La Ride

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L'été

Je survécus à cette folle nuit. À cette heure apaisée, je regarde par ma fenêtre et suis ébloui, ébloui par la quiétude que m'inspire le bleu d'azur du ciel immaculé, sans nuage et sans ombrage. J'y rapproche ma tête en fermant les yeux comme si je m'apprêtais à me baigner dans une eau cristalline qui descend une montagne du sud. Je suis à cet instant apaisé, reposé. Les arbres et le vent doux entretiennent leur murmure millénaire ; les mouettes y vont de leur chant en charriant sur leur passage des grains de sable de la côte (d'où je suis ils me donnent l'effet de petits confettis un peu disséminés çà et là) ; les cours d'eau chantonnent ruisselant à la descente et vagissent légèrement avec toute la joie qu'entraîne le petit effort à la remontée. Enfin le sort jeté par un de mes génies malfaisants, ombre résiduelle d'une pensée mal digérée de la nuit et hurlement à gêner le sommeil d'un sourd, se trouve à présent conjuré grâce à la lumière incandescente, chaude, en cette après-midi portant elle, la promesse que cet été sera la saison des amours flânant au bord de la marée haute et des amitiés trinquant à la simple joie de trinquer. Spontanéité, simplicité et gaîté seront le leitmotiv qui donnera le la à la grande symphonie de la faune et de la flore, de la nature estivale.

Je fixai encore le soleil, et m'aurait-on dit qu'en continuant je risquerais de perdre la vue que j'aurais alors maintenu avec encore plus d’insistance que je le fais déjà. Bravade que je commettrais à la seule fin, qu'avant que ma vue tombât dans l'oubli pour toujours, que j'inscrivisse la toute dernière image, la plus belle, la plus pure : la diaphanéité du soleil remplissant l'instant d'une éternité paisible à jamais gravée dans ma mémoire, comme la toute dernière image, une d'une vive clarté ! L'été est une saison de l'éros, de l'amitié et de la révélation doublée de la joie infinie d'être ! Le sexe et la culpabilité – pour le prêtre, que nul homme sensé ne trouvera à contredire, la sexualité est la culpabilité – n'ont plus rien à faire ici. La maison close fermée, ses filles de joie, ses clients et même la maquerelle, se rendent, en cette belle saison, tous chantant sur la plage main dans la main.

Et c'est par le levain d'un temps ainsi retrouvé en leurs cœurs qu'ils se baignent sans craindre la houle, s'amusent avec un bonheur inaccoutumé, savourent des glaces à l'italienne au goût de leur enfance, bronzent entre des rires partagés !

Les soupirs de la frustration qu'engendre le sexe, la culpabilité, avant l'été avaient donné lieu à un glacis de mauvaise bile, comme on dirait de mauvais vin, ayant formé des façades et qui avec le temps eussent créé un dôme couvrant et étouffant d'une chaleur saharienne une société privée d'oasis, si elles n'avaient fondu sous ce beau soleil qui ravit les cœurs et assèche les larmes ! Heureux soit ce jour ! Heureux soit l'été ! Cette saison est la grange à blé qui ouvre grandes ses portes en temps de famine. C'est une libération pour tous ! C'est une libération pour moi ! Les vieux vétérans disent « j’ai connu la faim, la misère et la guerre ». Moi je dis seulement que « j’ai connu l’hiver ». Je vais aujourd'hui me baigner et m'étendre sur le sable tout en fixant au loin, comme la statue du pharaon, l'éternité.

