Saint Déjection de Pigeon et la Dame à 90°

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Il pleut à torrent, ça cogne contre les vitres du bus. Il pleut à torrent mais il fait si chaud et moite que cette foutue pluie se mélange à la transpiration. Mes cheveux collent sur mon front, dans ma nuque. Je sens de grosses gouttes rouler le long de mes tempes, que j'essuie avec ma manche déjà trempée. Les gens puent à 8h du matin sous une bonne couche de parfum Thierry Mugler. T'as aussi des restes de café dans l'haleine, avec cette amertume bien caractéristique qui colle à la langue, qui rend les dents rapeuses.

Un trajet de dix minutes pendant lesquelles on trouve le moyen de fusionner sa gueule à un écran de téléphone. Tu regardes défiler des gens gonflés sous stéroïdes, un gros qui s'enfile dix burgers bien dégoulinants, un cul sans visage, un visage sans cul, un chien rescapé, sans peau sur la tête, qui quémande de l'amour. Allez, ça dégage.

Autant regarder dehors. C'est fou le nombre de personnes qui se trimballe les orteils à l'air sous la pluie graisseuse. Elle colle à la peau, cette saleté de pluie, toute fraîche sur le goudron chaud.

"J'adore l'odeur de la pluie". Viens respirer l'odeur de la pluie là où j'habite, ça sens la pisse de Dieu et celle du soûlard du coin. Ta pisse et la mienne. Ça sent les relents de bitume poisseux, nettoyé à coup de gouttelettes, une à une, une rigole d'eau et de merde. "Ça sent bon la pluie". Ça sent rien d'autre que notre crasse accumulée ces trois dernières semaines de chaleur suintante, ça sent les fluides, et pas ceux qu'on aimerait se prendre dans la tronche. Quoi que, certains te diraient le contraire.

Je les aime bien, ces trajets en bus, et en même temps je les déteste. Tu dois certainement croiser tous les jours les mêmes personnes, mais impossible de te souvenir de leur visage. Chaque jour, des inconnus. On se ressemble tous avec nos airs de chien battu. Et les filles bien pomponnées avec leur petit parapluie bien replié, elles aussi elles ont toutes le même masque. Une couche de maquillage épaisse comme du papier mâché, des cheveux bien propres, bien tirés, rien qui dépasse, et qui respirent le butylphényl méthylpropional pour masquer l'odeur infecte de leur shampoing à quinze balles.

Tu te moques, mais elles ont une bonne allure. T'as l'air de revenir d'un technival à côté, c'est pas comme si t'avais encore dormi trois heures. T'as toujours l'air plus fraîche que ce pauvre vieux qui passe ses journées assis dans la merde de pigeon.

Dans le passage souterrain, celui en-dessous de La Poste, il y a un clochard qu'on croise tous les matins. Il est là, avec son sac plein de déchets, dans son tunnel, la gueule morose et le regard brumeux. Le vrai visage du martyr, le laissé pour compte, crucifié dans la fiente pour la grande cause du vide. Nous dans le bus, à respirer les autres, lui dehors, le cul au frais, à respirer sa propre chiasse, qui sent certainement pas la bonne chimie comme les cheveux laqués de la fille assise devant.

Il a son lit dans un renfoncement en hauteur, juste à côté de la sortie, à un carrefour où des milliers de voitures se croisent tous les jours. Un matelas de deux centimètres d'épaisseur sur quelques cartons moisis, un plaid rose bien gris, dans une alvéole qui ne permet ni de s'asseoir ni de s'allonger. Il arrive quand même à grimper là-haut, le vieux, il est plus en forme qu'il n'en a l'air.

Je me souviens d'un jour où des gars de la municipalité nettoyaient le passage à coup de karcher. Les fientes de pigeon volaient partout, mélangées à l'eau sous pression. Le sdf s'est retrouvé à devoir se lever avec son gros sac rempli d'affaires, poursuivi par les karchers, plus aucun endroit où se poser au sec dans ce bon vieux tunnel. Les enfoirés. Pas une parole, pas un regard, juste l'eau qui arrive à grand pas pour le déloger.

J'ai jamais vu quelqu'un lui parler. Seul. Il a toujours été seul, ce vieux clodo, avec son sac débordant de détritus, assis dans les crottes de pigeon. Et faut pas déconner, moi-même j'irai jamais. Je ne lui adresserai pas un mot. Vous trouvez ça choquant ? Allez vous faire mettre si vous attendez une justification, une fausse bonne excuse, ou si vous vous dites "elle aurait au moins pu faire ci ou ça".

"Moi j'aurai fait ci, moi j'aurai fait ça."

"Moi je, moi je, moi je".

Toi, ta gueule. Je ne ferai rien. Et toi non plus, t'as rien fait, à part ouvrir ta grande bouche béante ou balancer une pièce rouge de temps en temps, quand t'es pas trop pressé. Alors joue pas les moralisateurs. Personne n'a jamais rien fait, sinon on n'en serait pas là, et je suis pas un foutu messie. Il est 8h du mat et je colle, et tout le monde colle et pue, et on a tous hâte d'être à ce soir pour poser notre cul devant la télé. Alors le vieux et ses merdes de pigeon, qu'est-ce qu'on en a à foutre.

Arrêtons de faire semblant de nous préoccuper des autres quand on ignore une vieille en béquilles au lieu de lui céder notre place, quand on baisse les yeux face au quarantenaire qui trouve une gamine de quinze ans à son goût, ou quand on est incapable de ravaler notre venin une fois que le débile qui nous insupporte a tourné le dos. Tu le trouves feignant, idiot ou trop bruyant ? Dis lui en face, ou ferme bien le cloaque qui te sert à bégayer. Mais revenons-en à notre Saint Déjection de Pigeon.

Lui, c'est le clochard du matin, mais il y a aussi le clochard du soir. Je l'appelle le clochard à 90°, vous allez comprendre pourquoi. Celui-là, impossible de savoir si c'est celui ou celle. J'ai envie de dire que c'est un homme, mais la caissière de la supérette lui donne du "madame". Et comme il ou elle n'a jamais ouvert la bouche, on n'aura pas plus d'indice. Il porte une longue doudoune grise, ou marron, va savoir, et ce peu importe le temps qu'il fait. On est tous là à moitié à poil, en train de suer, et lui il est là, dans sa doudoune, par 35°C.

A l'inverse de l'autre, je ne l'ai jamais vu assis. Sauf à l'arrêt de bus, pour bouger encore et encore. Jamais au même endroit, impossible de savoir où on le trouvera. C'est peut-être bien une femme. Rester en mouvement pour fuir les prédateurs.

Elle, elle a plein de sacs, très lourds, qu'elle porte cassée en deux. Je ne l'ai jamais vue droite, toujours à 90°, la dame, idéale pour poser sa bière et son paquet de chips. A elle non plus, je ne lui ai jamais adressé la parole. Et je n'ai jamais proposé de l'aider à descendre ses quatre sacs dégueulasses quand elle sort du bus.

Je la regarde en camouflant ma pitié, et j'attends qu'elle s'en aille.

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