Chapitre 11.2 - LELYÂH - Folle

7 minutes de lecture

Lelyâh émerge de ses tourments lorsqu'elle entend Diane l'appeler. À ce moment, les voix se font plus discrètes pour finir par s'évaporer à mesure qu'elle entend son prénom se répéter en écho dans la sylve. La voix de son amie se fait plus inquiète. La soigneuse se doit de répondre. Elle rassemble mentalement ses forces pour crier :

— Je suis là !

La voix de la fille du Lord se rapproche jusqu'à ce que Lelyâh entrevoit une vague d'un bleu pâle passer entre les buissons. Puis elle aperçoit le visage de Diane par dessus les fougères :

— Lelyâh !

— Je suis là, répète-t-elle à mi-voix.

Diane sort du fourré et vient s'accroupir auprès de son amie.

— Encore tes voix ?! demande-t-elle préoccupée.

Lelyâh ne peut que hocher la tête, elle se sent si lasse. Puis, comme un coup de fouet, l'essayage de la robe vermeille se rappelle à son esprit. La soigneuse lève la tête et demande :

— Et cette robe ?

— Je ne peux pas dire qu'elle ne soit pas splendide mais la raison qui me pousse à la porter... Rien que d'y penser j'en ai la nausée. Pourquoi je n'arrive pas à me résigner comme toute jeune fille qui se respecte ? Ahh, et puis tu connais ma timidité maladive surtout face aux étrangers. Comment vais-je faire pour entretenir la conversation ? Les mots vont-ils rester bloqués dans ma gorge au risque de paraître impolie ? Ce serait le déshonneur sur ma famille, dit-elle, sa voix se brisant sur les derniers mots. Si seulement je pouvais me contenter de ce que j'ai ! Ohh, je suis désolée, je sais à quel point il est difficile pour toi de vivre sans souvenirs, avec ces voix qui t'encombrent en permanence. Et moi qui vient me plaindre de trois fois rien !

Lelyâh la regarde, son visage fendu d'un sourire fatigué mais emplie de tendresse :

— Arrête avec ça ! Je ne suis jamais seule, mais au moins j'ai la liberté de prendre ma vie en main comme je l'entends. Ta situation n'est pas plus enviable. Je t'enverrai toute l'énergie que je peux pour t'aider à faire sortir les mots de ta bouche !

Les deux amies pouffent de rire, puis un silence de connivence s'installe, avant que Diane ne reprenne :

— Tu es certaine de ne pas vouloir partir à la recherche de ta mémoire ? Je suis sûre que ça ferait taire les voix, de savoir qui tu es !

— Et mettre ta famille contre moi ? Car je sais bien que tu ne me laisseras pas partir seule. Je préfère encore rester ici et partager ma tête avec un village entier !

— Et moi, je préfère mille fois la colère de mon père de me savoir partie avec toi pour faire taire tes tourments ! Te voir ainsi me brise le coeur. Et puis épouser un homme dont je ne veux pas et perdre ainsi ma liberté par dessus le marché !

Avec douceur, Diane enlace son amie. Au moins peuvent-elles compter l'une sur l'autre pour partager leur douleur. Pour combien de temps encore ? Lorsque Diane aura pris officiellement époux, elle devra le suivre dans la demeure familiale. Qu'en sera-t-il alors de leur amitié ? Auprès de qui Lelyâh pourra-t-elle alléger son fardeau ?

~ ~ ~

Après un déjeuner plombé par un silence pesant, les deux jeunes femmes se dirigent vers l'escalier pour un moment de détente avant l'arrivée fatidique du prétendant. Elles n'ont pas mis le pied sur la première marche que des bruits de sabots retentissent dans la cour du domaine. Diane se fige, la main crispée sur la rampe de l'escalier, légèrement tremblante et le visage pâle. Ses parents accourent dans le hall pour accueilir Lord Acerplatan et son fils. Les relations ont toujours été proches entre les deux familles, mais la distance les séparant ne leur permet que quelques rencontres espacées. C'est la raison qui avait poussé Lord Olmo à privilégier un fiancé des familles de l'Est et de l'Ouest, plus proche de leur domaine. Diane ayant décliné les deux propositions, ils avaient dû élargir les unions potentielles à la famille du Nord de l'Osany. Il fallait presqu'un solaris entier de chevauchée pour traverser les étendues séparant les deux propriétés.

Malgré la fatigue du voyage Lord Acerplatan arrive avec un sourire des plus chaleureux. Il salue tout d'abord Lady Olmo, puis se tourne vers le père de Diane :

— Arrvida Eurystien. Cela faisait longtemps ! Depuis l'invasion de la Terre d'Urca par les Animae, les occasions de se retrouver pour partager de bonnes nouvelles se font rares. Je suis heureux de te revoir sous de bons auspices.

— Arrvida Thalios. Oui, quel plaisir de t'accueillir chez nous pour unir nos deux maisons ! As-tu fait bon voyage ?

— Nous avons fait étape hier au sud du lac Néréa pour pouvoir être ici avant la fin de journée. Nos enfants auront ainsi le temps de faire connaissance. Et cela nous a permis de voyager tranquillement. Je n'ai pas souvent l'occasion de prendre le temps seul avec l'un de mes enfants, merci de m'avoir offert ce moment privilégié avec Carmanor.