La rencontre

Sifflotant House of the Rising Sun du groupe The Animals et marchant comme si je défilais sur le tapis rouge, je fermai les yeux ; lesquels plongèrent dans un sommeil à l'esprit engourdi par la chaleur alors que mon corps lui était bien frais et en mouvement. La petite envolée de sable trouvant à retomber, à atterrir, et le sommeil à s'envoler, à alunir, mes yeux me surprirent de nouveau à s'ouvrir, refoulant ainsi mes paupières au fond de mon être. J'arrivai non sans enthousiasme sur la plage. Enfants, hommes, femmes étaient en maillot de bain, dédaignant dans cette grande foule d'anonymes vêtements et pudeur le temps de cette après-midi. Je m'installai à un certain endroit de manière à m'enclaver entre des personnes qui me semblaient dignes d'intérêt. Mon choix fut vite récompensé : à droite, une petite famille de parisiens profitait de la mer avec le même émerveillement que le provincial qui découvre les arcanes plaisirs à se confondre dans les musées et les terrasses au cœur de Paris. À gauche, trônant sur une petite dune, une femme, seule, que je venais seulement vraiment de remarquer. Une d'un certain âge sur qui le temps n'eut d'autre effet que d'exacerber la beauté (pendant que d'autres eurent depuis longtemps perdu cheveux et minceur). N'a-t-on jamais accusé le temps d'être discriminant et d'avoir l'esprit bourgeois ? Paraît-il qu'il confère à certaines femmes, à la manière des grands crus, une amélioration graduelle, une grâce sous une robe et de plus en plus fruitée au fur et à mesure de ses quatre saisons. Pour cette femme près de moi, la teneur de son nectar se cachait sous son manteau de rides que son sourire faisait valoir avec un éclat, et un tel ! qu'il donnait réellement matière au pinceau de mon imaginaire de se colorer, dans un premier temps, dans la palette de mes souvenirs et de me peindre, dans un second, le disque du jardin réfléchissant les rayons du soleil jusqu'à y condenser toute la lumière environnante, avant de la relâcher violemment. Je la dévorai des yeux, cette séduisante sirène, et comme Ulysse, je me tenais dans l'attente de ses chants. Mon cœur palpitait, ma peau suait à grosses gouttes et mon regard sous l'aiguillon de la passion, brûlait en s'immobilisant dans un feu follet.

Fasciné, je la fixai comme je le fis plus tôt avec le soleil au point de m'aveugler. Je me sentis aussi captivé que si j'avais aperçu en catimini Artémis se lavant nue dans un fleuve : le goût de l'interdit. Moi le petit jeune qui se délecte du regard ! Moi le fruit vert à peine arrivé au printemps de sa vie ! osant scruter sans crainte des conséquences, oui ! sans rougir du regard de cette créature, de cette divine femme mûre ! Et le goût de l'interdit se mélangeait à l'odeur d'agrume qui se dégageait de ses mouvements quand elle essayait, pauvre femme me dis-je, de chercher un miroir dans son sac de plage (beau et impressionnant sac mais avec des petits trous tout comme le tonneau des Danaïdes), habitée qu'elle était du vain espoir de brosser quelques mèches qu'un satané vent s'amusait par intermittence à déranger. Goût de l'interdit, saveur d'agrume... il y avait également autre chose qui concourait à rendre cet élixir du « péché » des plus immoralement savoureux, mais je n'arrivais pas à savoir ce que c'était... Un je ne sais quoi qui contrebalance le goût du fruit et du sucre, un rien d'amertume un... Je pris une bouffée d'air en ouvrant énergiquement la bouche et... Je sais ! L'iode, l'odeur agréablement saumâtre de l’iode ! Voilà ! tout était presque jouissif. Cette femme à la peau marquée de sillons, qu'un sourire de temps en temps faisait dévier de leur ligne droite, m'éblouissait ; cette femme avec son regard, exceptés les secondes où le soleil par éblouissement passager y jetait un trouble, résolu, sûr de soi, un de ces regards qui semblent dire : « Tu sais, si tu me veux, il faut me mériter ! », cette femme ! Je la fixai comme le puritain en provenance du Moyen Âge dévisagerait avec envie un apostat et sa drogue d'aujourd'hui tout en prenant conscience de l'inaccessibilité de ses envies : quitter son habit noir pour s'adonner nu à la luxure du mécréant, non, ça, jamais, impossible. Et en effet. Ses savoureuses, car coupables, envies mouraient à l’extrémité de ses membres en mouvement d’un corps se balançant irrégulièrement. Et moi non plus, bien que l'envie empêchât mon cœur de battre à intervalles réguliers et ma respiration de marquer des pauses, je ne pouvais envisager de quitter ma place pour m’asseoir auprès d'elle, une partie des fesses sur sa serviette l'autre sur le sable fin... Cette pensée, ou plutôt ce mouvement, impossible aussi. La tension était telle que je ne pouvais faire autrement qu’être immobile.

