Psychonévrose

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Le dîner

Je prends mon pied en ne mettant aucun pied dehors ! Ou plutôt, je prends mon pied pour ne pas le mettre dehors. C'est pourquoi je n'accepte aucune invitation, même pour l'apéro. C'est pourquoi, donc, je reçois mes amies, ou celles qui s'en rapprochent, toujours chez moi. Chez moi c'est devant la mer – une chose unique qu'est la mer ! Et il y fait souvent beau même quand il y fait froid. Lieu mystique, mythique, métaphysique... où on sent déjà le hic à venir. Je consulte le ciel : aujourd'hui cependant, toute fin d'après-midi, son bleu écossais me prévient que la pluie s'en va tambouriner contre la vitre, d'une minute à l'autre.
La minute est passée. Le bruit est infernal. Et enfin mes invitées arrivent, trempées, et leur parapluie, inutile, passe alors un mauvais quart d'heure. Je crois même qu'il aurait été brûlé par le seul feu dans leurs regard, humilié, s'il n'était pas lui-même – maudit parapluie tout pleurnichant ! – déjà gorgé d'eau. Ça commence bien. Surtout que je n'attendais personne. Espérons au moins que notre soirée ne prenne pas elle aussi l'eau et que bientôt le noir coulant de leurs yeux soit surtout plus qu'un souvenir parmi d'autres.
On s'installe. Elles se lavent, se bousculent, se relavent les mains, se bousculent et encore, les mains. Ça cogne toujours contre la vitre ; les fenêtres s'entrechoquent si fort dans le noir qu'il m'a fallu ouvrir la porte trois fois pour comprendre enfin que personne ne frappe. Mes invitées sont belles, elles sentent boisé tout autant que l'aisselle parfumée : où luttent pour la conquête de leur corps bactéries et phéromones (mais avec autre chose), fleur d'antan et désir-cigarette, humidité particulière et sueur d'après la course pour éviter la noyade (d'une pluie pour elles en l'occurrence). La femme finalement, ça sent la femme interdite, désirable et supposée, pour la rendre plus désirable encore, presque vierge, presque !
Celles-ci qui à présent, dos à la mer déchaînée, dégénérée, acharnée à se mettre debout, me font face. Quand elles me parlent, tour à tour, autour de la table, leur sourire ne dure pas ; elles ne peuvent le faire durer, même avec toute la meilleure volonté du monde, puisqu'elles mangent, et avec bon appétit. Et pendant que celle qui paraissait la plus douce jusqu'alors et donc la plus femme, arrache la cuisse de poulet avec les dents, j'observe moi, bouche béante, la pureté de leur peau : elle est de neige et plus encore à côté de l'arrière-plan, la nuit. Elles sont quatre, comme les vents grecs, et le souffle de chacune est différent, tout comme eux. J'essaie toutefois de les considérer d'une manière égale malgré leurs différences, j'essaie de n'en privilégier aucune pour ne pas déjà détourner, entre autres, les couteaux de leur fonction première. Le dîner, elle l'ont déjà fini et leur corps alors me convie par le silence de leur bouche autant que par l'insistance de leur regard, de me dépêcher. Mes amies sont très susceptibles oui ; et c'est pourquoi je sens déjà sourdre le drame à venir, très bientôt (encore), si je ne dépose pas tout de suite – je dis bien toute de suite – la fourchette pour la cuillère, si je ne passe pas illico au dessert : une poire nappée de chocolat.
sa peau noire, Je la lape comme elles, dans un jeu d'imitation, se happent, leurs corps, leurs langues, en me dévisageant : elles se lèchent, nues, se cognent, en rut ; et sous peu leurs mains feindront d'étouffer totalemet leurs cous en s'étranglant pour, croiront-elles, ajouter à mon excitation – qui ne viendra jamais. J'ai peur et je regrette soudain que mon père soit mort, regrette d'autant plus que j'ignore la raison. Le dessert depuis longtemps englouti ; un silence ; elles cessent tous mouvements et d'un coup ; elles ; ça court vers moi, à folle allure, en rampant (comme des chenilles possédées), ça crie sans qu'aucun son bizarrement ne sorte.
Que des femmes, des choses, une mer, une nuit, un silence brutal ! Quel vacarme !!! Que des femmes encore pour rire de mes pleurs ! Que des femmes pour me caresser les yeux alors qu'ils cherchent eux à tout prix une fenêtre d'où sauter maintenant que je suis moi à terre ! En vérité, c'est avec banalité que je l'avoue, je ne sais pas à quoi elles ressemblent, ces femmes, bien que je connaisse leur intention, noire intention s'il en est. Et je dis "amies", seulement parce que j'ai commencé d'écrire avec un couteau sous la gorge. Mais maintenant que le tranchant s'est recouvert – sans transition – du rouge qui m'appartient – je peux et le révèle à voix haute ! Alors, mon corps se relève avec toute la peine du monde, transpercé que je suis, et avant que je me vide complètement et me taise à tout jamais, je peux moi aussi hurler, vers la mer au loin : mais qui donc est cet Autre en moi qui vocifère, moi qui suis déjà un autre ?! Qu'est-ce donc que cette chose qui parle sans arrêt sans que j'y consente ?! Et qui, saloperie, surgit toujours quand je m'y attends le moins ? ! Tout ça n'a rien tant que d'absurde ! Ainsi je me meurs, inexplicablement, encore, toujours, une nouvelle fois...

