Chapitre 2
Les guerres sont livrées pour savoir qui possède la terre mais en fin de compte, c'est la terre qui nous possède. Celui qui ose affirmer la posséder, ne reposera-t-il pas sous elle ?
Cochise, Chef Apache Chiricahua
Les montagnes Chiricahua se dressent à perte de vue autour de Silver Pike. Du haut de ces collines et plateaux, seuls les gens du coin peuvent dessiner du regard ou de la main le tracé de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Partout, la même terre volcanique et siliceuse. Les mêmes cactus à branches ou à raquettes. La même roche écorchée. Les mêmes prairies d’herbes jaunies. Les mêmes vallons incultes ou boisés de chênes verts, acacias, arbousiers et conifères. La même chaleur du jour. La même froidure de la nuit.
Jeff GreatHawk, murmureur de son état, aime cette terre sauvage. Elle est son sang, son oxygène, son paradis perdu, son open ranch qui respire le parfum de son enfance. Celui acidulé de la résine des sapins, cet autre âpre de la rocaille brûlante, la fraîche odeur de la mousse des bois, l’arôme terreux de la vase des rares lacs. Elle est son monde, dans lequel il suit les pas de ses aïeux, les Apaches Chiricahua, qui ont foulé, des siècles durant, les vastes arpents entre Tucson, Silver City et le Mexique, à la recherche de nourriture, d’eau, de graines et de matériaux pour fabriquer leurs outils et leurs armes.
Cette liberté du temps passé, violée par les Indaaɫigáís[1], civils et militaires, américains et mexicains, fermiers, trappeurs et chercheurs de métaux précieux, Jeff la retrouve dans la vie nomade qu’il a adoptée depuis une dizaine d’années.
Trois semaines ici, six là, parfois quelques jours seulement. Tout dépend de l’accueil qui lui est réservé. Et bien souvent, il n’est pas glorieux, voire hostile. La faute aux vieilles images et sales légendes qui perdurent envers les Indiens, notamment les Apaches, expulsés loin de chez eux, à Fort Sill, Oklahoma, où ils ont fini leur vie.
Sur les murs des ranches, figurent les photos sépia des morts, qui ont combattu tels des martyres sous les raids apaches, oubliant que ces raids étaient des ripostes. Pour chaque visage blanc qu’ils pleurent, combien d’enfants apaches ont été effacés ?
Mais ça, ce n’est que détail de l’histoire. Mieux vaut se raccrocher à la réputation usurpée de pilleurs, voleurs de chevaux, fainéants… qu’ils leur collent à la peau avec le même rejet et le même mépris d’il y a deux cent ans. Ils sont hors système.
Hors système, c’est ironiquement la seule chose vraie dans le portrait qu’ils dressent d’eux. Ils rejettent leur système. De l’exploitation à outrance de la nature et des hommes, où les identités sont broyées et l’histoire niée !
C’est le règne de la domination, pas de l’équilibre. Les Indaaɫigáís osent comparer leur système à celui de la nature. Mais dans la nature, il n’y a pas qu’une seule règle valable. Il en existe plusieurs qui se côtoient.
— Regarde les bêtes, Shíyáázh[2], lui disait son grand-père. Le loup ne dit pas au cerf comment il doit marcher. L’aigle ne force pas le hibou à voler comme lui. Dans la nature, chaque être suit son chemin sans imposer le sien. Il n’y a que l’homme blanc qui pense que son mode de vie est le seul valable. Il coupe les arbres pour y planter ses maisons. Il enterre les rivières pour les faire couler droit. Il regarde ton monde et te dit que tu dois changer, comme s’il était le roi de la création. Qui lui a donné ce droit ?
Jeff se le demande encore. Ce qui est clair, c’est que les Indaaɫigáís se comportent comme de droit divin, supérieur aux autres. Lui, simple murmureur, a beau avoir acquis une réputation indiscutable de soigner, apprivoiser ou réapprivoiser les chevaux les plus difficiles, les plus sauvages, les éleveurs blancs l’engagent avec réticence et avec discrétion. Mieux vaut risquer un Indien qu’un homme blanc. Voilà leur vérité.
