Chapitre 10. Héphaïstos

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Pour être honnête, Héphaïstos n’avait jamais compris comment cela fonctionnait. Mais comme cela lui était bien pratique et qu’il n’aimait pas se prendre la tête, il ne s’était jamais posé de question. Toujours est-il qu’il se dirigeait à présent vers la nouvelle sortie de son volcan, récemment construite par les cyclopes.

Peu importe combien son palais changeait, il ressentait chaque modification. Il savait quel pilier s’effondrait, quelle fenêtre se bouchait ou quelle entrée s’ouvrait. Peut-être était-ce dû à sa divinité ou alors, à force de vivre à l’intérieur du volcan, il avait acquis une perception de l’espace hors du commun.

Heureusement pour eux, la sortie n’était pas loin. Le problème, c'est qu’il fallait monter plusieurs espaliers. Toujours des escaliers !

Aphrodite n’était clairement pas en état de les gravir seule. Mais qu’est-ce qu’il lui arrivait ? C’est vrai qu’il la trouvait fatiguée ces derniers temps. Son teint était plus pâle, les joues plus creusées et sa lumière divine plus vacillante. Les dieux pouvaient-ils tomber malades ? Qu’est-ce qu’il en savait lui ? Il avait vécu la majorité de sa vie seul. Et quand il ne l’était pas, il était entouré de nymphes des océans ou de cyclopes.

Ils s’arrêtèrent devant la première marche. Il voyait qu’Aphrodite luttait pour rester debout, les phalanges de ses doigts blanchissaient tant elle serrait le pommeau de la canne. Sa respiration n'était plus qu’un filet strident.

Héphaïstos prit une grande inspiration. Tant pis, il souffrirait plusieurs jours. Il se plaça devant Aphrodite, récupéra sa canne et s’accroupit.

  • Monte, je sais où est la sortie.

Probablement trop affaiblie pour décliner la proposition, la déesse glissa sur le dos d’Héphaïstos. Il réussit à la caler de sorte qu’elle ne tombe pas, une main sur sa canne pour l’assister, l’autre pour soutenir Aphrodite. C’est ainsi qu’ils gravirent les marches. Lentement, mais indéniablement, vers la sortie.

Héphaïstos se priait lui-même pour que ses jambes ne ploient pas. De grosses gouttes de sueur se formaient sur son front, coulant dans son cou, tombant sur le sol de pierre et de terre.

Et enfin, la porte ! Elle était là ! D’un mouvement de tête, la porte s’ouvrit aussitôt sous l’ordre muet, inondant le regard du dieu des forges d’une lumière éclatante. Il resta un instant immobile. Il avait oublié que le monde extérieur était aussi beau.

Le poids d’Aphrodite dans son dos le fit se ressaisir. Délicatement, il l’adossa à un arbre avoisinant. Le gigantesque figuier cerclait son périmètre d’une ombre rafraîchissante. À bout de force, Héphaïstos se coucha au sol. L’herbe haute lui grattait le dos et lui chatouillait les aisselles. Il soufflait comme un bœuf, toujours inquiet pour sa femme, mais avec un sourire aux lèvres. Le mécanisme de sa jambe avait tenu bon. C’était la première fois qu’il faisait un tel effort physique et la première fois que sa jambe ne s'en raillait pas. Une petite victoire pour le dieu, mais un grand pas pour la métallurgie !

Essayant de ne pas se laisser distraire par la douleur pulsant dans ses jambes, il essaya de se relever, mais rien n’y fit. Il était épuisé, cloué au sol. Dans cette position, il ne pouvait pas voir Aphrodite, mais il pouvait l’entendre. Sa respiration était plus profonde, quel soulagement !

  • Tout va bien ? demanda-t-il pour en être certain.

Elle lui répondit par un petit « oui » sifflant.

D’ici, il ne voyait que le ciel perçant à travers le feuillage. Des nuages blancs traversaient mollement cette étendue de monde bleu ciel. La Terre avait-elle toujours été si lumineuse ? Tout en songeant qu’Apollon faisait quand même du bon boulot avec le char qu’il lui avait confectionné, il ferma les paupières. La brise caressait son visage. Ses cheveux voletaient. Il se concentra sur le chant des oiseaux, la stridulation des grillons, la sensation de l’herbe sur son corps. Ses souvenirs de la Terre étaient bien plus effrayants que ce qu’il vivait actuellement.

Un pic de douleur remonta de ses jambes à sa colonne vertébrale.

