Lettre à moi-même

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Préface à toi, nous

À toi, moi, je m’en vais te donner à ruminer la cinquième de tes quatre vérités encore jamais dite, car jamais ne peut se dire : tel le silence en tant que mot, elle, cette vérité, s’annule au moment même où elle tente de se dire. C’est pourquoi il me faudra ruser pour tenter de la dire autrement. À moi, toi, nous : l’étranger devenu familier.

Dans cette lettre, je feindrai de vous tutoyer pour mieux vous donner l’illusion que ma sympathie est vôtre ; dans les ténèbres du noir de mon encre, toujours, je me garderai dans mon avancée, du moins ouvertement, de vous rudoyer ; dans ce mal-être, qui est le tien, le nôtre, je ruserai familièrement en affectant une distance avec toi, vous. Mon visage est le tien, mes rides vos sourires, mes rires ta toux. Alors, pour te tuer, si l’envie m'en prenait, je n’aurais qu’à étrangler mon cou de mes deux mains.

Ta marche, ta course, ton regard aussi étranges que familiers pour moi... Tout chez toi oblique, tout court vers la verticale, glisse à la diagonale, chaloupe sur un flot infernal car invisible ; tout chez nous surfe à la crête homérique d’une incessante vague devenue avec le temps proverbiale, tant elle est forte, tant elle est bleue. Voilà pourquoi tu ne peux comprendre les choses que de travers. Voilà pourquoi ce sera avec des mots de côté que je poursuivrai tes pas chassés dans la forêt de mes impressions, de tes manifestations, de nos lamentations. Sache que je t’adore oui… ! Euh… Non ! Que je ne t’aime pas plutôt (foutu lapsus dont à coup sûr tu es complice...) et que le ressentiment est le mobile de ma traque, ça oui. Sache enfin que, si je fais tout ça, c’est uniquement pour ne plus avoir à fuir mon ombre à la lumière du jour présent.

Quand dire, c’est (dé)faire

Austin est un diablotin au visage d’ange

Cher Unheimliche,

C’est avec une certaine solennité que j’ai pris la résolution de m’adresser à toi avec ce par quoi tu existes : des mots. De même que le soleil (re)naît chaque fois que j’ouvre les yeux, de même, toi, tu surgis dès que je te dis. Tu adviens quand je te nomme. Tu descends du ciel quand je te somme. Tu te fais l’expression d’un acte performatif. Tu te fais l’écho d’un murmure superlatif. Tu es l’œuvre de ce que ma langue a parachevé dans la palette colorée de mon être. Tu trahis le secret de tes ambitions quand j’apprends à mon corps défendant quelles sont tes intentions – tandis que je t’ai moi, "performé", t’ai permis de voir le jour et de parler la nuit, voilà que toi, pour seul remerciement, l’idée, non de me “performer” à ton tour, non de me (ré)inventer au travers d’une noble dialectique s’envolant dans les cieux, mais voilà que l’idée de me "perforer", de me trouer de l’intérieur te vient à l’esprit ! Après ça, ose encore te récrier des maléfices, qui après un temps se retournent contre le sorcier qui les a jetés ! Ne prends pas l’air choqué. Tu n’es pas mieux.

Toujours tu surgis de l’ombrage au moment même où je pensais te tenir à distance, toujours tu rugis à l’instant précis où je me croyais sauf dans une clairière de silence. Quand tes tentacules de mains brisent la terre du dessous : alors, tout devient noir, tout devient bruit en moi. Et c’est en essayant de fuir ce tapage nocturne que j’en amplifie les effets démoniaques. Ainsi, telle la malédiction d’Œdipe, c’est en t’évitant que je te réalise, en te fuyant que je me cogne à toi, en te semant que je te récolte ! C'est en accélérant dans un sens inverse que je me prends les pieds dans tes mains, oui.

Le silence revenu d’entre les morts, la lumière de retour de son exil et je reprends moi, le gouvernail de ma barque – et alors les ténèbres et les rats quittent le navire et alors emportant entre tes dents à la fois lambeaux de ma chair et lambeaux de ma joie quotidienne tu disparais pendant un temps. Mais, dans les tiédeurs de ces accalmies, Troué je demeure, ma sève se meurt, et dans ces trous, la frustration s’élève. Dans ces moments, je m’enracine dans l’angoisse de ta réapparition. Car l'attente, que je ne te le répète pas !, c’est l’angoisse. Pourquoi à chaque fois ces arrivées bruyantes à l’improviste ? Pourquoi toujours ces piétinements de tes mains sur un corps qui pourtant t’appartient, nous appartient ?! N’oublie pas que tes larmes sont mes rires et mes rires tes larmes... Tu es mon image inversée d’un miroir qui nous sert à tout deux de corps.

