L'art de l'ignorance - ou la crise du Covid

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Je ne suis pas médecin mais...

Le flambeau éclairant de la science s’éteint à l’allure d’un cheval au galop. La science se meurt. À son enterrement, pour seuls témoins, vêtus de noir : le vieux philosophe et le révolté éclairé, le père sachant et le fils rebelle. Eux seuls pleurent la mort en devenir de la lumière scientifique. Les médias et l’opinion commune, présidés par l’ignorance, ont ravi ce flambeau mais sans avoir rallumé la flamme ! Ils tentent même de la raviver avec de l’eau ! Plongés qu’ils sont dans un obscurantisme au fond pris pour le plafond, au bas pris pour le haut... On n’y voit plus rien. Le fil d’Ariane, tissé par la Raison, a été rompu par le ciseau des Moires, affûté par l'ignorance ! C’est un flambeau noir comme la nuit. Un qui éblouit obscurément mais qui n’éclaire pas. Et qui en font les frais ? Les aveugles au sourire s'ouvrant davantage que l'esprit, ceux d'une cécité particulière. Aux yeux plongés dans l’obscurité de cette engeance la science est ce nouveau chat noir, après la religion, qu’il faut planter d’un balai à la pointe tranchante ! Darwin a chanté un matin : « Il ne restera ce soir que les meilleurs mes amis ! ». Et qu’ont-ils fait ? Ils ont jeté le savant sur le feu grégeois, sur l’autodafé de ses livres ! (« Darwin est dépassé » martèlent-ils…). Ces ignorants ne veulent surtout pas que les meilleurs survivent. Ils veulent à tout prix et contre toute valeur sonner l’avènement du faible transformé en fort – que le plus petit devienne le plus grand ! Que Nietzsche se retourne dans sa tombe oui !

Le vampire ne supporte pas plus la vue de la lumière extérieure que l’ignorant ne peut souffrir celle intérieure. Et pire encore que « ses yeux de Lyncée qui ne brillent que dans les ténèbres », il prend les ombres chinoises, le reflet sur la Caverne, pour la lumière universelle.

Mais qui sont donc ces gens qui se réchauffent dans le froid de la nuit ? Faisons, pour le savoir, comme le Romain Sylla – procédons à une proscription pour que la rue devienne leur tombeau à ciel ouvert. Ces gens, ce sont ces enfants nés de la relation incestueuse d'une forme de nihilisme et de l’ignorance. Ces gens, ce sont ces orphelins abandonnés sur les aires d’une sorte d'autoroute montant en spirale – à destination d'une pesanteur qui aurait fait signe vers le sens (« L'homme sans gravité » de Melman s’appesantit finalement, s'équilibre dans le déséquilibre d'ici-bas). Ces gens, ce sont encore ces illuminés devenus optimistes (la bêtise accrue aidant) par la négation que produit l’hématophobie à la vue sanglante de notre Histoire (« Je crois que l’homme est bon, je le crois car je ne veux pas voir que l’Histoire navigue sur le sang des innombrables victimes »). Être végétatif mais sans branches, ni tronc. Être Déraciné. Et ce type-là lévite au-dessus de l’abîme du réel. Sur sa chimère, il ne souhaite alors plus poser pied à terre. Homme oui, sans gravité. La filiation est donc congédiée au profit de l'ennoblissement de l'instant. De ce fait : « Ah quoi bon étudier l’Histoire ? Le passé c’est le passé, il faut vivre dans le présent ! ». Parricide par la mémoire, incestueux par l’accouplement au sein de la même famille entre, soulignons-le, nihilisme et ignorance (comme une espèce de labrador mal léché guidant son maître aveugle – l'ignorance aux yeux atrophiés). En somme, cet homme délesté du poids du réel préfère se raconter des histoires que l’Histoire, la croyance au savoir.

Le feu a été volé ! Le feu a été voilé d’un tamis humide ! Mais où se trouve le voleur encapuchonné ? Mais où est donc ce Prométhée des temps modernes ? Se cache-t-il ? Nullement. Sans vêtements et au sourire qui dénonce l’absence de ses dents. Édenté et nu, il est là, bras ballants et morve qui coule. Aurait-il eu les joues s’empourprant de honte d’être nu, aurait-on à la rigueur pardonné ses impairs. Nullement. Il est là, nu, fier, défiant la science de son air bovin, air hébété ! Et hurle pour se faire entendre et mord pour se faire écouter. Il est là juste sous les yeux de ceux qui voient. Le feu oui, la lumière de la science se meurt sous le dôme aqueux de l’humide et moite ignorance d’aujourd’hui. Mais de quel strabisme souffre-t-elle donc cette ignorance d’aujourd’hui ? Sur quel objet particulier louche-t-elle avec toute l’énergie d’un personnage de Steinbeck écrasant une souris entre ses mains tout en pensant pourtant bien faire... Hein sur quoi ?