Ce dernier répond avec politesse aux salutations. Il observe discrètement du regard alternativement Diane et Lelyâh. Il semble se demander laquelle peut bien être l'heureuse élue. Diane l'avait déjà rencontrée plusieurs fois enfant, mais les souvenirs sont flous, les hommes se rencontrant plus souvent pour le travail ou la chasse, en laissant les jeunes au domaine. Diane se fait aussi effacée que possible, ses joues ayant légèrement rosies. Sa timidité a repris le dessus. Ce qu'elle peut être transformée face aux inconnus ! Elle, si sûre face à ses parents, ressemble à une petite fille craintive dès qu'un étranger franchit le pas de la porte. Lelyâh a tout de suite perçu le souhait muet de Carmanor que sa fiancée soit cette belle demoiselle à la magnifique chevelure rousse et aux yeux de déesse, plutôt que la svelte jeune femme au regard chargée d'ombres mouvantes. Elle ne peut lui en vouloir. Lorsque Lord Olmo annonce, poussant sa fille devant lui :

— Voici ma fille, Diane.

Il la salue d'une révérence :

— Enchanté Diane, je suis Carmanor.

Lelyâh observe son amie, incapable de prononcer le moindre mot, se contenter d'une courbette hésitante pour toute réponse. Le visage de Diane a désormais le teint couleur de la lie de vin. Elle reprend un peu le dessus quand l'attention se tourne vers son amie.

— Et voici Lelyâh, une amie de Diane.

— Enchanté Lelyâh, répondent en choeur les deux voyageurs.

Les salutations terminées, ils entrent tous, à l'exception de Lelyâh, dans le petit salon plus intimiste que l'imposante salle de réception.

La sans-mémoire remonte dans sa chambre, se change à la hâte pour vêtir une tenue plus adaptée à son travail. Elle se rend d'abord aux écuries, prendre des nouvelles de la jument. Cette dernière recule à nouveau en la voyant arriver. La soigneuse aperçoit quelques traces de sang au sol. Le travail a commencé mais la jument n'accepte toujours pas sa présence. Elle fredonne les chants de Saëlle, concentrée sur sa respiration. Puis la jeune femme se dirige vers l'animal avec douceur, lui transmettant son envie de l'aider. La bête accepte finalement et Lelyâh la masse pour faciliter le travail. Elle sent la souffrance de l'animal augmenter au fil des minutes. La soigneuse part chercher de l'eau pour la rafraichir. Puis elle pose ses mains sur les flancs de l'animal, comme pour lui insuffler son énergie et l'aider dans ce moment crucial. La jument finit par s'allonger sur la paille. Lelyâh sent la douleur submerger l'animal par vagues puissantes ; elle fait de son mieux pour conserver l'équilibre entre garder le lien et ne pas partager la souffrance. C'est seulement ainsi qu'elle pourra l'accompagner efficacement. Deux sabots enveloppés de la poche protectrice apparaissent enfin. La jument sera bientôt libérée. Elle l'encourage par son chant et par ses gestes rassurants. Après quelques violentes contractions, le petit est enfin expulsé. La jument est trop épuisée pour percer la poche. La jeune femme s'occupe donc de cette tâche à sa place. Lorsqu'elle touche le petit, elle a une étrange impression. Elle masse son nez mais aucun souffle ne sort de ses naseaux. Lelyâh met toute sa volonté au bout de ses mains pour insuffler la vie à ce petit corps inerte. Sans résultat. La femelle finit par venir le sentir et s'en détourne rapidement. Elle a compris et s'est résignée. Ce n'est pas le cas de la soigneuse. Elle s'acharne un long moment jusqu'à ce que son front soit couvert de sueur et que ses mains deviennent douloureuses. Elle n'a jamais perdu un nouveau-né depuis qu'elle est arrivée ici. Lelyâh ne peut accepter cette idée !

C'est le corps fourbu et le visage inondé de larmes qu'elle finit par quitter l'écurie. Le poulain est mort et rien ne pourra changer cet état de fait. Elle a au moins vérifié que la mère ne courrait aucun danger avant de s'éloigner d'un pas trainant. La jeune femme sent le serpent prêt à surgir. Elle court, les larmes volant au vent, jusqu'à l'armurerie où elle récupère son arc. Il ne lui reste plus que ce moyen pour vider son esprit et peut-être apaiser son âme, au moins pour quelques heures.

Lelyâh se dirige vers la clairière où elle a pris l'habitude de s'isoler pour s'entraîner. Elle laisse le temps à sa tête de se vider suffisamment pour stopper le flot de larmes, et lui permettre la concentration suffisante pour tirer. La jeune femme respire le plus calmement possible, bande son arc, vise et tire. Elle poursuit jusqu'à ce que son carquois soit vide, toutes les flèches fichées près du centre de la cible. La jeune femme les ôte une à une du tronc puis répète inlassablement ces gestes jusqu'à sentir les tensions de son corps la quitter peu à peu et le serpent se tapir à nouveau dans l'ombre de son âme.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Valériane San Felice ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0