Il suffit que je danse pour que tu m’envoies la pluie, que je ris pour que tu m’envoies des dieux en colère ! Tu cherches constamment à me déplaire. Mais, je le répète, pourquoi ? Pourquoi tout cela ? Hein ? C’est, je crois – non, j'en suis sûr en fait –, c'est quand je te pose une question que tu me réponds par un silence et c’est quand je dialogue avec le silence qu’il est question que tu (ré)agisses sans même rougir de n'avoir point d'idée de repentance ! Ton cheval de bataille à toi, c’est donc l’antithèse (tranchante, dois-je ajouter). Eh bien sache que moi, le mien d'animal prend plutôt l’allure d’un cheval de Troie : l’anaphore comme arme fatale. J’aime à patienter dans la répétition d’un terme déjà mille fois entendu. Dans cette attente, et sous les fourreaux de belles phrases et des effets de style offerts, ainsi j’aiguise mes armes.

L'Homme est un loup pour l'Homme

Plaute est le ventriloque, celui qui se cache quand il fait parler sa marionnette, Hobbes.

Quand tu surgis, tu es partout et nulle part : tes yeux se forment, menaçants, dans les débris charriés par le vent. Dans l’éternuement de la nature : la poussière se lève et tes yeux m'achèvent d'un foudroiement ! Le bourdonnement d’une mouche invisible se fait l’interprète audacieux de ta voix intraduisible et alors, je frissonne. Je l’entends. Ton haleine, je la sens dans la bouche d’une personne qui me veut du mal. Présent, tu l’étais l’autre jour, dans une assemblée d’écoliers me proposant par hasard, et par trop gentiment surtout, de me servir un verre de grenadine – couleur sang. Dame adrénaline m'injecte son poison sous l'ombre de la menace de mort qui est partout dans mon âme ! Protée diabolique ! Tu es partout sous tous les masques ! Mais sans jamais dire ton nom ; saloperie.

Hier encore, je n’avais pas encore 20 ans que tu me sifflais, par l’intermédiaire d’une casserole qui bouillait alors inexplicablement, sans eau, sans rien, dans ma cuisine où les couteaux se noient dans un évier jamais vidé, que j’allais mourir du haut d’un talus à peine plus haut qu’un enfant de 5 ans. Tu me prédisais donc une mort facile, mais surtout, ridicule, humiliante. Tu veux ma chute, tu veux que mes espoirs brûlent, tu veux que ma gueule d’ange se noircisse dans les cendres de mes ailes ! Tu veux que je te rejoigne sous terre, tu veux que ma chair, qui aspire pourtant encore à parader devant le soleil, soit mangée avant l’Heure par les vers dans un sommeil éternel ! Odieux, que tu es ! vil, tu veux donc me tuer. Le Cardinal de Richelieu épiait le peuple à son insu. Pour ma part, je te sais, je sais que tu me surveilles, toujours à l'affût.

Je t’ai vu t’emparer de la bonhommie de cet homme. Oui, hier soir, alors que je regardais dehors la poussette que ses mains paternelles rejetaient d’un mouvement continu vers l’avant, tu partis soudain d'un pas guerrier à la conquête de l'éternel : au moment où ses yeux rencontrèrent les miens, le coup de feu fut donné pour la gloire d'être comme Dieu – tenir ses assises dans la demeure de l'Homme. Comme le village médiéval de celui, voisin, tout juste incendié par des pyromanes de profession, je me trouvais, moi, dans l’attente anxieuse que ta cavalerie hennisse dans ma direction – avec, pour seule expression de faciès, la flamme dans l’œil, et pour seul motivation, de bassesse, le feu jeté sur moi. Dans l’imminence du danger, le tocsin de mon for intérieur se mit à retentir ; les fantassins sur les remparts, les prêtres priant à genoux, mon petit monde intérieur se croyait prêt pour la riposte – mais alors à l’homme à la poussette de surgir avec un regard qui me fit l’effet d’une lame froide se réchauffant peu à peu sous la sueur de ma peau transpercée. Et, ce jour-là, c’en fut fini de moi : il fit nuit en plein jour. Je t'entends rire...

Le Génie des origines

Le roi dansera avec ses chaînes à la cour du bouffon vengeur !

Adversaire, tu m’as toujours appris à reconnaître, dans ma chair jusqu’à mes os, à quelle engeance j’appartenais en réalité : race d’or, supérieure entre toutes, âge des Héros chez Hésiode !

