L'usine de haricots

6 minutes de lecture

 Juste avant de signer pour trois ans et de toucher mon petit salaire mensuel – un vrai de vrai salaire garanti, pas celui que tu touches à la mission entre deux disettes –, j'ai bossé dans une usine de haricots. Va savoir pourquoi j'ai fait ça au lieu de continuer à bosser dans l'animation et l'évènementiel comme je le faisais depuis mes dix-sept ans. Quoique, si, je peux exactement t'expliquer pourquoi.

 Dans les deux cas, tes pensées sont absorbées dans un vortex de conneries et d'attention, et quand tu te libères enfin du siphon, t'es trop crevé pour réfléchir à quoi que ce soit. L'avantage, c'est que tu fais les meilleures nuits de ta vie. L'inconvénient, c'est que tu n'as plus aucun moment pour t'ennuyer. Et l'ennui, c'est le meilleur catalyseur d'inspiration que tu pourras trouver. A associer avec la solitude, bien évidemment.

 La différence, c'est que dans l'évènementiel, tu dois te coltiner des adultes bien pires que les gosses. Entre ceux qui t'expliquent la vie, ceux qui te matent le cul, ceux qui exigent et ceux qui ont un peu trop besoin de compagnie, impossible de se poser deux secondes. Tu déguises ton envie de fuir derrière un sourire de façade et tu fais ce pour quoi t'es payé. Parce qu'au moins, ça paye bien.

 Alors que l'animation, tu passes ton temps à te marrer, à gueuler et à courir. Toujours dans l'action, à préparer des tartines de Nutella sur du pain sec, à torcher des gamins en détresse après un caca plus mou que d'habitude, à surveiller le petit Nathan qui a tendance à manger les graviers, à faire la morale aux petites connes qui harcèlent la pestiférée de la cours de récré, à préparer le prochain jeu ou à répondre aux :

"Tu peux me montrer comment on fait une cocotte en papier ?"

"Tu sais que chez nous, on a un bassin, et mon frère est tombé dedans ?"

"Regarde-moi mettre mes doigts dans la prise, regarde comment je fais du toboggan, regarde-ci, regarde-ça."

 Ils sont super, ces gamins. Je préfère mille fois les minots à tous ces vieux cons. Ils n'en restent pas moins des vampires psychiques qui t'absorbent la moindre de tes pensées. Adieu, la rêverie, l'attente et le silence.

 A ce moment-là, j'avais un besoin irrépressible de m'écouter penser. Un besoin de me faire chier, avouons-le. Besoin de faire une petite plongée dans les abysses de mon crâne, histoire de voir si je pouvais en tirer quelque chose. Je venais de me remettre à écrire et c'est pleine d'espoir et d'inspiration que j'avais commencé un nouveau roman. Spoiler : jamais fini. Comme tous les autres.

 Bravo à tous ceux qui sont capables de terminer ce qu'ils ont commencé. J'en suis incapable. Bon, abus de langage. Disons plutôt que ce n'est pas rare de laisser un film en plan arrivé aux dix dernières minutes, de ne plus jamais ouvrir un livre alors qu'il ne reste plus que cinq pages, de passer sur BioShock 2 avant même d'avoir fini le 1. Et de commencer des dizaines de nouvelles et de romans sans jamais poser sur papier une fin à la hauteur de leurs ambitions. Ca va, il y a pire comme malédiction. Je me contenterais de choses inachevées, ça laisse planer le mystère.

 Pour m'anesthésier et me remettre à ne pas finir les choses, j'ai eu l'occasion de bosser quelques semaines dans une usine, avec un planning riche en heures de nuit. Parfait pour faire monter la cagnotte. Une petite usine paumée dans la campagne, qui fait de l'oignon, des petits pois, des carottes ou des haricots. Tout dépend de la saison, et pour moi c'était saison haricots, plein été.

 C'était la première fois que je faisais les 3 x 8 et j'ai eu du bol d'avoir une majorité d'horaires de nuit. 21h-5h, quelques fois 5h-13h et rarement l'après midi. Il y a quelque chose d'assez dopant quand tu dois bosser de nuit. Cette impression de décalage, de solitude et d'avoir l'obscurité rien qu'à toi. C'est cool quand t'es dans ta voiture, mais t'oublies bien vite les étoiles une fois dans l'usine.