L’attente, l'horrible attente.

Enfin, nos regards se croisèrent, le sien par mégarde, le mien par avidité. Elle ne me portait d’abord pas attention. Mais arriva ce moment où, enfin, elle me considéra et d’un de ces regards – un magnifique, perçant, terrible – !, au moment même où le soleil darda ses rayons les plus puissants (ceux qu'il garde pour le milieu de l'après-midi). Ébloui, j'entraperçus ses grands yeux noirs qui, je crois, précédaient son sourire. Était-ce une invitation à venir la voir ? Prenais-je mes désirs pour des réalités ? J'eusse certainement continué à me marteler de questions si elle ne m'eût fait un geste de la main.

La tension

Une bulle invisible où j'étais enfermé depuis ma naissance, qui me donnait l'assurance de ce qui est possible de faire et de ce qui n’est pas possible d'espérer, venait d'éclater. Elle m'a fait un geste m'invitant à venir la voir ! L’impossible s'effondra devant moi avec un retentissement tel qu'une fantasmagorie m'apparut aussitôt : la tête du Sphinx, tranchée par un malin génie, prenant soin, à travers rires démoniaques et hochements calculés, de la placer par la suite au sommet d'une montagne – le retentissement oui, le bruit tonitruant que ferait ainsi le marbre arrivé à terre en serait évidemment extraordinaire ! Je marchai en sa direction, manquai à deux ou trois reprises de terminer ma course la tête dans le sable (il n'y avait pourtant que quelques mètres entre elle et moi) et mon esprit sous la tourmente ne put alors s'empêcher de me figurer avec anxiété l'image du tunnel où les gladiateurs traversaient pour s'exposer armes à la main au centre du Colisée : submergés par les clameurs abruties de la plèbe et entendant (mais sans encore les voir) la lourde respiration et les quelques gémissements des fauves. Il n'y avait plus qu'un pas qui me séparait d'elle avant que nos voix cessassent de loin d'être inaudibles. In extremis avant de l'atteindre je vis mentalement la face d'un lion qui me rugissait et... « Bonjour jeune homme, j'espère ne pas vous déranger, j'aimerais bien, si vous le souhaitez, et si cela n'est pas trop grotesque pour vous, ça va sans dire, j’aimerais bien jouer à la raquette oui, comme j'ai vu que vous étiez seul et que moi aussi et donc... ». Des petits rires, façon altière, prirent le relai afin de reposer sa voix, voix gracieuse mais ne manquant à aucun instant de ne fausser compagnie à l'autorité que sa silhouette d'ensemble imposait : intimidante, à la poitrine dont il fallait deviner l'importance, tant elle était dissimulée par sa majestueuse chevelure noire qui, son corps étant légèrement relevé mais toujours à l'horizontale, descendait si bas qu'elle allait même jusqu'à défendre la pudeur du haut de ses cuisses, une chevelure qui, que dis-je ! Une crinière qui répondait aux assauts des rayons du soleil par l'éclat flamboyant de son noir dont les mèches tombaient sous l'effet du vent comme la chute d'eau s'écrase sur le rocher au pied d'une cascade ! J'étais si profondément captivé à discerner subtilement la moindre partie de son corps, sans toutefois trahir l'attitude attendue en la circonstance, que ce que je perdais en acuité d'écoute je le gagnais en profondeur de vue. Tant et si bien que je n'entendais plus rien. Ni ses paroles interrompues par des rires nerveux ni le clapotis de la mer et ses mouettes. Rien.

