Les solaris suivants, Lelyâh est incapable de revenir sur Animis. Elle ressasse nuit et jour cette révélation. Elle, la seule survivante Mage, âgée de plus de cent vingt solemnum ! Condamnée vraisemblablement à vivre pour l'éternité, à voir partir ses proches les uns après les autres. Cette pensée est, pour la jeune femme, la plus vertigineuse et sujette à d'écrasantes crises d'angoisses, alors elle fait le choix, solaris après solaris de l'acculer toujours plus loin dans un coin de son subconscient pour vivre le présent.

La nuit tombée, le sommeil se refuse à elle, les visages de sa famille défilant devant ses yeux ; quant il ne s'agit pas des corps sans vie empoisonnés dans son village et au-delà.

Parfois encore, elle se demande si son corps ne va pas devenir sujet d'expérience scientifique, ou si la haine vis-à-vis des mages ne va pas émerger de nouveau lorsque le monde saura qu'une mage a survécu.

Elle est souvent tentée d'étudier le potentiel de ses pouvoirs, mais la peur prend chaque fois le dessus. Elle aurait dû voir l'évidence ; aucun Animae ne peut à la fois communiquer et soigner des animaux. Seul les mages en sont capables. Et le feu qu'elle a allumé une fois dans la forêt, c'était grâce à l'Essence minérale, et ses capacités de guérison hors du commun ou la connexion avec Zaphyne. Mais elle avait préféré enfermer ces informations dérangeantes dans son inconscient.

Dans les instants de détresse profonde, Lelyâh regrette. Pourquoi ne pouvait-elle pas être une simple Animae ? Même au passé douteux ? À d'autres moments, en revanche, elle se sent privilégiée et chargée d'une mission : garder la mémoire de son Linéage.

Puis le temps passant, les émotions ont reflué avec la marée, laissant une plage de souvenirs où puiser de la force. Alors Lelyâh est montée sur Lahärva, compagne silencieuse et docile de son voyage intérieur.

Arrivée à Animis, la jeune femme trouve une note à l'auberge que Diane et Carmanor ont quitté.

J'espère que tu as trouvé tes souvenirs. J'attends avec impatience que tu me racontes tout en détails ! Nous sommes logés au palais. J'attends ton retour. Diane.

Lelyâh se précipite vers le palais. Elle a passé la journée sur la route, mais le besoin pressant de partager la vérité avec sa soeur de coeur lui donne un regain d'énergie. Elle retrouve la fille du lord assise devant une table de travail, à rédiger une lettre. Diane se précipite à sa rencontre pour la serrer dans ses bras, maculant le bureau de gouttelettes foncées.

— Tu vas bien ? Alors ? demande Diane fébrile, tentant vainement de maitriser sa curiosité.

Lelyâh cache son visage de ses mains. Elle le frictionne ensuite vigoureusement avant de se lancer d'une traite, elle a trop peur que les mots restent bloquer. Son amie l'écoute avec attention, prenant soin de laisser une main sur sa jambe, signe constant de son affection et de son amitié indéfectible.

— Je suis désolée, j'ai tardée à revenir. Je... Je ne savais pas quoi faire de tout ça.

— J'aimerais te dire que je comprends mais je ne suis pas à ta place, seule survivante de mon Linéage massacré il y a plus de cent solemnum. 

Diane prend les deux mains de son amie dans les siennes et la regarde pour lui permettre de lire sa sincérité :

— Sache que tu as mon soutien quoique tu fasses. J'avoue que je ne peux pas te rassurer, je n'ai aucune idée de l'accueil de cette nouvelle par les Linéages. Les tensions sont vives sur tout le continent alors une annonce aussi...déroutante. J'ai moi-même du mal à accepter d'avoir face à moi une Mage. Si tu tiens à garder le secret comme tu me l'as dit, je ne dirai rien à personne, dans le cas contraire je serai à tes côtés.

— Merci Diane, ça compte vraiment beaucoup pour moi. Je... Je dois encore y réfléchir. Et toi ? Avec Carmanor ?

Diane pose un doigt sur ses lèvres, les yeux levés au ciel avant de regarder à nouveau la soigneuse :

— C'est quelqu'un de bien et nous avons de nombreux points communs. Je n'aurai pas l'aventure à laquelle j'aspire mais cette union est nécessaire et je ne peux espérer meilleur compagnon que lui. Il est respectueux, attentionné et me laisse ma liberté. Les nouvelles des Terres d'Osany ne sont pas bonnes. La menace Animae a créé des dissenssions entre les familles, plus que ce que j'aurai pu imaginer. C'est une des raisons pour lesquelles Carmanor est parti à ma recherche. Certains ont accusé mon père de légèreté en ayant permis mon départ.  Même si ce n'est pas le cas, on ne peut empêcher les rumeurs. La famille de l'Est, a même suggéré, avant que Bastus ne vienne au pouvoir, d'offrir le pays aux Animae et militait auprès de la population en ce sens. Nos familles sont un pilier majeure de notre peuple, j'ai négligé ce point. Le chantier de réconciliation et d'apaisement est conséquent, Carmanor et moi avons décidé de nous unir pour contribuer à unifier de nouveau les Terres d'Osany.

— J'admire ton dévouement, Diane. Je suis avec toi !

— Merci Lelyâh. J'ai beaucoup hésité tu sais, mais je ne veux plus jamais revoir d'hommes armés menacés nos terres ! D'ailleurs, nous avons commencé à réfléchir avec Bastus sur des moyens de tisser des liens plus étroits entre Linéages afin de se prémunir d'un autre élan belliqueux. Je travaillais là-dessus à ton arrivée.

— Et ton père ? Est-il au courant ?

— Oui, j'ai reçu sa réponse hier. J'ai écopé de quelques noms d'oiseaux avant qu'il ne m'adresse son assistance et ne m'offre son pardon. Il nous attend avec ma mère. Enfin...

— Quoi ?

— Si tu veux bien nous accompagner ?

Lelyâh sent les mains tremblantes et moites dans les siennes. Elle n'a pas besoin de réfléchir, elle sait où est son foyer : 

— Tu es ma soeur, je reste avec toi.

Un large sourire se peint sur les traits fatigués de la fille du lord alors qu'une perle nacrée glisse sur sa joue.