Le tramway

Elle se balance, debout, et parle, ou plutôt murmure à quelqu'un que personne ne semble voir. Ses cheveux, c'est Méduse ! De loin, d'où je suis, s'imposent vraiment dans mon champ de vision des serpents sur la tête... Sa tête, je ne l'embrasserais pas, pas même pour tout l'or du monde. Et... Attendez ! Elle se roule maintenant par terre, en hurlant.. en hurlant quoi ? En hurlant : "SODOMIE... MOI JE SUIS TOUT ENTIERE SUPPÔT DE SATAN ! BAH ! TROU DU CUL ! JE SUIS L'EXORCISTE... MOUAH ! BITE BITE BITE !!!!". Les poussettes alors s'écartent et les coeurs s'accélèrent ; elle regarde et rit, à quatre pattes. À côté : un ou treize corbeaux nous frôle(nt) du dehors (plusieurs qui se volent dans les pattes, ou peut-être seulement un gros ; un énorme alors ! du poids au moins d'un berger allemand). Peu importe car désormais, seule dans le fond d'où, tout entière, l'humanité la tient en respect par le regard terrifié ; mais peu importe aussi : elle reprend comme si de rien n'était la conversation avec le strapontin devant elle. Et son œil... Son œil quand il nous fait face, son œil ! Ils paraissent en effet ne faire plus qu'un, comme si les deux avaient fait fusion mais sans leur consentement, comme deux ruisseaux apeurés se jetant dans la même mer(de) !

Station : "Portes des enfers". le tram s'ébranle puis s'immobilise ; ça rentre de tous les côtés. Quand, soudain, le ciel tombe sur la tête de ce gamin venant de choisir manifestement la pire porte. Cyclope le mord en lui sautant dessus et lui injecte jusque dans son âme le SALOPE à gorge déployée, qu'elle semblait garder pour les grandes occasions : elle avait fait l'appel jusqu'ici de toutes les injures, du moins à ma connaissance, à l'exception justement de celle-là. SALOPE – gueule sa langue derrière des dents plongées toujours plus profond dans la chair du môme. Et lui, le môme, gueule aussi. Eh bah... ! Je ne vous dis pas l'spectacle ! Quel massacre c'était ! Quelle horreur c'était ! Quel opéra d'un autre temps ! Quelle puissance ! en un mot. Mais le pire, c'était que les gens autour voyaient bien le drame, terrifiés, voyaient bien que l'escalope sous les dents du cyclope pleurait, suppliait de toutes ses forces qu'on l'aidât, qu'on fît quelque chose, mais rien. Personne, aucune personne ne réagit : sur le téléphone pour certains, sur la lune pour d'autres. Mais moi non plus, je l'avoue : je n'ai rien fait. Rien.

Plus grave peut-être encore : à chaque "au secours", à chaque "à l'aide", à chaque "sauvez-moi", je répondais seulement par un pas en arrière, si bien que j'étais déjà à l'extrémité du tramway. Et d'ici, à la proue de l'engin, seulement des échos très vagues. Puis, enfin, silence complet. Le petit est mort, en tout cas c'était probable. Mais pour en avoir le cœur net, je décide de quitter le camp des lâches où, de toute manière, c'était devenu irrespirable (trop de monde), pour revenir où j'étais, c'est-à-dire à la distance d'où je vois des serpents sur la tête – à bonne distance de la folle, oui.