 A l'intérieur, tout n'est que bruit de machines, lumière artificielle et odeur de haricots vapeurs. Surtout le bruit des machines. On te file des bouchons d'oreille, des chaussures de sécurité, blouse, gants et petite charlotte sexy sur la tête, et t'es prêt pour les huit prochaines heures. A ton poste au niveau du tapis, qui défile, défile, défile, plein de haricots. Equeuter le bout, virer les jaunes, garder les verts, enlever les branches. Equeuteur le bout, virer les jaunes, garder les branches, enlever les verts. Et merde. Pendant huit heures, avec une pause toutes les deux heures.

 Les femmes au poste de tri, les hommes à pousser des caisses et à passer le karcher. A choisir, j'aurais préféré faire la conne avec le karcher, moi aussi, et pouvoir occuper des postes qui varient au fil des heures. A priori, les mecs ont un problème de concentration, ils sont incapables de rester huit heures à fixer une bande noire avec des bâtons verts dessus. Ils préfèrent faire les cons avec un jet d'eau, ça correspond mieux à leur nature intrinsèque. Moyennement convaincue par l'argument mais je suis pas là pour réformer l'industrie, juste pour gagner ma croûte en me faisant chier.

 Ce qui m'a marquée, c'est le visage de ceux qui font ce travail depuis des années, et qui le feront sans doute jusqu'à la fin de leur jour. Ils ont cette lassitude dans le regard, l'aspect cireux d'une peau qui voit rarement le soleil et un mutisme caractéristique. Quand je prenais la relève, je n'avais qu'une envie : rester sur le pas de la porte et observer la nana que je devais remplacer. Son visage bouffi, ses yeux creusés de fatigue, sa bouche morne. Je me demande à quoi elle pouvait bien penser. Je me demande si j'avais la même gueule à la fin de la journée.

 Mais ce serait le pire des sadismes de rester plantée là au lieu d'aller la relayer, alors je me magne le cul et je lui fais de grand signe pour lui indiquer qu'elle peut enfin aller se pieuter. Elle me regarde à peine, pas un signe de tête, rien. La définition du vide. Au moment du shift, chaque minute compte. T'avises pas d'être en retard, parce que quand ça fait huit heures que tu vois le temps passer, que tu te gèles les mains dans les haricots humides et que tes oreilles bourdonnent sans interruption, les minutes volées, tu les payes cher.

 La première nuit de travail, je me suis choppée une tendinite. J'étalais les haricots comme une malade histoire ne rien laisser passer. Trop de zèle, complètement inutile. J'ai repris le volant normal, mais une fois calée dans mon lit, bien refroidie, j'ai commencé à douiller. Incapable de bouger les pouces une fois réveillée. J'ai pris quelques médocs pour m'anesthésier et c'était reparti pour huit heures. Mais je peux t'assurer que j'ai arrêté de travailler comme une forcenée, je me contentais d'étaler mollement les haricots avec mes avant-bras et de chopper les merdes entre deux doigts, comme un crabe bipède coiffé d'une charlotte.

 Et puis à force, tu t'habitues. Plus de douleur, plus besoin de se concentrer pour voir, plus rien. Un automate à ramasser les saloperies qui défilent. Il y avait presque quelque chose de satisfaisant dans le fait de voir le seau se remplir de tous ces petits morceaux d'intrus.

 J'étais venue bosser ici dans l'espoir de m'enfermer dans ma tête, mais une fois à l'intérieur, il ne se passait pas grand chose. La première semaine, je pensais à plein de trucs, je créais des univers entiers, j'insultais le monde et je me racontais des blagues bien beauf. Mais après quelques temps, tu tournes au gris, tu te laisses absorber dans des tréfonds sans substance et tu n'es plus bon qu'à ramasser ce petit bout marron au milieu du vert. Tu ne vois plus qu'un tapis qui défile.

 Il a fallu une grenouille pour me sortir de ma torpeur. Une pauvre grenouille au milieu des haricots. A moitié écrasée, ses longues jambes molles et tordues qui ne lui serviront plus jamais à rien. Ventre à l'air, avec des bouts d'intestins qui lui sortent du cul. Et son petit coeur qui bat au milieu du carnage. Je l'ai récupérée, en laissant certainement passer une dizaine de haricots pourris tandis que je la regardais. Ses gros yeux agonisants. Vivante, pour combien de temps ? Je me suis imaginée à sa place, le corps ravagé avec mes entrailles qui sortent de mon anus. Les jambes à plat, passées sous une broyeuse, pliées en quatre.

 Je l'ai posée par terre. Puis j'ai soulevé le pied, et d'un coup sec du talon, je l'ai achevée.

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