Elle me parlait sans détourner son regard ; me racontant, histoire de faire connaissance, qu'elle était en vacances et qu'elle habitait à Aix-en-Provence et que c'était la première fois qu'elle venait en Normandie... j'acquiesçai seulement de la tête (j'étais bien trop pétrifié pour oser briser la commissure de mes lèvres). Elle continuait à me parler tout en se redressant. Et je continuais moi, la marche de mon examen : je lorgnai discrètement son maillot pourpre cachant son corps comme l'écrin qui cache sa perle rare ; j'observai avec une moindre discrétion peu après le collier à son cou dont le reflet lumineux m'éclairait pleine face comme le phare dans la nuit ; je fixai enfin sans plus aucun égard ses rides tirant sa peau comme le secret qui tire d'envie les lèvres de l'enfant s'apprêtant à révéler son contenu. Le soleil commençait à rappeler en son sein ses rayons les plus vifs, la famille d'à côté ses affaires et ses progénitures. La mer se retirait comme le serpent faisant marche arrière sans obliquer son regard fixe – le jour déclinait. La lumière cependant, entre rouge et or, survivait vive malgré le couchant.

On n'avait, nous, jamais touché aux raquettes. On avait passé tout ce temps à poursuivre nos échanges ; ayant au fil des heures découvert l'attraction que nous procurait nos voix, notre parole. Ma timidité initiale était un souvenir que l'on se plaisait déjà à se rappeler pour déclencher quelque effusion de rire. Le temps passait, l'anxiété trépassait. Nuit tombante. Silence dans le noir.

Après avoir partagé tant de mots, tant de sourires, tant de temps et tant de rires !, il nous apparut tout naturel que l'on prolongeât la soirée au restaurant sans qu'aucun de nous deux eut besoin de le proposer. J'espérais de tout cœur que cette nuit ne connaîtrait jamais l'aube ! Jamais.

Le fruit défendu

Le soleil, les touristes, les mouettes avaient déserté la plage devenue un gigantesque lit au lendemain d'une nuit de miel : conservant la chaleur de la veille, quelques colliers oubliés et mèches de cheveux au coin de l'oreiller, mais sans plus personne. Nos corps restaient là (on avait finalement abandonné l'idée de manger au restaurant. On n'avait plus faim : à se dévorer du regard, la satiété nous imposait, dans l'espace de cet instant, un repos allongé dans le sable mou face aux grains étoilés et formant à cet instant précis une constellation dansante, provocante la noire obscurité). Elle me regarda de manière à me prier qu'il ne fallait pas que j'oublie son âge et moi le mien – il fallait rester raisonnable ! J'étais un gamin à côté d'elle ; et pour preuve, elle me dit qu'elle avait un fils un peu plus âgé que moi. Sans manquer à cela autre chose : en m'indiquant par son regard, paupières presque fermées et sourire détonnant par son absence, sa main face contre sable. Je vis alors son alliance à son annulaire gauche. Elle me dit qu'elle était mariée à un homme qu'elle aimait plus que tout. Et alors ? Je lui répondis rapidement, de façon saccadée (l'excitation m'ôtant toute ponctuation) « que parfois le fiel a meilleur goût que le miel qu'il est même bon de rechercher la grimace du jus de citron à la douceur du nectar de fraise que l'acide avait ce je ne sais quoi de transgressif d'interdit de plus curieusement agréable que le sucre comme le baiser forcé avait ce quelque chose de plus corrosivement savoureux qu'un baiser consenti ».