Elle pleure. Pourquoi ? Nul ne le sait. Que sa peau soit ridée, ses cheveux serpentins, blancs, ou que ses cils comme son sourire soient portés disparus à tout jamais, n'empêche aucunement quelque chose de son visage d'avoir un reste juvénile, innocent, voire angélique (impossible du reste de le dire avec des mots, ce quelque chose, ni même de le montrer du doigt) ! Elles sont plusieurs en elle, c'est manifeste. Mais était-ce une raison pour autant de l'avoir mangé, ce gosse ?! Merde quoi ! Elle l'a bouffé ! Vêtements avec ! Qu'est-ce qu'il lui a pris enfin ?! Elle a beau maintenant laissé couler du jaune de son œil poché – il ne reviendra pas, inutile ; qu'elle les sèche donc ses larmes ! Mais étrangement, je ne sais pourquoi, j'ai envie de lui tendre tout de même ma main. Or, le problème, c'est que si je lui tends, elle me contaminera, me dit en tout cas une chose ou un être, disons une chose, en moi.

Elle me regarde dans le vague, fixement ; seulement, elle ne semble pas me voir. Quelques mètres nous séparent ; les ténèbres alors entre elle et moi. Elle, elle me regarde toujours aussi fixement dans les yeux, toujours sans vraiment me voir. Une colombe gigantesque survole le tram. Enfin : toujours rien. Terminus : "Rubicon". C'est la fin. Alors, d'un geste sibyllin, flottant, calme, elle dégage dans un dernier cri une épine de son esprit et alors, alors ! d'une main impériale, et tandis que tout le monde se bouscule dans le crépuscule (pour alerter finalement la police), elle, la folle – se plante la poitrine de son couteau invisible ; puis son truc de cyclope, planté aussi, jusqu'à l'arracher. La vieille est morte, ou presque. Pourtant, roulant au sol, son œil persiste sur moi. Il m'appelle. Miroir, miroir ! Sueur, hésitation, vertige à franchir d'un saut pieds joints les ténèbres pour la retrouver... Mais retrouver qui au juste et pourquoi ? Je ne sais pas... je me contente juste de vous répéter ce qu'elle, la chose, me dit.

Ah ! Mais là... là ce n'est plus possible ! Elle parle trop et de plus en plus fort cette satanée Voix ! Je n'en peux plus... Je n'entends qu'elle ! C'est intenable ! Soudain alors, subitement, d'un seul coup : je pars en courant. Ça ne sera pas pour cette fois, non. Je dois de toute façon rentrer, je suis déjà suffisamment en retard : on m'attend, ma femme, pour un cours de danse. Mais attendez, une minute... ! Je vais, avant que vous partiez, vous confier quand même un secret, que vous devez impérativement, je dis bien impérativement, garder pour vous : j'ai tout de même ramassé l'œil pour le mettre dans ma poche... Mais chut hein, pas un mot d'accord ?

Freud

Je suis aux toilettes, fermées à clef. La chasse d'eau, je la tire des deux bras aussi souvent que nécessaire. Cela pour qu'on n'entende pas, sait-on jamais, les rires de joie, les pleurs d'extase (pendant que l'orifice à la bouche de pieuvre se repose) que me procure ce livre ! Ce livre, c'est du Freud – mais si, vous savez, le père de la psychanalyse, le prophète de malheur à la mine sévère... mais si enfin ! Vous savez le beau juif, tantôt à la main blanche de cocaïne tantôt à la main noire de ce qu'elle fouille dans le derrière de la belle-sœur... ! Voilà, maintenant vous voyez bien à qui on a affaire.

Et cet homme, je l'aime. Il me passionne. Je vendrais père et mère ne serait-ce que pour ne jamais oublier son regard. Ténébreux, profonds, quand vous rencontrez ses yeux... Et essayez un peu de vous risquer au jeu de qui-va-les-fermer-en-premier-a-perdu et vous perdrez à coup sûr et vous verrez alors que ça vous glacera le sang d'y voir le génie en son fond ! que ça vous fera – crac ! – l'effet puissant comparable, mais en mieux encore, au tête-à-tête d'avec la statue grecque : au-dessus de la belle et grande barbe-fleuve, les yeux sans iris vous hérissent tout d'un coup le poil et vous tombez, debout, amoureux du marbre blanc !