Et il y a les autres Indaaɫigáís… Ceux qui n’ont rien contre lui, en apparence, mais qui préfèrent ne pas s’attirer d’ennuis avec leurs voisins blancs, de peur d’un boycott, d’un coup de fil à la mairie, d’un mot de trop au bureau du shérif.
Et enfin, il y a ceux qui l’admirent… trop, le voient comme un messie. Étiquette trompeuse, car souvent le plus barré des deux, c’est le propriétaire et il n’est pas psy.
A tous ces blancs, il facture lourd. Car, le seul langage qu’ils comprennent, c’est l’argent.
Enfin, jusqu’ici, à Silver Pike, où il a posé ses sacoches voilà presque un an. Une éternité pour cet itinérant. Il faut dire que Silver Pike est particulier. Le vétérinaire de Douglas, qu’il était allé voir pour se forger une idée sur les ranches du coin, l’avait prévenu.
— Les Callahan, de drôles d’oiseaux, lui avait-t-il dit un peu goguenard, du genre à voter bleu dans un comté rouge, à croire en l’homéopathie, à soigner des migrants blessés, leur donner à boire et à manger, parfois un abri. Ils m’ont déjà ramené deux gars, et pas en cachette.
Oser braver l’interdit suprême du code 8USC ? Wow. Pourtant, il est clair. Interdiction d’héberger, nourrir, soigner un clandestin. Même un verre d’eau peut suffire pour être accusé d’assistance, bien qu’en réalité, les procureurs ferment les yeux… mais pas les shérifs locaux. Eux se font un plaisir de coller des amendes, de passer par la case prison quelques jours, histoire de rappeler qui commande.
— Là-dessus, ils sont tranquilles. Ils ont de bons appuis, croyez-moi.
Vraiment ? Même face aux milices, qui menacent et harcèlent sans scrupule ? Provocations, insultes publiques avec noms d’oiseaux. ‘Border traitor’, ‘brown nest’[3] pour ceux qui hébergent des migrants hispaniques, ‘feeder of illegals’[4], etc.
Ils taggent aussi les panneaux indicateurs. ‘One day, we’ll fence you in too’, autrement dit, ils seront les prochains enfermés. ‘Red-blooded Americans don’t help invaders’ pour souligner qu’aider est une haute trahison. La plus effrayante, ‘Trepassers die. So do traitors’… clairement une menace de mort pour ceux qui secourent les clandestins.
Et si les mots ne suffisent pas, ils passent aux tabassages en règle à la tombée de la nuit, sur des sentiers ou terrains publics. ‘Oops. Je t’ai pris pour un migrant’.
Il y a aussi les tirs d’intimidation, toujours la nuit, dans des zones visibles ou audibles depuis la maison principale, en bordure de la propriété, cela va de soi. On sort avec la frontale et on voit un pick-up à feux éteints s’éloigner. Le lendemain, on retrouve des traces de pneu, des douilles.
Evidemment, des actes parfaitement illégaux mais presque jamais poursuivis, faute de témoins ou de volonté politique locale.
— Oh, rassurez-vous, avait ajouté le médecin, lisant dans ses pensées. Les milices du coin y vont avec des pincettes. Ils risquent gros s’ils vont trop loin.
— Gros… comment ?
— Vous verrez bien si vous y allez. Tout ce que je peux dire, c’est que le couple est fidèle à leurs convictions. C’est d’ailleurs la seule valeur qu’ils partagent avec des ranchers du coin. Moi, je les apprécie, même si je ne le crie pas sur les toits. Avec eux, on peut discuter au moins. Et puis, ils paient leurs factures en temps et en heure.
Quel genre de gens pouvaient se tenir aussi droits dans leurs bottes, sans trembler ?
Pas des novices, c’est sûr.
— Mark est un ancien prof d’agronomie. Elaine, une ancienne journaliste, spécialiste des questions sociales. Ils ont voyagé sur tous les continents pour aider des populations pauvres à se développer, surtout après des conflits armés. Ils travaillaient avec des ONGs, des entreprises, des agences gouvernementales et des agences de presse.
D’où leur réseau protecteur ? s’était interrogé Jeff tout bas.
— Un jour, ils ont décidé que l’Amérique avait assez de plaies à panser. Ils se sont alors installés ici, en plein désert.