Il se rappelait du ciel noir et des nuages menaçants. Des éclairs de rage de son père. Du bruit, du froid, de la peur. Il se rappelait la chaleur de sa mère le tenant dans ses bras, puis la chute. Et du fracas de son corps. De la sensation de son être qui se brise, se déchire, qui éclate en mille morceaux. De son cri se brisant dans sa gorge, tant la douleur est insurmontable.

Le cœur battant à tout rompre, Héphaïstos retrouva assez d’élan pour s’asseoir, les yeux révulsés. Voilà pourquoi il ne voulait pas retourner à la surface. Trop de souvenirs.

Il ne savait pas depuis combien de temps ils étaient là, mais Aphrodite n’avait pas bougé. Elle aussi avait les paupières closes, une main sur son cœur, concentrée sur sa respiration. Ses joues avaient repris de leur couleur rose naturelle, tout comme ses lèvres. Elle était échevelée par toute cette agitation, mais elle n’en restait pas moins magnifique. Non, magnifique n’était pas un mot assez fort pour la décrire. Aucun mot à sa connaissance n’était assez fort.

Pourtant, son aura divine n’avait pas repris de son éclat. Au contraire, elle vacillait comme la flamme mourante d’une bougie.

Elle ouvrit finalement les yeux, nez à nez avec Héphaïstos. Face aux iris turquoise de sa femme, il baissa la tête, essayant de se cacher avec ses cheveux bouclés. Il n’était déjà pas fameux de base, alors là, il devait être laid à faire peur. Rouge, essoufflé, ruisselant de transpiration. Les cicatrices sur son corps étaient encore vives à cause de l’adrénaline.

  • Merci, souffla-t-elle entre deux longues respirations.
  • Tu vas mieux ?

Le visage d’Aphrodite s'assombrit. Elle ramena ses jambes contre sa poitrine et les encercla de ses bras. Ainsi, entourée de ses longs cheveux, elle ressemblait à un cocon de soie.

  • Ça va être de pire en pire… se lamenta-t-elle. Réjouis-toi, tu n’auras plus à supporter bien longtemps ton égoïste de femme.
  • Comment ça ?
  • Je vais disparaître, Héphaïstos. Regarde ! s'exclama-t-elle. Ma lumière s’évanouit. Je perds mes forces. Je n’ai même pas réussi à te séduire.

Le dieu ne comprenait pas le moindre mot que venait de prononcer Aphrodite. Complètement déboussolé, il ne savait plus s'il devait s’étonner du fait qu’elle pensait disparaître ou de celui qu’elle essayait de le séduire.

  • Je… ne comprends pas, articula-t-il lentement. Comment ça disparaître ?

Les larmes d’Aphrodite montèrent aussi étincelantes que des perles de nacre. Héphaïstos était totalement désemparé devant le désespoir de sa femme. Devait-il lui tenir la main ? La serrer dans ses bras ? Lui tapoter la tête comme avec les cyclopes ?

  • Ça se voit que tu n’as pas vécu avec les dieux, tu ne connais pas la nature même de notre existence.

Il fit non de la tête. La plupart des choses qu’il savait de sa condition de divinité, c'étaient ses mères adoptives, Thétis et Eurynomé, qui les lui avaient apprises. Et les nymphes n’étaient pas les plus renseignées sur ce qu’il se passait sur l’Olympe, surtout celles du fonds des eaux.

Aphrodite soupira, mais lui expliqua tout de même.

  • Les dieux et déesses. Nous. Êtres tout-puissants du ciel, de la terre, des mers et des Enfers, ne vivons en réalité qu’à travers la croyance et les prières des humains. Ce sont des créatures insignifiantes qui ont besoin de se sentir protégées. Ils ont besoin de donner un sens à leur vie et à tout ce qui les entoure. C’est pourquoi ils se sont mis à croire en des êtres éternels qui contrôlent le bien, le mal, la pluie et le beau temps. C’est comme ça que les Titans sont nés. Puis les dieux. Et c’est grâce à leur foi que nous continuons de vivre.

Effectivement, Thétis et Eurynomé ne lui avaient jamais parlé de ça. Il assimilait petit à petit ce que lui révélait Aphrodite.