Demi molle, dans un quart d'excitation, je tourne les pages et les retourne brutalement comme si c'était à présent lui, son corps, sa peau... De la métonymie – c'est du Freud – je passe à la métaphore – ce bouquin c'est lui-même ! Eh quoi ?! Moi aussi je suis cultivé ! Moi aussi je connais des termes savants ! Vous croyiez quoi hein ?! Et ça, je lui dois à lui – à lui que j'aime mais d'une manière... si vous saviez !

Et si par miracle, pour que vous compreniez enfin ô combien je l'aime, il revenait d'outre-tombe – quoique j'aie la conviction qu'il a toujours été là, parmi nous, qu'il ne nous a jamais vraiment quitté –, et si, là dans ma propre demeure, il s'amusait à faire des ronds de fumée : je renverserais dans ma fureur le trône d'eau et d'un élan si fort ! que je dévalerais alors l'escalier sur les fesses (et que l'explosion de chaque marche donne le la à la fête qui va bientôt suivre mes amis !). Et quand, face au cigare qu'il tiendrait fermement de ses lèvres par intermittence, je foncerais moi avec pétulance ! je sauterais dans ses ronds comme s'ils étaient de feu pour qu'enfin, pendant que ses applaudissements écraseraient le reste d'un péril que j'aurais fièrement bravé et dignement vaincu, je lui baisasse les pieds d'une force animale, que dis-je ! d'une force absolument bestiale comme une bécasse les pattes or de l'aigle royal !

Voilà, c'est dire, n'est-ce pas, ô combien et de quelle flamme mon cœur bat pour lui ! Freud Freud Freud... ! Et je me meurs d'une manière racinienne ! De cris, de joie, d'extase ! Mais à ses pieds, avant que d'expirer, me reste-t-il encore à savoir lequel des deux vais-je bien une dernière fois baiser – quelle finale décidément cornélienne...! Seulement, il n'y a que lui qui est mort, mort de chez mort ! Au point qu'il ne viendra pas même hanter ces lieux.

Je suis aux toilettes, fermées à clef. Et la chasse d'eau, je la tire des deux bras aussi souvent que nécessaire. Cela, pour noyer ce Fugu qui de simples clignements de yeux qui me semblaient pourtant jusque-là amicaux – même si au grand jamais je ne me serais attendu dans tous les cas à une telle présence au fond de ma cuvette la seconde d'avant – passe à des secousses chevalines, convulsives, puis après les tentatives vaines, à des sauts calculés, prémédités, plus rares, plus angoissants, pour... Mais oui ? Pourquoi au juste ??? Pour pénétrer mon orifice à la bouche de pieuvre mais pour une raison que j'ignore.

Et de la bouche, naturellement, de l'encre par éruptions pour le faire fuir, et de la sienne, s'en nourrit, le poisson s'en nourrit goulûment pour moi, à mon tour me faire fuir. Mais ça suffit : je l'attrape volte-face. Et le gonfle alors comme un ballon d'hélium et la lumière, complice donc de l'ennemi, décide soudain de n'exister plus que par intermittence pendant que lui, lui ! ricane de me voir dans mes égarements abandonner d'une main aussi innocente que maladroite Freud tombant dans le trou noir avec sitôt une éclaboussure d'autant plus forte qu'un rire, plus vengeur en réalité que paternel, m'humilie pour je ne sais quel crime que j'aurais commis. Je ne sais vraiment pas de quelle couleur, de quelle odeur toute cette merde finira ! Mais à force de chier sur le poisson, qui dans sa lettre redoublée, dans sa contrefaçon d'un trop, cache à coup sûr ses véritables intentions : pour seul horizon, dans un espace se resserrant autant que la rime persiste dans une musique formidable, misérable, effroyable, le poison – frison, prison, trahison... –, à force oui ! À force de chier, je ressens brutalement le besoin de me remplir, énormément me remplir, pour tout ce que j'ai perdu... Que cette "faim" soit dite ouverte ; que la satiété soit garantie ; et qu'enfin les borborygmes se taisent à présent et que vous aussi, vous qui me jugez alors que vous n'êtes pas mieux ; moi au moins j'ose dire ma folie... !