À la seconde où je suis né, l’air ne me venant pas, le cri alors contenu au fond de mes entrailles, je pris la décision de mener la révolte dans le silence. Les ténèbres précipitées sur mes yeux à la paupière en peine de se lever, l’obscurité d’où je sortais la seconde d’avant me rappela de toutes ses forces à la retrouver comme le ferait une mère avec son fils loin de son giron pendant trop longtemps. L’hésitation fut longue. L’univers ne savait encore quelle allure prendre pour moi. Les larmes s’échappèrent de mes deux petits globes cependant que la vie s’agitait à leur surface. D’un feu follet à l’autre, la vie “luminait” à toute vitesse au-dessus de mes petits yeux noirs, telle la luciole convulsant à la face d’une mer dressée, hérissée de toutes ses vagues. Je balançai entre mort et vie, Thanatos Eros, entre obscurité et lumière ; quand, tout d’à coup, le halo apparut, pour bientôt laisser place à l’étoile qui célébrerait la victoire de la lumière ! Mais l’étoile était filante : à peine apparue qu’elle disparut. La vie se déchira d’un cri pendant que je demeurai moi, silencieux dans mes prières. Mes yeux brûlèrent d’abord, puis louchèrent peu après sur la grande lame de celle qu'on appelle faucheuse, jusqu’à s’évanouir, enfin, dans le trop de noir qui broutait, dents acérées, le champ de ma pauvre vision.

Vivre est une lutte. Nous sommes, nous, des survivants du Chaos d’où l’on vient et de ses cris de misère qui n’ont de cesse, tout au long de notre peine sur terre, de nous rappeler.

Je pris le parti de vivre. une chose en moi, d’éminemment puissante, étrangère, d’éminemment téméraire, folle ! jeta mes paupières en arrière et mes yeux s’ouvrirent avec un éclat qui ne mentait plus : la vie. Et ce fut dans un même souffle que mon cri te mit au monde et que ta vengeance de naître fit redoubler l’intensité de mon cri. Le bruit fut d'enfer. Une guerre entre dieux de même corps avait débuté dans l’ombre. Et elle se poursuivrait désormais dans les foudres du ciel, que seule notre colère l'un contre l'autre nous donnerait à voir. Je compris alors que j’appartenais à une autre race, une solaire, mais bipolaire, dérangée ; une qui s’envolerait du ciel des hommes pour atteindre celui du grand Homère !

Petit garçon, mes yeux photographièrent la surface de ce monde d’enfance – en proie à la nostalgie des temps où, nourrisson, je peignais encore sa profondeur. De mes mains d’enfant j’imprimai les roches marines de petites secousses avec l’intention que le fruit des origines y tombe, avec le désespoir qu’elles me livrent le bonheur, le secret de leurs ancêtres : les graviers, les grains de sable, les étoiles...

Je ne t'entends plus maintenant. Ni tes soupirs ni même tes rires. Que t'arrive-t-il tout d'à coup ? Après tout, tant mieux ! Je ne vais pas m'en plaindre. Poursuivons alors la digression, avant que l'harmonie entre nous s'évanouît.

Aujourd'hui, et demain, malheur aux arbres qui pleurent et pleureront des larmes de séquoia dans une obscurité sans étoiles ! Malheur aux chiens à trois pattes qui aboient et aboieront au clair de lune, malheur aux marrons qui roulent et rouleront sous la révérence d’un sol qui aux origines n’était pas pleureur ! À croire que la terre est redevenue plate et que c’est après avoir fui les honneurs ( d'on ne sait qui ? ) qu’elle penche maintenant plein de sueur d’un côté... Alors que, oui, au temps des commencements, il en allait tout autrement pour ces témoins silencieux du passé : bonheur au sol debout qui riait aux éclats et aux arbres d’automne mais d’humeur toujours estivale et qui ne perdaient pas plus de feuilles que de temps à pleurer les jours passés ! Bonheur encore aux races canines qui s’ébattaient tous de concert à la face d’un soleil éternel ! ( Loin encore du jugement dernier humain, et dont le marteau décrétera le paradis en vérité pour peu – l’indifférence, la vie à l’état sauvage – et l’enfer pour tous les autres – la muselière, la niche, le servage.)

Petit garçon, je vivais dans un monde qui ne m’appartenait pas, qui ne méritait pas mes hommages. De même que l’oiseau pris en otage dans une cage où seuls les chants arrivent à passer au travers des barreaux, de même que mon corps enchaîné au carcan terrestre enviait la nuée de mes songes s’envolant par-delà le dôme et de ses orages qui me retenait prisonnier.

