Il décachète à la hâte le papier :

Aux postes frontaliers,

Les derniers rapports décrivent des mouvements importants de bataillons en Terre d'Urca. La menace se précise. Au moins trente mille hommes ont été recensés par nos espions. Afin de parer au plus pressé, trois milles soldats supplémentaires sont envoyés immédiatement, le temps de préparer le gros des troupes en vue d'un conflit imminent. D'ici quelques jours, notre armée, dirigée par Kartos, fera marche vers la frontière. Préparez vos hommes.

Votre Sérénissime Suprême Polémarque

Bastus reste plusieurs minutes immobile, le message ballant dans sa main droite. Depuis sa plus tendre enfance, le jeune homme s'est efforcé de suivre la Suprême Polémarque sans remettre en questions ses décisions. Elle est la souveraine et sa mère, autoritaire, cruelle et clairvoyante. Tout ce qu'il a toujours souhaité c'est lui plaire. Il cherche à la satisfaire en répondant au mieux à ses aspirations, même si la déception a plus souvent envahi ses traits déjà durs au profit d'un amour inconditionnel pour son frère. Le jeune homme espère encore voir la fierté dans le regard maternel malgré ses petits actes de rebellion et sa nonchalance. Le choix de son frère pour diriger les troupes provoque en lui une colère sourde. Il sent sa mâchoire crispée comme si cela pouvait broyer l'image de celui qui le laisse dans l'ombre.

À la fois stupéfait par cette nouvelle qui n'a aucun sens et haineux de voir son frère de nouveau choisi à sa place, il se met à arpenter la pièce. Il n'arrive plus à réfléchir. Le jeune homme se dirige de façon automatique vers la fauconnerie.

Être auprès de ses oiseaux liés par l'évidence du lien permis par son Essence d'Animae télépathe, a toujours apaisé son âme et ses agitations. Son humeur est trop sombre pour accepter qu'une belle partage sa couche. Il n'a jamais aimé la possession brutale, presque animale, que certains hommes, comme son frère ou Kamar, ont sur la gente féminine, cela lui coupe toute envie de jouissance. Il préfère les voir languir et faire monter leur désir. Quelle satisfaction alors de les sentir céder ! Mais aujourd'hui, il n'aura pas la patience. Ses fidèles compagnons se chargeront de l'aider à se vider la tête. Il a besoin d'éclaricir ses pensées .

Il rejoint ses deux pygargues à tête bleue. Leur teinte couleur nuit contraste à merveille avec leurs yeux d'un rouge vif. Il n'a pas besoin de gantelets, il n'a qu'à leur demander de garder la prise légère sur ses bras. Le prince sort du camp et se dirige vers une butte un peu plus loin d'où il pourra faire voler ses compagnons. Son don permet une communication fluide avec les rapaces. Il ne s'agit pas de paroles ni de pensées à proprement parler. Cela ressemble plutôt à un courant qui porterait le message directement aux oiseaux sans besoin d'un interprète. C'est tellement intuitif ! Essayer de traduire ou de poser des mots sur ce lien serait une tâche des plus complexes. C'est ce qu'il aime, cette fluidité et cette simplicité, avec ses animaux.

Lorsqu'il arrive à leur volière, les deux rapaces l'accueillent de leurs cris stridents, secouant les ailes par anticipation du vol imminent. Bastus commence par détacher la femelle, la dominante. Les serres sont une caresse délicate sur son bras tant l'oiseau prend soin de ne pas le blesser. Le mâle la rejoint bientôt, sa compagne vient alors se positionner sur l'épaule du prince pour assoir son statut. Cela fait sourire le prince. Puis il marche quelques temps pour arriver sur une zone dégagée, d'où les rapaces prennent leur envol. Bastus est toujours aussi fasciné par leur grâce, une fois ses oiseaux devenus maîtres des cieux. Les regarder tournoyer et prendre leur proie en chasse calme progressivement sa colère. Il devient en cet instant le prédateur précis et minutieux focalisé sur la chasse : d'abord repérer un mouvement, valider la présence du rongeur, évaluer l'angle et la vitesse nécessaires à l'attaque, piquer droit sur la proie, enfoncer ses serres dans la chair tendre puis repartir dans les hauteurs et se poser sur une branche pour déguster son festin. Cet ancrage dans l'instant présent le vide de toutes ruminations, seul compte la traque pour assouvir la faim.

Puis, de nouveau, des questions s'entrechoquent dans sa tête. Comment seront déployés ces deux nouveaux moraïs ? Pourquoi aucune mission diplomatique n'a été envoyée auprès de la capitale d'Urca ? Les Linéages ont toujours vécu en harmonie depuis des siècles, pourquoi les Vulcae chercheraient-ils le conflit ? Une guerre peut-elle vraiment se déclarer ? Qu'ont-ils à y gagner ? Pourquoi ses espions n'ont-ils pas perçu ses déplacements ? Trente mille hommes, ça ne peut pas passer inaperçu ! Et son frère qui va bientôt arriver, cela signifie qu'il sera sous ses ordres. Quelle plaie !

Rien que d'y penser son humeur s'assombrit à nouveau. Une rage animale le submerge. Il voit déjà le sourire narquois que lui lancera Kartos en arrivant. Oh, il se fera un plaisir de l'inviter dans la taverne de Gherki pour le ridiculiser ! S'il y a bien un point où il surpasse son frère c'est avec les femmes. Et il ne s'est jamais privé du plaisir de mettre en exergue la maladresse de son frère en ayant dans sa couche les conquêtes que ce dernier convoitait. L'idée de faire succomber une beauté que son jumeau désire sans pouvoir la posséder lui procure un plaisir mesquin.

D'un côté il espère que Kartos sera posté à Merinos afin de lui subtiliser la femme sur laquelle il aura jeté son dévolu, de l'autre il préfère que son jumeau soit posté loin, afin de pouvoir jouir d'un peu de tranquillité et garder cet espace de liberté auquel il a pu goûter ces derniers temps.