Jalousie

La jouissance, la plus terrible, car la plus forte, se réalise, paradoxalement, dans le report de sa réalisation. Jouir, vraiment jouir, c'est alors jouir de ne pas jouir, et ce, précisément, dans une certaine (immense) tension – comme si on se masturbait sans érection. Et seule la Jalousie, à un tel degré, offre cette opportunité. Elle permet en effet de jouir par la négative, à l'ombre de la conscience : mon cœur palpite lourdement et ma vue se brouille d'excitation à l'idée que celle que j'aime chaudement se fasse froidement pénétrer par un autre à condition bien sûr que je ne les voie pas. Cependant, pour que ce plaisir si aigu agisse, je me dois, toujours, de ménager une place à la possibilité qu'un jour, une nuit, je les vois effectivement, pris en flagrant délit ; quoique dans les faits il soit nécessaire, pour maintenir la jouissance, que je ne les surprenne jamais (l'excitation étant naturellement d'autant plus grande que jugée interdite par soi, comparable si on veut à l'enfant regardant à travers le trou de la serrure ses parents, ou ce qui en tient lieu, faire l'amour). Mais supposons tout de même que nous les surprenions en pleine action. Que se passerait-il alors ? Simplement que notre jouissance tomberait aussitôt, tout comme meurt l'euphorie du cache-cache si tôt qu'on la trouve, elle, enfin, derrière l'arbre ou le buisson ou le rocher (sur ce point consultez donc Un amour de Swann de Marcel Proust, qui est sans doute le meilleur livre sur la Jalousie et qui nous a d'ailleurs grandement inspiré). On l'a dit, la chose est paradoxale : la Jalousie existe que pour autant que lui reste à jamais physiquement dissimulé ce qu'elle craint de voir. Elle se nourrit de sa peur oui, copieusement, goulûment même.

Le paradis n'existe que pour les vivants. C'est une affaire entre le vivant et le vivant. Et l'enfer, c'est pareil ; et sa jumelle, la Jalousie, qui s'enivre à la même mamelle monstrueuse, aussi. On n'est jamais jaloux à l'endroit d'une morte, fût-elle mangée, traversée, pénétrée par la queue, les dents, la folie d'une cohorte masculine : vers, rats, curés-nécrophiles. Alors qu'au contraire, l'objet de notre jalousie, une femme, la nôtre, puisse choisir entre le "OUI" et le "NON" et qu'enfin elle prononce en toute conscience le "OUI" à celui qui la seconde d'après (du moins on l'imagine, non sans un certain plaisir) renouvelle ses "OUI" mais ses "OUI" à lui : ses "OUI" en tant qu'hurlements en la visitant furieux par derrière – et ce terreau, dans ces conditions, qu'il est fertile à l'apparition de la Jalousie et surtout nécessaire ! La Jalousie impose comme principale condition d'émergence que la femme, toujours la nôtre, ait le choix – c'est un point capital qu'est le choix, le fait de dire "OUI" ou "NON", voire le seul peut-être qui compte vraiment dans la compréhension du phénomène.

De même qu'il n'y a que l'Homme qui peut être, dans son humanité même, inhumain parmi toutes les espèces animales, car lui seul est moral (et donc potentiellement immoral) ; de même que l'homme, encore lui, seulement lui, peut être "extra-terrestre" en jouissant, jusqu'à l'éjaculation, dans le superlatif de ce qu'il ne voit pas – métaphysique, non physique – et pour cette raison alors, seulement l'imagine. La Sexualité, ainsi envisagée à côté de la Jalousie, n'est qu'affaire d'images, d'images dans une vaine tentative par imitation de (re)produire, de réaliser l'accouplement réel. Elle ne parle qu'en perroquet et ne chante qu'en playback – et on y croit quand même ! Et on y croit avec la même énergie qu'un incrédule qui ne croit en rien ! Voilà pourquoi la Sexualité nous est, à nous êtres humains, vraiment si fascinante, voilà pourquoi aussi, par rapport à la sexualité, la Jalousie est par excellence la reine des images : image de l'image, reflet du reflet, illusion de l'illusion !...

Récapitulons avant de conclure. La Jalousie nous fait jouir donc, en imaginant le rapport clandestin tout aussi imaginaire, car sexuel, entre celle que j'aime chaudement et celui qui la pénètre froidement. Or la Sexualité apparaît déjà comme un artifice, puisqu'imaginée de bout en bout, ce qui en définitive, conformément à ce qu'on a vu, la constitue en tant que telle. De ce fait, la Jalousie ne peut qu'apparaître doublement artificielle : imitation de l'imitation, mais n'en demeure pas moins réelle, soulignons-le, pour celui qui en étant la proie dans sa chair comme dans son âme en fait les frais.

