Parrhésie

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Pédagogie de la Haine

Ils savent par ce qu'ils ignorent sans pour autant ignorer qu'ils ignorent. Et quand je veux dire qu'ils savent, je veux dire qu'ils savent tout. L'omniscience est un don autoproclamé chez eux mais font comme si cela leur vient du ciel et pareil pour l'ubiquité : à la fois ici et ailleurs, ils sont là où leur présence n'est déjà plus (le commérage est une hydre qui comme telle grossit à mesure qu'on l'attaque, au point où bientôt elle est partout et nulle part à la fois...).

J'évolue, ou devrais-je dire j'involue, dans une atmosphère d'idiots (à entendre ce terme vraiment au sens grec, dans son étymologie même, à savoir « ce qui est propre, particulier à »). Chevillée au corps, ou peut-être même gesticulant dans le corps, comme un ver dans la pomme, la saleté du vice leur est propre, bien qu'ils l'appellent, eux, et cela avec une sincère croyance de leur part, vertu.

À force de les côtoyer de près, sans toutefois avoir l'autorisation de les tutoyer (alors qu'eux ne ressentent aucune gêne à me pointer du doigt avec un : « Eh, toi », juste avant que leur grosse main m'ébouriffe les cheveux), j'ai appris à haïr, viscéralement haïr, pour la première fois de mon existence. Car oui, c'est une véritable pédagogie que de haïr, mais dans le sens cependant, et seulement dans ce sens précis, où toute la haine doit être le signe d'une ouverture à la Création (peinture, musique, écriture...) et non pas dans celui d'une petite haine toute misérable et stérile qui s'auto-alimenterait et qui est si courante de nos jours ! De plus, j'ai aussi compris que haïr, le fait même de haïr et dans le sens où on vient de le définir (vers la Création), est une activité noble (non à entendre ce mot ici dans son étymologie, mais à l’entendre clairement du côté de l'épique, du grandiose, du vénérable !). Car cela demande des efforts, de l'énergie, de l'investissement au gré du temps et d'épreuves. C'est une chose donc qui ne va pas de soi pour un être humain que de haïr : on la conquiert, cette chose, contre nous-même, on la force à être nôtre contre une bonté proprement humaine, une bonté déposée dans le double-fond de la « boîte » de Pandore. Ce n'est pas si facile, vous savez, vraiment pas facile j’insiste, de Haïr avec sa majuscule, ce n'est pas donné à tout le monde de détester quelqu'un où point où sa mort nous paraît trop facile, trop soudaine, trop injuste au regard du temps et des épreuves qu'il nous a fallu pour apprendre à le haïr comme il le faut ! C'est pourquoi affirmons sans trembler, avec conviction et très distinctement : « Ne hait pas qui le veut ». Le germe de la haine sort du chaos, s'arrache du champ des possibles, émerge au monde au moment où on s'y attend le moins – quand on se retrouve seul avec soi-même. Car, non seulement la haine advient, si elle advient, dans les silences intérieurs imposés par la solitude (dans ces moments-ci où la réflexion se confond avec l'émotion, dans ces moiteurs-là où l'esprit se mélange au corps, bref dans ce hors-temps où la noirceur nous apparaît tout à coup aussi blanche que la plus pure et blanche lumière – et cette cénesthésie de nos sens bout, s'aggrave, grossit, s'aggrave encore, jusqu'à une confusion ruminant, d'une manière mécanique et jubilatoire, le tout sans en plus distinguer les basses parties), mais en plus, prospère et ne peut prospérer que dans cette nuit silencieuse (Luther dit d’ailleurs, du moins selon Hannah Arendt, « un homme abandonné, un homme dans une complète solitude, déduit toujours une chose d’une autre et aboutit toujours à la conclusion qui est la pire » – et on sent bien ici le rapport entre haine et solitude…). C'est alors qu'une certaine autonomie vis-à-vis d'un socle commun de sensations et d'émotions humaines nous saisit ; c'est alors qu'une prise de conscience dans notre solitude d'être nous envahit et alors la différence d'avec Sapiens nous paraît aussi tranchée et lointaine qu'avec Néandertal ; c'est alors, enfin, que je suis seul, sous ce soleil ténébreux, avec ma haine.