  • Mais lorsque leur attention est portée ailleurs. Lorsqu'ils ne nous prient plus. Lorsqu’ils nous oublient. On disparaît. Notre existence s’efface en même temps que leur foi. C’est ironique, n’est-ce pas ? siffla-t-elle entre ses dents.
  • Mais toi, tu ne peux pas disparaître. Tu es la déesse de l’amour.
  • Il n’y a plus de place pour l’amour dans un monde où règne la guerre. Tu n’as pas l’impression d’être plus fort depuis un siècle ? Plus productif ? C’est parce que pour remporter leurs batailles, les humains fabriquent, inventent de nouvelles machines, plus meurtrières les unes que les autres. En te priant pour les aider à forger leurs armes, ils t'insufflent du pouvoir.

Héphaïstos resta coi. Il se remémora toutes les merveilleuses inventions qu’il avait créées cette centaine d’années. Toujours plus performantes, toujours plus solides, toujours plus ingénieuses.

  • Donc comme les humains ne tombent plus amoureux, tu disparais ? Mais tu as essayé de leur envoyer des signes ?
  • Je n’ai fait que ça ! dit-elle, rageusement. Un exemple : j’ai voulu unir Pâris et Hélène. Résultat : la Guerre de Troie. Non, le problème, c'est qu’ils ne veulent plus aimer. Ils n’ont plus de désir, plus de passion. Seules la haine et la victoire comptent pour eux.
  • Comment faire alors ?
  • Tu ne pourras pas m’aider.

Les yeux de la déesse redevenaient fiévreux. Sa lumière déclinait. Prise d’un spasme, elle se tordit le ventre, les sourcils froncés. Elle serrait ses mains autour de ses jambes, mais Héphaïstos pouvait les voir trembler.

  • Aphrodite, je ne vais pas te laisser t’évaporer comme ça, sans rien faire !
  • J’ai déjà tout essayé ! J’ai essayé de donner de l’amour aux humains, mais ça a raté. Ensuite, il y a eu le mariage, donc je me retrouve obligé d’être fidèle à un seul être. Toi ! J’ai essayé d’amadouer Arès pour qu’il mette fin aux guerres. Encore raté. Et quand j’essaye de procurer du désir à mon mari, il reste insensible. Alors dis-moi, Héphaïstos, comment je suis censée survivre ?

Cette révélation lui fit l’effet d’une claque. Ça expliquait tellement d’évènements. C’est pour cette raison qu’elle s’était jetée sur Kostas. Elle croyait que c’était Héphaïstos. C’est également pour ça qu’elle s’était montrée si entreprenante avec lui, le soir où elle avait voulu l'ensorceler avec sa ceinture. Et c’est sans doute aussi pour cette raison qu’elle était si gentille avec lui. Qu’elle lui avait souri si tendrement. Qu’elle l’avait écouté. Qu’elle était agréable avec les cyclopes. Elle ne pensait qu’à survivre.

Héphaïstos n’aima pas le sentiment qui traversa son corps. Il décida de le chasser.

Il n’était pas question de lui. La vie d'Aphrodite était plus importante qu’un petit pincement au cœur.

  • Je ne suis pas insensible, déclara-t-il timidement. Pas à toi, en tout cas.
  • Alors pourquoi m’avoir repoussé ?
  • Je n’imaginais pas que tu pouvais avoir envie de moi. Enfin, pas que tu en ais vraiment envie. Mais je ne savais rien de ta situation.
  • Et ça aurait changé quelque chose ?

À présent, tout le corps de la déesse tremblait. Des larmes revenaient noyer ses yeux bleus. La vision de cette femme si puissante, celle qui irradiait de confiance et de dignité, devenue démunie face à son destin immuable, était encore plus douloureuse que le mal qui rongeait le corps d’Héphaïstos.

  • Oui. Ça change quelque chose.

Il passa une main sur la joue d’Aphrodite. Le contact de la peau de la déesse était si frais sur la sienne, brûlée par le travail. Une larme roula jusqu’à son pouce, qu’il effaça d’un mouvement tendre. Elle devait avoir si mal. Ses lèvres étaient dorées, mordues jusqu’à l’ichor.

Elle ne devait pas le regarder. Sinon, il perdrait tous ces moyens et cet élan de courage disparaîtrait dans le Tartare. Il approcha son visage du sien. Leurs nez se frôlaient. Elle sentait la pêche et le jasmin. Un jour, elle lui ferait perdre la tête. Il le savait. Mais aujourd’hui, il devait l’aider. Il espérait que ça fonctionnerait. Il espérait qu’elle accepterait.

  • Je peux t’embrasser ?

Pour toute réponse, elle hocha la tête. Et alors, il rompit l’espace qui les séparait l’un de l’autre. Il lui montrerait qu’elle pouvait encore être désirée. Même par lui.

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