C'est dire enfin, par tout ce qui précède, combien la Jalousie est aussi loin de la vie que finalement très proche d'elle, nécessairement proche, et même ne peut exister, affirmons-le, que grâce à elle. Vraiment bizarre qu'est ce phénomène, n'est-ce pas, d'un paradoxe comique peut-être pour l'homme qui en serait atteint s'il n'était aussi tragique dans les faits... Que la Jalousie fût "dialectique" n'eût pas été un problème, bien au contraire, si elle ne fût aussitôt tournée, au moment où elle advient, du côte d'un sens, et là sera la note finale, d'un sens assurément mortel.

Obsessions

Obsession de la mort

« Que de fois nous mourons de notre peur de mourir » dit Sénèque. Et en effet : que de fois nous tentons de nous sauver de la noyade en nous tirant par les cheveux ! Que de fois nous essayons d'éteindre le feu en y jetant à la fois de l'eau et de l'huile ! Que de fois encore nous réalisons la prophétie d'un dieu imaginé dans l'effort que nous prenons pourtant pour l'éviter !

La mort est sur mon épaule et sous sa dictée combien de fois ai-je eu à précipiter des pas sans ponctuation pour fuir je ne sais quel feu invisible !

Mais dans ma course, toujours, je me retourne et me surprends, à mon âge encore, avec la peur du noir, comme un animal de compagnie partout dans mes pattes : mon ombre qui en panthère affamée m'invite des yeux, sournoisement, à approcher. Je m'y refuse chaque fois, et elle, chaque fois alors, souriante, guette et grossit.

Car oui, je vous le murmure accroupi, c'est précisément dans mes refus, lorsque je dis ou hurle « NON », qu'elle trouve matière à ne pas mourir de faim et, par mes larmes, à ne pas perdre le vif, tout autant que ses armes, dans son œil fauve.

Ainsi, c'est par la maxime, la seule maxime de ma chienne de vie : « Plutôt garder la vie à en mourir que de mourir en donnant la vie » qu'en réalité alors, je me meurs dans l'éternité de l'instant, les yeux à jamais ouverts.

Obsession de la littérature

La littérature est une encre sympathique qui se révèle au contact, non d'un par cœur, mais avec le cœur, et sans laquelle, sans son supplément d'âme, le monde serait si triste, si inconsistant. Et pour l'atteindre, l'intelligence y est émotive et jamais seulement d'ordre intellectuel. Aussi, tout ce qui est phénomène, tout ce qui relève de l'apparence, lui paraît toujours, de fait, suspect.

La littérature est détour, elle est « mentir-vrai » (Aragon), elle se déplace toujours à travers pas chassés toujours à travers chemins de halage (fiction, métaphore, poésie etc.) pour toucher au cœur des terres son gibier, comme le bateau navigue nécessairement de biais avant de jeter l'ancre. Et ce gibier : la Vérité. Loin des mots, c'est la Vérité des choses.

Voilà pourquoi cette Vérité ne peut être atteinte que par intelligence émotive, que par révélation de l'indicible, que par arc-en-ciel de la langue de Dieu ou des dieux ou tous ensemble, que par marque, coup ou griffure à la surface d'abord de nos sens car reine Impression est ainsi faite qu'elle n'admet pour seul valet que les mots et seulement eux, elle est dans l'en-deçà royal du rez-de-chaussée occupé par le traître qu'on appelle Expression et sa femme misérable, battue, silencieuse, immobile, sage comme une : Image.

Il ne peut y avoir de littérature sans mort : mort de la complétude, mort de la certitude, mort d'une certaine habitude, etc. Aussi la littérature se caractérise-t-elle en soi par l'ellipse, par l'élision, voire, selon les cas, par l'anacoluthe – sans quoi il n'y aurait plus aucun mystère.