Bref je lui fis comprendre qu'une nuit de fiel donc, plongée dans l'obscurité, loin des histoires au coin du feu que l'on raconte plus tard à ses petits-enfants et loin du monde, des amis et de la famille, tous et toutes étant ravalés au fond du puits de notre conscience, qu'une nuit de fiel, dis-je, était l'exquise promesse de l'adultère dévoyée du saint mariage à l'ombre de la lumière morale. Elle ne répondit rien et se mordit les lèvres comme elle eut dû le faire des milliers de fois face aux avances de millions d'hommes à une heure de la nuit associée fatalement soit à la luxure furieuse, soit à l'insomnie chronique (à une époque où l'idée de ma conception n'était pas même évoquée, à une époque que j'étudie aujourd'hui dans les manuels d'histoire). De même que l'archéologue se grise en cachette au toucher d'un vestige antique, je voulais polir aussi de mes mains cet objet d'un ancien temps surmonté d'une épaisse chevelure noire dont les quelques mèches rebelles à la faveur du vent venaient se confondre par moments avec les miennes. On était de plus en plus proches. Son souffle s'accélérait à mesure que sa conscience s'attardait sur ce que cette manœuvre, dangereuse, comportait d'indécent. J'eusse été persuadé dans ces moments de voir une femme recouvrant sa première jeunesse, empourprée de gêne et haletant d'une blanche innocence face au moment qui précède son premier baiser, si ses quelques rides de son visage ne m'eussent rappelé in fine sa vieillesse (elles me firent la sensation des lézardes presque oubliées d'un mûr, des sillons au dos d'une coquille). Ses longues rides me signalaient en effet une frontière, une limite à ne pas franchir, et plus j'y rapprochai mon visage et plus elles me donnèrent l'impression de se creuser, absorbant alors la lumière comme au fond d'une crevasse. Le louveteau allait-il essayer maladroitement de chevaucher la louve au cœur des ténèbres maritimes ? Tout se prêtait à un accouplement contre-culture, mais pas contre-nature : je n'étais pas son fils et elle n'était pas ma mère, et nous étions seuls au milieu de la plage, au milieu de la nuit, entourés d'un silence que seule la houle gênait très légèrement.

L'accouplement

Je commençai à retenir mon souffle comme si j'étais sur le point de plonger dans la fosse des Mariannes. Je m'apprêtai à l'embrasser avec toute l'excitation et l'angoisse du moment. Mais arrivé à une distance de sa bouche qui élimine toute autre issue que celle du baiser – elle se redressa subitement et fonça courir tête la première dans le trou noir sur lequel quelques oiseaux de nuit et des vagues pêle-mêle flottaient anxieusement. La mer étant retirée au plus bas de l'horizon, elle courut sans perdre haleine ou comme une folle à lier ou comme une Amazone attaquant l'envahisseur oui. Je vis sa silhouette à demi vêtue s'évanouir progressivement dans le noir comme la neige fond au soleil. Mais que lui arrive-t-il ? De quel dessein malfaisant son corps est-il la proie ? Quel esprit malfaisant la possède donc ? Ahurie, sans toutefois que mon excitation fût entamée, ma pauvre tête était envahie par un sentiment d'étrangeté qui m'imposait de prendre le temps de réflexion que l'on prend devant une bizarrerie ébranlant momentanément nos convictions.

