La boucle

7 minutes de lecture

 23h. Je suis assise dans le coffre, petite Kro insipide à la main. Les visages s'illuminent à la lueur des briquets sur fond de grillons en rut. Un premier joint, un deuxième, un troisième. On les fume comme des clopes, sans les compter, grosse bouffée sur grosse bouffée, le goût d'herbe qui t'enrobe la langue et te rend l'haleine râpeuse. Un petit groupe de jeunes cons qui s'anesthésie en attendant l'info. L'excitation monte en amont de la soirée, l'adrénaline de l'attente mêlée aux palpitations d'un pétard bien dosé. Tu renifles la goutte d'amertume qui te retombe au fond de la gorge. Bien dégueulasse. L'important, c'est pas ce qu'on se raconte ou le temps qu'on passe ensemble. Non, l'important c'est de s'arracher hors de son crâne, au pied de biche, s'extirper du tunnel moribond de l'esprit à coups de traces. L'important, c'est de perdre le contrôle pour mieux le reprendre. Ou de le perdre pour le perdre, l'enterrer et lui chier dessus, casse-toi avec ton psycho-lyrisme. Mettre sa vie aux chiottes le temps d'une nuit – et les jours qui suivront, mais ça, tu ne le sais pas encore, ou du moins tu fais semblant de l'ignorer.

 00h30. L'info tombe. C'est à un peu plus d'une heure de route, perdu dans Le Tréboux, non loin de Sisteron. A six dans la Saxo, assise sur les genoux d'un pote, la gueule à travers la fenêtre. Le vent me gifle, joue avec mes cheveux qui frétillent comme des tentacules dans l'air poisseux du mois de juillet. Et j'en redemande. Voiture à l'arrache mais bonne sono, les sièges tremblent sous les basses. Ça cogne à en réveiller les morts. Et tant mieux, parce qu'on est bien loin d'être vivants. Est-ce qu'on parle seulement, pendant ce foutu trajet ? Sans doute, on doit raconter de sacrées conneries en s'époumonant pour couvrir les bpm. Je dis rien, je me marre. Pour une fois que je la ferme.

 2h. On arrive dans le chemin de teuf, paumé au milieu de nulle part. Des pierres grosses comme des poings crissent sous les pneus. Je me cogne contre le toit de la caisse, ça cahote tant et plus, je peux pas m'empêcher de gueuler. Les autres se foutent de moi et le connard qui me sert de siège me fait sauter sur ses genoux comme un vieux pédo. En m'appuyant sur la tôle au-dessus de ma tête, je pèse de tout mon poids sur son torse et ses cuisses, histoire de le calmer un peu. Il paraît que l'asphyxie a un effet des plus relaxants. Au loin, les basses nous parviennent à travers une volée de pins. Je me mets à moitié debout pour regarder dehors et sentir l'air sur ma peau, le tronc à l'extérieur et le cul dans la tête de l'homme-siège, les pieds bien ancrés dans le charnier de bouteilles plastiques qui jonchent le sol.

 2h20. Une fois sortie de la Saxo, je m'étire avec délectation et indécence, un vrai chat galeux. On empeste la transpi et le mauvais shit, mais ici l'obscurité exhale l'odeur des pins et absorbe nos effluves sans rechigner. Bras dessus, bras dessous, on s'avance en direction des caissons, les plus heureux des malheureux dans cette nature gaspillée. Je sens la chaleur de leur corps dans l'air rafraîchi de la montagne, encerclée d'amis que je ne reverrai plus jamais. Excusez l'écart, j'anticipe, c'est vrai qu'on parle de maintenant, pas des années qui suivent. A cet instant, je les aime, j'aime le contact de leurs bras sous mes mains. J'aime autant le rogue désabusé à ma gauche que l'homme-siège à ma droite, qui tangue sous l'effet du rhum. J'aime la grande brute qui t'enfonce les doigts dans les côtes pour rigoler, le Krilin sanguin à l'insulte facile et j'aime le plus triste d'entre nous, celui qu'on entend rarement mais qui a toujours le mot juste. Je dois être la seule que je déteste dans cette bande de beaux camés.

 3h. Un tas de zombies s'agitent devant des enceintes hautes comme deux hommes. Ça danse, ça rit, ça fait des bolas et d'autre trucs de hippies qui font pitié. Pitié de quoi, au juste ? De se croire libre, certainement, et de le porter comme un étendard alors que tu boufferas un McDo' bien cradingue une fois de retour dans ton 20m². Surtout, ça se pique dans les buissons et ça dégueule sans plus jamais s'arrêter. Le regard dans le vide, les lèvres qui pendent et la solitude au milieu du vacarme. A peine disparu, le rogue désabusé – celui qui porte tout le temps un bandana et qui fourre son T-shirt dans sa poche – est déjà revenu. Je m'étais même pas rendue compte de son absence, trop occupée à boire dans la bouteille de Mr Rhum, alias l'homme-siège.