Et comme le mystère, la nuit, le demeuré-caché permet l'Ecriture pour une raison qui ne peut être proprement dite, ainsi donc si tout cela disparaissait, il n'y aurait alors plus de littérature. Parce que fleur du mal, la littérature, au contraire de l'Ange déchu, est un diable converti : de ses cornes, elle pousse, lorgne, croît vers le ciel qu'en prenant d'abord ses racines six pieds sous terre, là où l'œil ne peut approcher. La mort est son terreau et le ciel comme immortalité à toucher son avenir !

J'en étreins la conviction, par déduction théorique bien sûr, mais encore, on ne peut faire autrement, par expérience pleinement incarnée.

Obsession de la Femme

Il n'y a qu'un homme, sans père qui plus est, qui peut avoir ce genre d'obsession ! La Femme : monade qui soutient d'un cri infini, car maternel, la fragilité de toutes choses, ou presque ; lac gelé qui craque encore et encore mais résiste à la curiosité d'un soleil s'approchant toujours plus de millénaire en millénaire.

La Femme est une énigme en toutes femmes et qui dans l'espace blanc derrière son point d'interrogation nous révèle, bien que de façon intuitive, l'exclamation d'une vérité essentielle, car support de toutes, et que nous ne pouvons en outre que saisir à moitié. Mais dans cette moitié-là, ça se comprend uniquement par éclair comme on saisit une image aussi puissante que fugitive quand un certain parfum, un certain effluve, un certain arôme, nous renvoie tout d'un coup à un moment exact de notre enfance.

La Femme n'est pas les femmes, qu'on s'entende. Elle serait plutôt vis-à-vis d'elles ce que la virilité grecque ou ailleurs serait aux hommes à ceci près que la virilité concerne aussi bien les hommes que les femmes... Si elle devait être rapprochée de quelque chose de mieux ; dirions-nous alors, sans hésitation, sans doute, qu'elle est chant a cappella – chant sans mélange, pur, sans arrangement, simplement divin, quintessentiel ! – dont la mélodie montre, tantôt bien consciemment tantôt non, la voie à suivre depuis l'intérieur même de toutes femmes vers des paysages que nos yeux d'hommes paraissent ignorer, complètement ignorer depuis toujours quoiqu'ils y soient attirés depuis également toujours.

C'est une obsession – oui c'en est vraiment bien une – dans la mesure exacte où elle semble, toujours, me vouloir autant de mal que de bien en s'imposant quotidiennement à moi et, ce faisant, je la traque. Et ce pour une raison, sans que cela au vrai ne me dérange tout à fait, qui me demeure encore cachée.

Obsession de la politesse

Toute névrose n'est qu'une superstition plus maligne que les autres en élisant et en croyant en une cause débile. Toute névrose n'est que l'expression d'un oxymore : la mi-conviction. Toute névrose n'est encore qu'une tentative désespérée, par des marques de politesses exagérées, sinon de dissiper les ténèbres en nous, de les recouvrir du moins d'un voile plus noir encore qu'en hiver la nuit. Bref toute névrose n'est jamais plus qu'un fâcheux malentendu. Nous rions pour ne pas pleurer, chantons pour ne pas bégayer...

Et pendant que sous nos masques carnavalesques nous pleurons et bégayons à l'abri de la « société du spectacle » , nous réalisons que la marche n'est rien d'autre en réalité qu'une marche boiteuse – boiteuse des deux pieds de sorte qu'on y voit, si on ne prête pas suffisamment attention, que du feu.

Par des marques de politesses exagérées, renouvelées par des caresses pas moins exaspérées, le névrosé, c'est-à-dire le bouffon derrière tout un chacun, persécuté, le « meurtrier qui s'ignore », louche sur nous et d'un sourire édenté, nous révèle alors sa croyance, sa conviction même qu'il est, lui, beau, si beau, si attachant, si drôle et surtout si indispensable... et qu'il fallait juste le regarder pour en avoir la conviction nous-même. Mais s'il savait le pauvre ce que mes yeux, les miens, me donnaient à voir en vérité ! loin de tout artifice, à voir telles que les choses sont et pas autrement ! C'est terrible. S'il savait...