J'aurais été même moins surpris de voir apparaître une girafe au galop sur l'autoroute lors d'une nuit blanche que de voir cette femme gâtée par le temps et grisée par ma jeunesse sauter dans la mer en pleine nuit noire ! Et allait-elle ressortir de l'eau sur le dos d'un léviathan ? À ce moment-là plus rien n'avait de sens pour moi. Tout pouvait se passer. Au fond de mon esprit, le mot « irréel » se vidait puissamment et rapidement de sa « réalité ». Le sentiment d'impossible pâlissait jusqu'à disparition face au triomphe du tout-est-possible ! Ses cris au loin m'arrachèrent à mes méditations, ses « Elle est bonne ! Viens me rejoindre, ne crains rien ! » (sans plus aucune façon altière) soumettaient au silence mes interrogations grandissantes sur le sens des choses et du Monde. Naturellement, mais immoralement, je vins la rejoindre dans l'eau trouble. Après une course olympique, après l'avoir perdue des yeux deux ou trois fois, car elle se plaisait à être confondue avec la sirène qui plonge, apparaît, replonge et réapparaît à la seule fin de rendre fou le marin, à mon tour je m'enfonçai dans la brume, à la surface des eaux (l’eau trouble s’étant entre-temps divisée en plusieurs). Chemin faisant, il me fut impossible d'éviter la morsure du froid que certaines vagues en touchant ma nuque provoquèrent. De même, je ne pus éviter le sable vaseux qui, en connivence avec des monceaux d'algues et un essaim de bestioles à la forme invisible mais au bourdonnement attaquant mes sens, retenait mes pieds et avec une force maritime rendant ridicule désormais, la force du feu, de l'air et de la terre… ! La puissance de l'eau était souveraine !

Je marchais sans savoir ce que je heurtais au fond ; je voyais sans distinguer véritablement les ombres évanescentes qui se dessinaient tantôt obscurément tantôt clairement sous la face éclatante de la pleine lune ; je respirais, enfin, sans m'apercevoir que le froid rompait le rythme et gênait mes poumons de me donner à présent la force nécessaire pour la retrouver en courant. Elle était seulement à quelques centimètres de moi. Mais cette infime distance me paraissait aussi espacée qu'un astre à un autre. Sans trop savoir comment, mon corps étant resté immobile, noyé dans l'incongruité de la situation, elle arriva dans mes bras au moment où je regardais au loin une vague happant impétueusement un rocher éprouvé de ses assauts répétés. « Tout va bien ? Tu n'as pas l'air très bien ?» me fit-elle tout en contenant des rires qui me donnèrent réellement la chair de poule. Je lui répondis « que ça va, que c'était juste le froid qui... » elle m'embrassa violemment, congédia le peu de mots que j'arrivais encore mais avec peine à exprimer et sollicita, à mon corps défendant, ma langue de se mettre à danser avec la sienne.

Elle devint...elle... quoi ! Elle... Elle se transforma d'un coup sec et mat en pieuvre ! Et à la peau remarquablement ridée ! La… comment dire… la chose disons commença à m'entourer de ses tentacules aux bijoux et à l'alliance branlants ! Sa silhouette me paraissait grossir, grossir au point que son maillot noir céda bientôt à la pression de ses aspérités (poitrine, poignées d'amour, fesses) et qui allèrent en augmentant, défiant ainsi toute loi naturelle ! Il était évident qu'elle n'avait plus aucune gêne et que son parti était définitivement pris : me dévorer avec ses dents acérées, monstrueuses, inhumaines. Mon excitation tourna instamment au dégoût comme un œuf frais tourne à la pourriture sans transition aucune. Devais-je la pénétrer ? Devais-je faire ce qu'elle exigeait de moi ? Hein ? Devais-je vraiment engouffrer l'extrémité de mon membre au fond de la béance que ses cuisses écartées permettaient d'entrevoir ? Son corps en forme d'étoile, accompagné de ce halo qui captura toute la lumière du Monde – Monde en souffrance du roulis d’une mer de plus en plus déchaînée – ; et me pria elle pour que mon corps à moi jaillisse de l'eau, bondisse sur elle et, à la manière de la queue du grand blanc, que ma queue à moi frappât la surface de l'eau dans cette rage et folle volonté que les éclaboussures pussent la submerger de l'écume et de la chaleur qu'elle désirait ardemment !