Vouloir naître relève d’un choix, grandir d'une nécessité. Depuis les berges célestes d’un paradis perdu, tes mains me poussent, ô génie vengeur ! Et d'un saut de l’ange, je tombe dans le foin de la grande charrette des hommes charriée par trois gargouilles d’un âge ancien.

Adieu, ô origines... ! À peine plus haut que trois pommes, petit garçon, je pris conscience des rouages d’une tragédie qui se jouait et se jouerait ad infinitum sur le théâtre du monde.

Holocauste

Je ne croirai qu’en des dieux qui dansent et je maudirai ceux qui la main sur le ventre ont grand appétit !

À présent, je suis grand. Un homme, dirait sans grande assurance ma mère. Un vrai homme, diraient avec assurance mais ironie mes frères et sœurs. Je ne suis rien. En réalité, je suis ce que tu as voulu que je devienne : une ombre qui s’enroule dans une couverture sociale, une transcendance timide qui se cache dans les coulisses du masque de la convenance ( persona ). C’est ça : je ne suis littéralement personne.

Suis-je en réalité un génie ? Ou ne suis-je qu’un homme qui à force de solitude s’est convaincu d’avoir le génie d’un autre : celui des auteurs à qui mes yeux ont prêté allégeance. Qui suis-je en réalité ? Peux-tu au moins me le dire ? Quoi qu’il en soit, la solitude à laquelle, toi, tu m’as destiné, m’a rendu spécial.

Mon père fait une sieste, voilà plusieurs décades de mois. Pleurs. Regard. Pleurs. Souvenir. Démence. Regard. Mort. Je dis sieste, car j’espère, vois-tu, qu’il se réveille et frappe à la porte de chez moi. Ainsi nous l’accueillerons, nous festoierons ! Nous danserons ! Encore et encore ! Ainsi la nuit de fête ne connaîtra plus jamais l’aube ! Le soleil ne se lèvera plus ! Et les verres seront sans cesse remplis et la nuit éternelle ! Nous rirons de se revoir et rirons plus encore de s’être quelque temps oubliés ! Ce serait beau ! Ne penses-tu pas ?

« Je ne croirai qu’en des dieux qui dansent » (le pluriel est de mon propre cru comme tu sais), avais-je lu quelque part chez Nietzsche. Mon père est devenu un dieu qui danse à la crête du mont Blanc – montagne que seul son imaginaire aura réussi, de son vivant, à fouler ! Aujourd’hui, il est mort. Mangé par les vers, ignoré par nous. Loi du talion : Alzheimer l’avait poussé à nous oublier. À nous alors, descendance, de lui rendre la pareille avec l’esprit de vengeance si coutume aux orphelins qui restent à attendre seuls sur terre on ne se sait quoi, en l'oubliant à notre tour.

Le vieux de la petite horde est définitivement mort, certes ; les flammes ont consumé sa chair, certes ; et les charognards ont depuis lors consommé jusqu’à son âme sous l'oeil rieur de dieux marginaux qui la main sur le ventre ont grand appétit, certes aussi. J'aimerais toutefois, sous le contrôle de mon, notre imaginaire, te rappeler ce qu’on lui a fait ( cependant en vain puis-je affirmer aujourd’hui).

Alors que mon père manquait d’air, presque inerte, les ombres – de près comme de loin, de côté comme de face, partout ! – imitèrent par derrière ce que tes intentions, s’exerçant par mes membres, tentèrent de démembrer : son corps étouffé par le nôtre, sa poitrine échauffée par la nôtre en même temps que ses larmes répondirent aux miennes... Et bien qu’il accusait des bleus à force de coups, ce même corps n’exauçait pour autant toujours pas ton, notre souhait qu’il soit malléable à loisir : c'est-à-dire qu’il devienne tendre, poussière et enfin, oublié. Non, rien. Alors, le feu. « Le feu anéantira tout ! » m’as-tu murmuré. Te souviens-tu ? Quand, sorties du noir de ma colère, tes dents, et ce au travers d’un sourire, précédèrent ce que ta main bientôt me tendit – une torche – ; rappelle-toi après comment mon père a dansé au rythme des flammes ! C’était quelque chose, hein ? Mémorable ?! Déplorable oui !

Une fois encore, tu m’as menti. Mon père n'est plus et mon mal est toujours là. Tu m’avais pourtant assuré qu’une fois l'homme m'ayant infligé la vie, mort, alors, vengé, je pourrais enfin embrasser les lèvres d’une condition supérieure... Ah ! Tu t’es encore joué de moi ! Encore ! Et voilà en plus que tu recommences à ricaner ! Mais attends un peu. Attends que je t'écrive une autre lettre, le moment venu – histoire d'en découdre une bonne fois pour toutes.

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