Ces gens louchent sur le coronavirus. Ils musellent penseurs et scientifiques et jettent dans la porcherie leurs livres quand il y a déjà foule au bûcher. Mais pourquoi font-ils donc cela ? Pourquoi hurlent-ils aux théories du complot ? Pourquoi sont-ils si réfractaires au vaccin ? (« Je ne suis pas médecin mais j’ai un ami d’un ami qui connaît le frère d’un cousin qui connaît lui-même un médecin qui dit que le vaccin est peut-être dangereux. »). La peur, aussi grande soit-elle, ne conférera jamais une légitimité au discours. J’ai moi-même, pour la confession, perdu des proches, mon père, à cause de ce virus ; est-ce que la douleur me donne pour autant accès à une plus grande vérité en la matière ? Non, certainement pas. Je ne suis pas un scientifique et ma peur, en elle-même, ne m’ouvrira jamais les portes d’une vérité révélée. L'ultracrépidarianisme est, comme l'a bien défini Etienne Klein, cet « art » répandu consistant à donner son avis sur des sujets qui dépassent de loin les compétences de celui qui les dit. Le complotisme, en effet. Or gardons bien à l’esprit que le coronavirus relève d’un champ de connaissance qui lui-même requiert des compétences précises et acquises au gré du temps (études sur des années…). Mais pour ceux-là, ces ignorants, qui hurlent d’autant plus fort qu’ils manquent cruellement de connaissance – sur quoi se reposent-ils au juste ? Quels sont leurs procédés utilisés ? La tempête superstitieuse enneigeant l’esprit, quelle est-elle ? Soumettons donc à l’épreuve leur pudeur pour le savoir. Mettons à nu leurs trois procédés principaux, ceux-là même se cachant sous l’attrait d’une vérité soi-disant scientifique.

Savoir par la négation

Il ne s’agit pas de prouver ce qui est, mais de prouver qu’ils, les complotistes, ont tort. C’est donc sinon toujours, du moins très souvent, un procédé perfidement irréfutable ; un qui échappe à la falsifiabilité conçue par le philosophe des sciences Karl Popper (« Est une hypothèse dite scientifique si elle peut être logiquement contredite par un test empirique »). C’est comme si je vous dis par exemple que la vie des extra-terrestres existe pour preuve qu’il vous est impossible de prouver l’inverse, de me donner tort. Les complotistes ne font pas autre chose. Ils affirment par exemple que le gouvernement a de mauvaises intentions pour preuve qu’il est impossible de prouver l’inverse, de leur donner tort (inversion éhontée de la charge de la preuve). Ainsi, et par ailleurs, remarquons qu’ils procèdent, non avec la présomption d’innocence, mais avec la "présomption de culpabilité" si l'on puit dire. Et ce savoir par la négation trouve son apparence de légitimité dans l’ombre (métaphore de l’occulte) étant perçue alors pour eux comme une lumière (métaphore du savoir), au point où leur candeur, doublée d’une relative paranoïa, chasse d’un balai tranchant (toujours le même) la raison elle-même. Du reste, ce savoir par la négation peut même apporter la réponse à l’interrogation (complotiste) « que l’on ne nous dit pas tout ». Plaisons-nous à nous figurer maintenant cette ombre comme s’apparentant, eu égard à ce procédé négatif, au spectre d’Hamlet : ainsi, attendant qu’on prouve qu’il n’est pas, qu’on donne tort à son existence, mais jusqu’à preuve du contraire, il existe et existera alors bel et bien. En somme le linceul que cette ombre, cette négation pose sur l’esprit, peut conduire à une espèce de scepticisme délirant qui consiste à tout mettre en doute jusqu’au doute lui-même, ce qui fonde à leurs yeux vitreux un pseudo-savoir.

Savoir ex nihilo

L’absence de preuve devient la preuve de l’absence chez le complotiste (merci à Hubert Reeves pour l'expression). Dans sa para-logique (sa rhétorique biaisée), le « quelque chose », l’être-là, peut procéder du rien, du néant. Ainsi donc, c’est bien un savoir dont la naissance procède du vide. Edgar Allan Poe n’écrivait-il pas d'ailleurs « qu’il est plus facile de nier ce qui est, et d’expliquer ce qui n’est pas » ? Le rapport causal est condamné à la renverse au profit d’une sorte de rapport acausal. De sorte qu'il y a éviction du rapport de l’effet et de la cause mais tout en conservant l’apparence de causalité, ce qui, de fait et par la suite, mène à une curieuse conviction pour eux d’un rapport causal (pire encore que l’inversion de la charge de la preuve – négation de la négation). De sorte encore que la cause se confond avec l'effet (auto-engendrement) mais sans se « présentifier », sans daigner se nommer ainsi à la lumière de la conscience. Elle, la cause, n’est ou n’est pas – cela revient finalement au même (espèce de parthénogenèse discursive se dissimulant à grand-peine sous les vociférations des complotistes…). Par exemple quand ils hurlent « qu’on ne sait pas tout, donc que l'on nous cache tout, donc on peut en conclure que le gouvernement intrigue contre nous… », il y a bien, selon toute apparence, une espèce de « syllogisme métonymique », c'est-à-dire une espèce de rapport en mouvement tout en prenant, chemin faisant, la cause pour l’effet, ou l’effet pour la cause, aboutissant à un faux-raisonnement – qui ne part de rien pour aller plus ou moins nulle part (errance de la pensée !). Dans ces circonstances, il appert que toute conviction naît de la tension entre la certitude en tant que non-savoir et le refus du savoir rationnel, scientifique – sous-tendue par la peur.