Conclusion, les menaces, les coups bas, ils connaissaient déjà. Pas de quoi les faire plier. Le genre d’attitude que Jeff a toujours respectée. En tant qu’Apache, il sait ce que veut dire résister pour ses valeurs. Et s’ils soignent les migrants, peut-être qu’il n’aurait pas à baisser les yeux, à raser les murs, comme ailleurs, s’est-il dit.
La chose qu’il l’avait fait hésiter, c’est l’impact sur lui, sa vie, à travailler pour eux. Les milices, les voisins hostiles, les coups de fil anonymes. Il subissait déjà assez de mépris, les regards de travers, les contrats en catimini, les insultes gratuites, les sales rumeurs qui collent à la peau. Pourquoi en rajouter… sans bénéficier d’aucun appui, lui ?
Derrière le volant de son Ford F-250, il avait longuement pesé le pour et le contre, pour arriver à la conclusion qu’il n’avait rien à perdre à tâter le terrain, voir de ses propres yeux.
Dès le porche franchi, il avait compris en quoi les Callahan n’étaient pas comme les autres. À droite de la maison, collée au mur arrière, une énorme citerne reliée aux gouttières pour la récupération d’eau de pluie. Rare ici.
Plus loin, au sud d’une haute grange, quatre panneaux sombres, inclinés comme des écailles de reptile, tournés vers le soleil. Du solaire… qu’on ne croise pas souvent dans le comté. Les autres ranchers jurent encore par le diesel.
Devant le ranch house, un potager… Tomates, courges, piments. Des plantes irriguées au goutte-à-goutte, comme on peut en trouver dans la réserve de San Carlos et comme on n’en trouve plus dans les ranches blancs, qui achètent leurs légumes dans un supermarché à Douglas ou Tucson.
En posant le pied sur la terre, une odeur de bois fraîchement scié avait tout de suite attiré son attention. Son regard avait balayé les bâtiments jusqu’à une paroi réparée avec soin, sans drapeau comme un étendard, juste des planches solides pour consolider.
Quand les Callahan étaient apparus, Jeff avait souri de curiosité. Mark, massif, poivre et sel, ancré comme la terre, marchait avec assurance aux côté d’Elaine, blonde et vive, lumineuse comme une flamme. Ensemble, une seule force, enracinée et indissociable.
Ils l’ont accueilli avec simplicité et chaleur, sans trop d’effusion toutefois. Pas de sourires forcés, ni de gestes familiers. Juste ce qu’il fallait pour lui signifier respect et intérêt.
Son premier réflexe avait été la méfiance. Jouaient-ils un rôle ? Qu’essayaient-ils de lui vendre ? Dans quel but ? L’exploiter ? Le truander ? Il n’avait rien montré de ses doutes mais il avait bien compris qu’ils cherchaient à lui témoigner leur bonne foi.
En longeant les bâtiments, ils lui ont lâché le mot blissful. Il avait failli ricaner. Bienheureux, ici ? Dans une vallée où la poussière colle à la peau, où les milices rôdent, où les narcos traitent les humains comme de la marchandise, où chaque clôture est un rappel de tout ce qui a été perdu ?
Étaient-ils des illuminés ? Le vet’ l’avait pourtant averti des sobriquets que les gens du coin leur donnaient. Doc Hollywood, Google cowboy, Mr et Mrs Cornflower, le bleuet en référence à leurs opinions politiques.
— Soyons clairs, avait dit Mark avec un demi-sourire, en voyant l’incrédulité de Jeff. Blissful ne veut pas dire naïf. On ne vend pas du rêve, ici, ni le mythe du cowboy, sur lequel s’est construite la mentalité américaine, vous savez, qu’il suffit de ténacité et d’effort pour réussir. Foutaises. On n’est pas meilleurs que les autres et la nature a toujours le dernier mot. Faut rester humble. Pas imposer son mode de vie, comme s’il était universel, le seul viable.
Jeff avait retenu son souffle. C’était quoi le fond de leur pensée ?
— La plupart des gens ont oublié la triste réalité des fermiers venus s’installer sur cette terre qu’ils pensaient vierge. Ils étaient des pionniers, certes, mais combien sont morts de faim ou de froid, combien se sont noyés dans l’alcool, avant de sombrer dans la folie, sans percuter que d’autres hommes, comme ton peuple, avaient trouvé depuis des siècles comment survivre dans ce désert.