La soutenable et souhaitable légèreté de l'être

Ils parlent, beaucoup, pour ne pas avoir à penser. Ils chantent, même faux, pour ne pas avoir affaire à la vérité. « Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité ». Si tu ne veux pas claquer des mains, Alètheia, casse-toi, va te faire voir chez les Grecs ! C'est parti pour la fête : Divertissements pascaliens et crêpes party ! L'alcool coule à flots et les rires contagieux se répandent comme un virus, et tout comme lui, ils se répandent d'autant plus vite que personne ne sait véritablement pourquoi chacune d'elle s'esclaffe tant. La bêtise est certes un masque de Protée, pouvant revêtir différentes formes selon les personnes et les occasions, mais la bêtise est aussi une tunique de Nessus, empoisonnant l'intérieur et par là, elle ne laisse d'être, en elle-même, invariable, constante, et donc identifiable.

Au rire, à l'accent de voix ou à l'intonation, à certains silences accompagnés d'une expression du visage particulière ou aux mots ou même aux onomatopées évidemment ; mais encore au doigt qui gratte, aux yeux qui cherchent ou à la mèche de cheveux même : la bêtise se fait apocalypse dans nombre de gestes et de dires, si menus soient-ils. Elle se dévoile, se révèle pour peu qu'on la titille très légèrement oui !

Demandez à la plupart des gens qui vous entourent ce qui compte dans la vie et ils vous répondront instamment, sans prendre le temps de la réflexion ou, plus grave encore, en ménageant au contraire un certain temps au silence pour une réflexion plus profonde, vous répondront des lambeaux de phrases du type : « Pour moi, ce qui compte dans la vie, c'est de ne pas se prendre la tête (se vider la tête et non plus se la remplir donc), c'est aussi, poursuivent-ils, de rester terre-à-terre, de ne pas aller trop loin, la vie est déjà assez compliquée comme cela (le ciel-à-ciel, la philosophie, la réflexion, la complexité, les livres à jeter alors du côté d'un musée byzantin, d'un cabinet de "curiosité" ou d'une boutique rurale, oubliée, et avec le temps, poussiéreuse) ». Ils vous imposeront aussi quelques-uns de leurs axiomes, vous les imposeront même si cela n'a pas grand rapport avec ce que vous demandiez – c'est épidermique chez eux. Atteints d'une variante subtile du syndrome de Gilles de la Tourette, ils n'auront de cesse en effet, une fois lancés, de répéter, mitrailler, cracher, avec une violence de fond faussement tempérée par une douceur d'apparence que « la vérité, au fond, n'existe pas » (ce qui revient, de toute évidence, à se rendre coupable d'une contradiction, puisqu’affirmer ceci, c'est établir de fait une vérité, certes par la négative, mais une vérité tout de même). Intarissables, la langue tendue en face, crochue par derrière, ils pourchasseront alors, toujours sans rapport avec ce que vous disiez tout à l'heure, la traque de ce gibier invisible car sous terre depuis déjà longtemps : le patriarcat, pourchasseront jusqu'à l'acculer (pour ceux se jugeant stratégiques), jusqu'à l'enculer (pour ceux s'en déclarant tout bonnement allergiques). Ils le déterreront, le ranimeront en lui faisant du bouche-à-bouche – seulement pour mieux le tuer de nouveau, et bien sûr, une fois mort, le ranimeront, encore, tout ça pour que leur combat ait du sens… Et enfin, ils termineront, en tout cas pour aujourd’hui – avant de reprendre évidemment de plus bel le lendemain – que « tout, en vrai, se vaut, qu'il n'y a pas de hiérarchie à faire et que ce qui compte, en vrai ("genre", "en mode", "en vrai "…, certaines expressions leur collent à la peau oui, tout comme la victimisation ou encore la tendance à l’autoanalyse – c'est plus fort qu'eux), c'est le sens personnel, à soi, qu'on donne, affirment-ils, pour que par exemple telle œuvre d'art soit objectivement bonne... ». Nihilisme me soufflent les auteurs russes d'outre-tombe ? Oui, en effet, ils me le soufflent au creux de l'oreille, et c'est bien le mot qu'il convient d'écrire – nihilisme.

La Démocratie jusqu'à la décompensation

L'implosion couvait depuis son apparition dans la Grèce antique. Un homme avait déjà essayé de l'interroger mais quel malheur n'eut-il à connaître en retour ! 399 avant J.-C. Les corbeaux, la chaleur, les rumeurs. Inviter, du pied et du coude, à boire un coup, il l'accepta. Malgré les pleurs et les supplications de ses amis, il leva le verre et, au coucher du soleil, trinqua une dernière fois, souriant, avant de s'effondre.