Rationalisation

La rationalisation, c’est la volonté, bon gré mal gré, de couvrir d’une apparence rationnelle ce qui n’appartient subjectivement et en réalité qu’à l’affect. Et l’expression privilégiée de la rationalisation est toujours agie par la passion – Ah ! la passion ! ô mer déchaînée ! qui dissimule ses grandes colorations, truculentes et indomptables, sous la teinte froide et terne mais apparemment convaincante d’un soi-disant argument ! Et conformément à la définition qu'en donne la psychanalyse, rationaliser, c’est projeter au dehors ce qui vient du dedans (mouvement univoque et violent de la psyché vers le réel perçu). De cela, et pour ce qui nous intéresse ici, il peut s’en suivre, comme c’est souvent le cas, un glissement du statut et de la valeur de l’argument en faveur de l’exemple. Ainsi l’exemple peut faire autorité sur l’argument chez le complotiste. Comme quand un pseudo-savant affirme que « Le vaccin est mauvais pour motif qu’il connaît un ami qui a eu de graves effets secondaires » – ceci a valeur pour lui d’argument, alors qu’il ne s’agit évidemment que d’un exemple au mieux. Le problème en plus, c’est que dans tout exemple, il y a toujours, forcément, le contre-exemple, Ce qui signifie que ce n'est évidemment pas fiable, simplement pas scientifique. Reste que la passion qu’entraîne le vaccin tend justement à se rationaliser au moyen d’un mode projectif en vue de la conjuration du Charybde de la peur, protégeant ainsi du Scylla de l’angoisse, et ce, à l’aide du vernis d’une phrase comme : « Les effets secondaires du vaccin sont conçus pour nous tuer, voilà pourquoi il vaut mieux ne pas être vacciné ! ». Soit dit au passage, pour rappel, la peur est l’objet perçu, l’angoisse l’objet a-perçu. Pour peu alors qu’un individu ait un peu de connaissance de la psyché humaine, il saura sans peine, en tout cas je le crois, interpréter cette phrase plus haut comme l’aveu selon lequel cette peur terrible n’est au fond que le miroir objectivé renvoyant l'image noire d'une angoisse de nature inconsciente, du moins dans ce qui est non-su (généralité plus prudente – trop de contempteurs de la psychanalyse dans les temps qui courent, méfions nous...). La passion, au final, qu’est-ce que c’est alors ? Presque pas grand-chose, sinon ce cheveu sur la langue qui empêche à la raison de s’exprimer clairement. La peur, et jouer avec la peur, voilà en définitive tout ce qui sous-tend la rhétorique complotiste !

Morale inactuelle

L’ignorance peut être positive en tant que moyen qui permet l’élévation (on naît fatalement dans l’obscurité à tout point de vue mais on quitte la mue de l’ignorance par l’appel du savoir), mais devient cependant négative quand elle est perçue comme une fin en soi – et termine par être, au comble du délire ( « dévier du sillon », prendre des chemins de traverse, n'est-ce pas), la garantie d’un supposé savoir accréditant fallacieusement ses enfants, les complotistes, par des procédés, vus plus haut, spécieux, pire encore, des procédés complètement biaisés. Et cette ignorance-là évidemment n’élève pas plus, ne construit pas plus qu’une Pénélope qui fait et défait sempiternellement sa couture. L’ignorance en tant que fin en soi ne peut être que stérile mais croit, comble de l’orgueil, se « fertiliser » grâce à cette stérilité. Serpent qui sans dents et se mordant quand même la queue pense décrocher sa mue afin de s’épanouir sans craindre cependant l’inefficacité de son (in)action circulaire. Et la conviction, ainsi mise en œuvre, permettrait la physionomie circulaire de l’ignorance... ? Ben voyons ! Comme dirait ce « cher » Eric Zemmour.

Ah ! Science à l’agonie... Stalagmite qui fond comme neige sous le soleil de l’ignorance... Que la science trouve enfin son oasis dans les esprits éclairés de demain : du vieux philosophe et du révolté éclairé ! Optons alors je vous prie pour l’appel à l’humilité. Faisons enfin confiance aux spécialistes (virologues). Nous n'avons pas le choix. Et retenons surtout cette sagesse latine : Sutor, ne supra crepidam. Traduction : Cordonnier, pas au-dessus de ta sandale, pas plus haut que ta sandale. Morale, inactuelle s'il en est, à retenir : occupe-toi seulement de ton domaine.


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