 3h30. Les autres se sont éparpillés, on se retrouve tous les trois avec des gens qui défilent de tous les côtés. Une foule éparse, un fleuve d'oubli autour d'un petit ilot paumé qui s'apprête à se faire engloutir. Le rogue nous tend un buvard. Je le colle sur ma langue sans rien demander et on s'engouffre dans la chair en mouvement.

 4h. Je commence à avoir du mal à me situer. J'ai du mal à reconnaître les gens autour de moi, à sentir le bras de bandana-rogue sous ma main. Elle s'enfonce à l'intérieur puis revient là où elle était quelques secondes auparavant. Et puis ma main devient son bras et son bras devient ma main. Je vois dans son regard que lui non plus, il ne capte plus rien. Mr Rhum a disparu depuis un moment. Son activité favorite : s'écrouler sur les gens avec deux litres de rhum dans le sang. Quand on se sent de le materner, on s'excuse à sa place, on lui sert de béquille et tout va bien. Ça n'ira certainement pas cette nuit.

 4h30. Bandana-rogue et moi, on s'éloigne du tumulte en espérant que notre cerveau en vrac puisse remettre de l'ordre dans le sol qui absorbe nos pieds. On trébuche sur les pentes, pleines de petits cailloux. Attends, je crois plutôt que c'est de la merde. Plein de petites merdes rondes qui roulent sous nos semelles, dures comme du bois et molles comme de vraies merdes. Dures et molles.

 4h30. J'essaie de lui dire qu'on est en train de s'enfoncer dans du caca de chèvre, mais j'articule autant qu'un marathonien du PMU. Les mots refusent de rester en place, ils font demi-tour avant même d'avoir franchi la barrière de mes lèvres, puis ils reviennent, et me torturent ainsi sans me laisser l'occasion de dire ce que je vois. Lui n'essaie même pas de parler. Il sent que si on reste dehors, on va disparaître, avalés par les merdes de chèvre, les mecs qui se piquent dans les buissons et la musique infâme qui asphyxie la mélopée des grillons. Il me traîne jusqu'à la voiture qui, par miracle, est ouverte, et on s'affale sur les sièges.

 4h30. Bandana-rogue essaie de se rouler une clope.

 4h30. Lui aussi se met à parler à voix haute, en boucle. On a des moments de lucidité et on se marre en se disant "quel trip". Mais tu te fais rapidement rattraper par ta spirale, elle t'encercle comme une bande de coyotes et grignote la plus petite parcelle de sanité. On se parle mais on comprend rien. Je sais même plus ce que je voulais dire.

 4h30. Je m'endors, me réveille, me rendors et me réveille encore.

 4h30. Il trouve le moyen d'ouvrir la portière pour vomir. Bravo à lui. J'en suis toujours à me demander si on marche sur des crottes de chèvre ou sur des cailloux, mais je parviens qu'à bégayer.

 4h30. Je sens tout. Je ressens tellement de choses que je ne ressens plus rien. Perdue à l'intérieur de moi autant qu'à l'extérieur. Sa peau, la mienne, les vibrations, la nuit, le rhum. Les choses se mélangent, se séparent, s'éloignent puis reviennent. Trop de tout, à l'infini, qui tourne et tourne dans une boucle perpétuelle.

 4h30. Il est encore en train d'essayer de rouler sa clope. Les bouteilles plastiques à mes pieds font un boucan du diable, mais au moins, je sais que ce n'est pas de la merde. On tient un semblant de conversation sur les hélicoptères.

 L'heure de se lever. Le soleil, déjà haut dans le ciel, traverse le pare-brise et me lèche le visage. Dehors, les caissons résonnent toujours dans la vallée et quelqu'un toque à la vitre. Mr Rhum se marre en voyant nos visages gris. Incroyable qu'il soit toujours en vie, celui-là, et plus pimpant que jamais. Dans la main, il a une bouteille qui ne lui appartient pas. Je ne veux même pas savoir ce qu'il y a dedans. J'ai l'impression d'être passée dans une machine à laver remplie d'acide, avec une dizaine de bouches qui me sucent le cerveau à travers les tempes. Je m'extirpe de la caisse plus facilement que prévu et me dirige vers le talus. J'ai envie de voir la vallée, de jour, en laissant cette sale nuit derrière moi.

 Mes jambes me portent sans encombre jusqu'en haut. Splendide, cette vallée, mais surtout : il n'y a jamais eu de merdes de chèvre dans ces foutues pentes.

Annotations

Vous aimez lire Chloé T. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0