Ah mais que vois-je alors, quel clown affreux devant moi ! et qui ne sait pas même me faire rire en plus ! Qu'on m'ôte de ma vue ce gueux avec sa danse bouffonne avant que la tentation de mordre ne vienne ! Mais vite, enfin ! vite ! qu'on dégage à coups de pieds ou à coups de ce que vous voulez ce moins que rien avant que cette main-là jouant avec ce marteau-ci n'intervienne ! Eh ! Vous là ! Oui vous là, au bout de mon doigt ! Vous ne m'en croyez donc pas capable parce que je ris ?! Hein ?! C'est ça ?! Faites attention, n'irritez donc pas plus la dent que mon œil maudissant vous promet ; gare à vous oui ; n'aiguisez pas davantage son tranchant ! car loin d'être cariée, elle est encore bien et pour longtemps redoutable et pourrait bientôt dans votre chair bel et bien se planter !

Si je ris, et c'est la dernière fois que je vous le dirai, c'est pour ne pas justement pleurer de cette farce continue, qui serait peut-être drôle si elle n'était déjà tout à fait tragique... ! Et si je me couche à même la terre boueuse, comme à présent et comme vous sembliez vous poser la question, c'est seulement pour ne pas provoquer l'instinct du rapace vengeur en moi : voler, piquer, crouler, tomber ; et enfin mourir sur vous tous ! Vous tous qui de vos politesses hypocrites caressez le saltimbanque pleurnichant voilà dans vos bras ! mais sans oser lui dire, au moins d'un rictus ou simplement sinon d'un regard, ses quatre vérités !

Mais maintenant, stop, ça suffit. Partez ! Allez au diable avec vos gentillesses ! que j'appelle, moi, des mensonges ; au diable aussi vos politesses ! que mes soupirs traduisent bien mieux que ne sauraient le faire les mots. Maintenant, laissez-moi tranquille. Au moins dans ma solitude, loin de votre spectacle taré et de votre « The show must go on » abruti, dans mon silence – la Vérité derrière les apparences débiles, un moment ou à un autre, éclatera à nu et s'imposera à moi, à moi ! et alors, vous verrez bien ce que vous verrez quand je reviendrai.

Obsession du Génie

Il n'y a pas un jour qui passe sans que je me répète « ô que le sentiment d'être trompé est lui-même souvent trompeur » et du même coup que j'avoue au grand jour « ô combien moi, j'ai du génie ! ». C'est par l'expérience de l'angoisse, de la certitude de mon mal et de solitude, toujours seul, que j'ai trouvé en réponse ultime la rage de me hausser à des espaces impossibles pour le commun, seulement parce que je suis devenu un créateur. Et j'y danse à présent en toutes saisons ! et dans ma joie, ainsi, je me rapproche un peu plus de ce par-delà le ciel où gît la Cause, fausse, que je considérais sincèrement comptable de tous mes malheurs jusqu'alors.

La folie du doute, la toute-puissance des idées, l'alternance « anale » entre la bourse et la mort, est le symptôme continu (le Roi est mort, vive le Roi...) de la Cause – ah ! que tout ça nous aura tellement fait passer à côté d'une partie de la vie ! tout en pensant pourtant que les choses étaient si claires. C'est proprement fou avec du recul ; mais en même temps nécessaire. Il n'y a point de gaya scienza sans une certaine contrariété qui sous le souffle d'Archimède donne la force dialectique de lever Terre et Voie lactée des bouts des bras... et les choses se passent maintenant, enfin, sans qu'on ne ressente à présent, ni gêne, ni spasme, ni crampe.

Je n'avais pas vingt ans que je voyais déjà dans la cravate de chaque homme la réalisation en germe d'une mort promise autour de mon cou ; je n'avais pas même de passé que je voyais dans mes pieds ne touchant plus terre, dans le bout des orteils d'un corps pendu qui ne m'appartiendrait plus, la folie d'un jeune homme qui aurait marché alors toute sa vie sur la tête.

Maintenant, je vois. Je vois les choses. Et lesquelles nous rappellent l'éphémère de tout : les feuilles, les pierres, les hommes... Tout. Pourquoi ? Nul ne le sait. Tout est en définitive mystère. La seule chose de sûre est notre ignorance. Mais peut-être alors que le véritable Génie – ce dieu d'origine romaine qui nous accompagne sans relâche dans le mouvement de notre création quotidienne – saurait, ce génie des génies, nous sauver dans la révolte : parler à partir de ce dont on ne peut parler ! créer à partir de ce qui n'est pas ! En bref danser au-dessus du Précipice danser – et puis danser, danser avec ses chaînes ! Révolte métaphysique, la plus grande s'il en est. Et la plus puissante, la seule. Quête de Sens dans la destruction du But. Foi. Et joie... !

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