était la beauté personnifiée. Héphaïstos le savait, mais il ne pensait pas que c’était aussi littérale. Lui qui n’avait trouvé d’intérêt que dans ses inventions, le voilà hors service face à ce tableau irréel. Ses lèvres tressautaient, il ne parvenait pas à sortir le moindre son. Pourquoi était-il là déjà ?

Aphrodite s’adossait d’un air nonchalant à l’embrasure de la porte. Dans son souvenir de la veille, Héphaïstos se rappela qu’elle était plus élégante. Pas qu’elle ne l'était pas en cet instant, bien au contraire. Mais le jour de son mariage, elle était tirée à quatre épingles. Ses cheveux avaient été noués en une coiffure complexe de nattes et de perles. Là, ses mèches folles se déversaient le long de son corps, caressaient son visage rond, comme des vagues s’abattant sur la grève. Elle était sauvage. Indomptable. Merveilleuse.

Sans un mot, Aphrodite le jugea de haut en bas. Héphaïstos se sentit terriblement honteux. Tout d’abord, parce qu’il l’avait contemplé la bouche ouverte, un comportement digne d’un Zeus en chaleur. Et parce que la beauté de sa femme ne lui renvoyait que sa propre laideur.

Avec toutes ses émotions, il en avait oublié la douleur dans ses jambes qui ne tarda pas à se réveiller. L’appui de sa canne n’était plus suffisant.

Nouvelle vague de douleur. Il se rattrapa à l’encadrement de la porte. Si Aphrodite fut surprise par ce geste, elle ne laissa rien paraître. Il la dépassait à peine d'une tête, mais dans cette position, il pouvait contempler l’immensité de ses yeux. Ses cils étaient si longs qu’ils frôlaient ses pommettes à chaque battement.

  • Est-ce que je peux entrer, m’asseoir un moment ? demanda-t-il, un râle de douleur dans la gorge.

Il avait essayé d’éclaircir sa voix. C'est-à-dire que vivre dans une forge excessivement bruyante et crier sur des employés à longueur de journées, ça abîme la voix. Combiné à la douleur, l’effet était plus que raté.

À sa grande surprise, l’expression d’Aphrodite s'adoucit. Finalement, elle était peut-être plus gentille et empathique que ce qu’il avait entendu. Un sourire d’une infinie douceur se dessina sur ses lèvres. Si le cœur d’Héphaïstos avait été un mécanisme constitué de rouages, il aurait eu besoin d’huile et d’un bon cou de clé à molette pour repartir. Pour un immortel, il ne s’était jamais senti aussi proche des portes de l’Élysée.

Elle se rapprocha de son visage, à tel point qu’il pouvait sentir son souffle chaud dans son cou. C’était bien plus agréable que la chaleur émise par la lave en fusion. Un peu plus et il pourrait l’embrasser. Il y était presque.

  • Certainement pas, répondit froidement Aphrodite, reprenant son masque dur et méprisant.

Et elle lui claqua la porte au nez.

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