Seul, seul dans cet étrange bain embryonnaire où mes hurlements, où mes «au secours » s'échouèrent avec les poissons morts et méduses crevées sur le rivage recrachés par la grande et terrifiante mer ! Je crus vraiment retomber dans l'enfance, dans ces temps où l'impuissance de tous ordres frappait d’une queue puissante le petit garçon que j'étais. Ma tête tournait frénétiquement comme un œil tournerait maladivement au cœur d'un manège meurtrier. Je voyais flou et je sentais de moins en moins le froid glacial, l'appel à demeurer enlisé au fond de l'eau. Je ne sentais plus que l'enveloppe brûlante avec laquelle son corps me resserrait aussi perfidement, libidineusement, qu'un serpent forçant son étreinte sur un petit rongeur aux yeux bientôt exorbités. Mon corps en effet perdait de sa consistance, de sa fermeté, de sa puissance... Je me transformais peu à peu en une espèce de mollusque. Et puis, tout devint flasque (à l’exclusion de mon membre viril, qui restait lui incorruptiblement tendu).

Et la pieuvre se cramponnait à ce qui fait de moi un homme comme un déficient s'accrochant au bord d'une falaise suspendu dans le vide. Et les va-et-vient s'accéléraient sous le grondement d'abord et les éclairs ensuite d'un orage inconnu des hommes d'aujourd'hui. Ma transformation visqueuse redoubla.

Et au moment où mon sexe allait exploser d'écume, au moment où la jouissance allait se déverser partout, sur et dans la mer – ma queue, ma virilité, ma saillie ! – soudain tout, tout s'amollit en ce qui donnait l'apparence d'une espèce de long bout de gélatine, ou de plastique, mi-solide mi-liquide. Ce truc se rétrécissait sur lui-même, un peu comme l'escargot dans sa coquille ; formant de cette manière un cercle à jamais fermé à la femme-pieuvre – cette chose – au cœur de cette nuit infernale.

La culpabilité

Je sortis de l'eau, regardai derrière moi comme le fit Orphée. Personne, sinon un aileron qui s'en allait disparaître par-delà la lisière que trace géométriquement la mer à l'horizon. J'étais seul. Le soleil commençait à se lever, charriant dans sa course oiseaux vermeils et touristes à chapeau blanc. Tout l'enthousiasme chassait le peu d'obscurité qui avait illuminé ma nuit. Je repartis chez moi.
Rien ne paraissait changé, excepté peut-être un terrible mal de tête qui m'assaillait par d'intenses escarmouches mais sans jamais me déclarer clairement la guerre. Il restait supportable. Le type de mal brouillant les souvenirs, étirant le temps comme on défigurerait à l'infini la physionomie de la pâte à modeler mais sans pour autant créer au fond de réelle douleur, donnant même, d'une certaine façon, un plaisir inavoué.
Cependant, je sentis une gêne entre mes jambes. Alors, chez moi, face à mon miroir, je me mis nu et remarquai sur mon sexe retiré de sous mes « bourses » une espèce de ride. Elle me semblait de près une sorte de sourire, narquois, me lorgnant de ses extrémités et, pour cette raison, non dépourvue de perfidie. Elle porterait, je le compris intuitivement, le témoignage à jamais gravé sur ma peau – en l'occurrence inscrit sur une zone érogène, intime. Nuit où je faillis céder à une séduisante mais vielle sirène de loin ; nuit affreuse où cette chose tenta tout simplement de me dévorer. J'y survécus et cette ride en porterait à jamais la trace, la marque de la culpabilité – coupable des palpitations et de la sueur que mon désir de transgression provoqua à la vue, au regard, au toucher !, de cette vieille femme.
Aujourd'hui il fait jour, il fait beau. Je regarde par la fenêtre et je suis ébloui, ébloui par la beauté du ciel d'azur. Et je sais que cet été, tant qu'il fera clair et ensoleillé, sera tout magnifique. Mais je sais aussi que je vais devoir affronter encore bien des nuits.

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