Mark avait prononcé ses derniers mots dans un souffle gêné, presque à contre-cœur.
— Blissful, c’est notre manière de dire qu’on veut un monde apaisé, avait ajouté Elaine avec force, proche de la nature, où chacun se respecte, chacun a une vraie place. Idéaliste, oui mais pas irréaliste.
Jeff avait souri. Encore de belles paroles.
— On sait ce qu’on dit de nous… On les laisse parler. Nous, on agit.
— Comment ?
— Si vous travaillez pour nous, vous le saurez bien assez tôt.
Il a l’art du teasing, le gaillard, s’était dit Jeff, en se marrant intérieurement.
— Il paraît que vous accueillez des touristes…
— Nous, on préfère les appeler guests. Parce qu’ici, ils ne viennent pas visiter. Ils viennent travailler, nous donner un coup de main lors de nos roundups ou passer une semaine à l’occasion de notre barbecue du 4 juillet.
— Long story short[5], avait précisé Mark, en croisant le regard sceptique de Jeff, ils cherchent ce qu’ils ont perdu. L’espace, le temps, la nature, le vrai.
— Et il y a ceux qui veulent comprendre ce qui se passe ici, avait émis Elaine en le fixant d’un regard mystérieux, pas à travers les journaux mais en vrai.
Voir ce qui se passe ici de leurs propres yeux ? Pour quoi faire ? Est-ce que ça changera sa vie et celle de son peuple ? Non. Et puis… Il y avait longtemps qu’il ne se faisait plus aucune illusion sur la quête de vérité des Indaaɫigáís. Ils ne voient que ce qui les arrange. La réalité, son peuple et lui la paient au prix fort. Encore aujourd’hui.
— Vous en avez beaucoup de… invités ?
— Je ne sais pas ce que vous appelez ‘beaucoup’, mais nous commençons à avoir une communauté conséquente avec une centaine de personnes, qui viennent régulièrement.
Une centaine d’invités… Certainement, des blancs de la ville qui viennent jouer aux cowboys. Une centaine, pas mal. Jeff ne l’aurait pas cru.
Les Callahan ont ensuite voulu savoir ce qui le motivait à leur offrir ses services. Eux avaient besoin d’un wrangler pour soigner et préparer les chevaux. Des bêtes difficiles, ils en ont quelques-unes mais rien de très excitant pour un type de son acabit. Ils ont parlé d’organiser dans l’année, s’il était d’accord, une ou deux journées de démonstrations avec des horse owners. Ils partageraient les gains.
— Ça fait longtemps que je caresse l’idée de me lancer dans le dressage de mustangs sauvages, lui a proposé Mark en se grattant le menton avec malice. On en ramènerait du centre d’adoption de Florence. Vous m’aideriez à les apprivoiser. Après, on les vend et on fait fifty-fifty. Ça, en plus du travail de wrangler, pour lequel on ne peut pas vous payer a fortune. Ici, on ne fait pas de promesse. On paie juste. En revanche, vous serez très bien logé et nourri. Nous soignons nos cowboys. Interested ?
Jeff a souri. Les Callahan ne savaient visiblement pas à qui ils avaient affaire. Aucun d’eux ne lisait Western Horseman ? Pourtant, il y avait eu son portrait. Quatre pages pleines. Bon, c’était il y a deux ans, mais ça comptait encore.
Long story short, pour reprendre l’expression fétiche de Mark, une journaliste avait entendu parler de lui par un vieux rancher du Wyoming. Curieuse, elle était venue le rencontrer, l’avait suivi plusieurs jours sans trop parler, appareil photo en bandoulière, bloc-notes discret.
Elle avait été surprise par sa méthode, instinctive, non-académique. Rien à voir avec les techniques dures qu’on enseigne dans les écoles de dressage. Lui, il observe, attend, communique. Il écoute les silences, les regards, les signaux presque invisibles.
Quand elle lui avait proposé d’écrire un article, avec photos, il avait d’abord décliné. Trop intrusif. Trop de lumière. La lumière attire les regards, et les regards finissent toujours par juger, déformer.
Et hors de question qu’une izdzán Indaaɫigáí[6] mette des mots dans sa bouche, le transforme en attraction exotique. