Au commencement était le Nom

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Germain Duffourg

Je m'appelle Samuel. Prénom d'origine hébraïque signifiant « porte-parole de Dieu ». Et mon nom de famille : Duffourg. Nom d'emprunt qui porte le coup de hache dans l'arbre généalogique, marquant l'avènement d'une branche bâtarde, d'une étincelle soudaine dégagée d'une étoile filante. Car mon arrière-grand-père, Germain, tombé pendant la guerre de 14-18, mort avant d'avoir vécu pleinement, aurait entendu dire de sa mère ou du village, poissonnière, boulangère ou commère en tout genre, qu'il serait « fils naturel » et que son nom de famille – Duffourg – ne serait rien d'autre que le nom de sa mère. « Fils naturel », ce qui veut dire en fait fils d'une relation contre-nature, adultérine, animale : un homme qui vraisemblablement grâce à un certain confort de vie et une place de choix dans la société bénéficiait d'une bonne dont le derrière devait jusqu'au drame lui causer bien des tiraillements. Sans doute que cette nuit-là (en plein jour le passage à l'acte eût paru plus suspect), la bonne s'est-elle penchée, feignant d'apercevoir dans un coin une poussière qui n'existait pas et d'une manière et pendant un temps qui ne laissaient plus de place à l'hésitation.

Neuf mois plus tard : Germain. Dans la salle d'accouchement, elle, sa mère, mon arrière-arrière-grand-mère, ne dut voir, après les douleurs pour elle et les pleurs pour son bébé passés, qu'un rappel de son crime endormi dans ses bras, n'eut en ce jour mémorable – mémorable à la faveur non d'un coup de foudre mais d'un coup de rein expéditif – pas à répondre à un père pressé de reconnaître son fils. Ainsi, seule avec son nourrisson, partit-elle (re)trouver un village sans nom pour moi, moi qui n'ai jamais rien entendu d'elle par mon père ou ma famille en général sinon que sa vie entière se réduisit à être celle par qui la faute commence. Elle, cette tentatrice ! Elle, cette pécheresse à cause de qui la malédiction fut jetée sur la descendance ! Cette vieille fille qui n'embrassera plus aucun homme à l'exception peut-être du propriétaire quinquagénaire (dont le logement qu'elle occupait devait-il être fort cher d'ailleurs, en tout cas pas donné, compte tenu de son maigre salaire) ! Elle, cette honte, qui par défaut donnera son nom de jeune fille au fils et qui pour sa part expirera la culpabilité de la mère pour être celui qu'il est, c'est-à-dire pour être le fruit d'un accouplement interdit, en mordant la poussière dans les tranchées, jusqu'à l'asphyxie. Mort à 33 ans, dans un oubli total et dont le nom se confond avec tant d'autres sur un bout de roche commémorative que personne ne lit plus, et qui par l'honneur d'être mort pour la France, abandonne ainsi un fils et une femme seule, encore... Aidée par son activité de fileuse, dut-elle probablement tisser impeccablement le canevas d'une vie pour que celui qui, sans cela, n'aurait pas eu des études aussi brillantes et une telle carrière ! Cet homme que mon père appellera bientôt – avec toutes les peines du monde – papa.

Samuel Duffourg

Ma famille a fait d'un hors sol sa terre, a fait du vide son affaire. C'est pourquoi il ne lui importait guère d'imposer telle ou telle identité (au sens où cette notion identifie une chose à une autre), une identité abstraite, « désarrimée », en somme sans gravité, en choisissant ce prénom.

Je m'appelle Samuel et je porte la parole de Dieu, en tout cas c'est ce qui est dit par la langue hébraïque (j'insiste). Mais si, en réalité, je ne la portais pas ? Et si la langue était ou était devenue crochue ? Qu'est-ce que ça voudrait dire ? Ça voudrait dire alors que même mon prénom serait le signe d'une trahison ! Samuel... Le signifié aurait-il donc pris son indépendance à l'égard du signifiant, comme la créature s'échappe de la main de son créateur si tôt le dos tourné (ou peut-être est-il resté bien en face, sur son trône, acquiesçant de la tête...) ? Tout comme le vocable « France » n'est, à la lettre, étymologiquement, pas français, mais germanique, l'image acoustique de mon prénom s'est-elle elle aussi affranchie des conditions de son apparition sous le rapport de sa signification ? À l'évidence : « Sa-mu-el » n'est qu'une pièce à conviction et qui, en manière de trace à demi visible et grâce à ce qu'elle évoque, révèle la disparition de ce qui fut. À l'évidence encore : « Sa-mu-el », c'est une enveloppe blanche, cachetée, scellée, condamnée non pour protéger son contenu en partie noir, sa lettre absente, mais plus que pour faire valoir sa matière en elle-même sur le vide qu'elle enferme.

« Sa-mu-el Du-ffou-rg » révèle en creux l'épitaphe sur un placard vide de cadavre. La condamnation à mort s'est faite par contumace. Le présumé mort continue pourtant d'errer dans les rues : j'en suis la preuve, ou du moins ma chair et mes os errant partout dans les rues en sont la preuve vivante !...

Voilà pour ce qui est de la mort onomastique que j'ai eue oralement pour héritage. Voilà pour la digression narcissique mais qui, je l'avoue, ne méritait peut-être pas spécialement qu'on s'y arrêtât avec autant d'insistance.

Michel Duffourg

Mon père est mort. Que puis-je en dire ? Aurais-je vraiment tort d'en être totalement indifférent puisqu'après tout je suis là, vivant, encore loin du ciel, au moins pour le croyant, ou loin de la terre, pour le profane, mais moi, moi-même, mon corps qui, malgré tout, sera la proie à venir des vers ! J'aurais tort oui. Très bientôt je serai mort moi aussi. je le sais ; mais en même temps je l'ignore en raison que je continue à vivre. Je ne l'ai jamais vraiment connu mon père (pas plus que mon grand-père paternel d'ailleurs) ; tout au plus m'est-il arrivé de (re)connaître son visage comme un point blanc au milieu d'une foule noire de monde quand je le croisais par hasard au centre du village. Je le voyais, je le reconnaissais et c'est tout, je continuais ma route. Le hasard a fait que ma mère le rencontre lui, lui plus vite qu'un autre. La vie est bizarre, vraiment.

Papa (je l'entends si souvent ce « papa », comme dans les aires de jeux ou dans les grands centres commerciaux ou tout simplement dans ma rue ou à la sortie d'école non loin de chez moi : ces petits êtres bras tendus et sourire aux lèvres ; oui je l’entends, comme une petite pluie musicale rebroussant chemin, si souvent monter au ciel avec allégresse), pourtant c'est cette petite syllabe, un peu bébête, se doublant d'une autre à l'identique, faute d'inspiration, que je ne pourrai plus prononcer sans espérer en retour une réponse de celui à qui jadis elle s'adressait. Pour moi ce n'est plus qu'un mot débile, un mot inutile, une onomatopée bruyante, cri absurde et primitif comme une mitraille : Papapa ! Tu es mort depuis des années et je suis là à passer mon temps à t'écrire depuis que tu n'es plus alors qu'à la vérité jamais je ne te parlais quand ton cœur battait encore et que tes yeux frôlaient les miens. Et tout ça, je le crie face aux hommes comme aux dieux, n'a rien de logique.

Vous l'aurez compris. N'ayant pas connu mon père, ni les autres, ça fait de moi, il n'y avait que ma mère, un bâtard. Ainsi ma généalogie n'est pas arborescente, mais buissonnante. Ainsi mon sang n'est pas bleu, ni même rouge, mais noir. Et c'est ainsi, ainsi ! et pas autrement ; c’est ainsi, comme bien d'autres avant moi, que je devrai apprendre moi aussi à « chevaucher mon Fatum » !...


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