Elle, la démocratie étouffe et étouffera, pend et pendra, noie et noiera, égorge et égorgera, empoisonne et empoisonnera toujours quiconque s'en prend et s’en prendra à elle, que cela soit en acte comme en idée ! Elle qui force à la parrhésie (j'entends pour ma part, « paralysie »), qui exhorte à dire vrai et tout ; qui oblige à un souci de transparence alors même que dans les faits elle proscrit tout ce qu'en théorie elle prescrit que ce soit directement ou, le plus souvent, indirectement.

Bien qu’âgée de quelque 2500 ans, elle n'en demeure pas moins pugnace, toujours prête au combat (comme si elle n'eut jamais combattu et avec cette même jeunesse dans sa susceptibilité à dégainer plus vite que tout le monde). Qu'on ne m'accuse pas d'âgisme politique, si je vous dis qu'il est grand temps de penser à un régime politique neuf ! Qu'on ne me jette pas la pierre, si je vous révèle que la démocratie n'est qu'un masque dissimulant qui elle est vraiment !

Mais un jour viendra où tout basculera, où tout décompensera, un jour où « les étoiles s'abattirent soudain comme des flèches sur notre terre » racontera après coup la poignée de survivants. Et quand ça viendra, alors, ce jour (fratricide) sera si révolutionnaire, si rouge, si embrasé que la nuit n'apparaîtra plus. Au dernier chant du coq, le feu des hommes, le feu des volcans et le feu du ciel éblouiront tout d'une Lumière et qui au midi comme à minuit consumera l'Obscurité, jusqu'aux ombres courant, affolées, ci et là et alors, le masque tombera en cendre !

Qui est-elle vraiment ? Vous voulez que je vous le dise ?! La « démencratie » voilà ce qu'elle est ! Si on n'avait pas tous un cheveu sur la langue long comme le bras ou une espèce d'accent atavique du nord, on prononcerait clairement la syllabe : « déMENcratie » et non « déMOcratie » ; tout comme la faute d'orthographe transmise de génération en génération qui est d'écrire « anthropologie » au lieu d’« entropologie » ! Réveillez-vous enfin ! Voyez les choses, ouvrez les yeux sur celle que vous prétendez tant chérir et aimer ! Ce régime donnera raison, un moment ou à un autre, aux prédictions pauliniennes. La démocratie a déjà mis le feu aux poudres depuis longtemps, le monde brûle et brûlera plus ou moins lentement mais sûrement jusqu'à son extinction. Si l'apocalypse s'avère, les hommes nouveaux, s'il y en a, ne pourront faire la guerre, et de ça soyez sûr qu'il y en aura, qu'avec des bâtons et des cailloux, avant de découvrir à leur tour le feu, c'est-à-dire le devenir d'une démocratie – pour l'heure encore sous roche.

Alors, avant qu'il ne soit trop tard, revenons, je vous prie, à l'aristocratie telle que l'envisageaient les penseurs de l'Athènes classique, du moins une partie d’entre eux. Pourquoi ? Tout simplement pour la raison que la démocratie et ses démocrates tendent par nature à confondre compétence (savoir et savoir-faire), légitimité et liberté d'expression, ce qui conduit à des absurdités en tout genre et en nombre. Aussi l'aristocratie me paraît-elle, à terme, préférable, et quand bien même elle serait elle-même, en elle-même, un pis-aller, un moindre mal. Il n'existe de toute manière aucun régime politique idéal ; mais surtout, le simple fait de trouver une possibilité de vivre ensemble, de bien vivre ensemble, d'une façon qui satisferait tout le monde, est et sera à jamais impossible : il y aura toujours des désaccords entre les hommes puisqu'il y aura toujours ou presque autant d'opinions différentes qu'il y aura des hommes différents entre eux. Mais s'il est déjà trop tard pour y revenir, à cette aristocratie, comme il est presque certain, dans ce cas, la main sur le cœur et le regard quelque part qui m'est agréable, je n'aurai plus qu'à chanter les derniers mots de Cyrano : Quelque chose que sans un pli, sans une tache, j'emporte malgré vous, et c'est... mon panache.

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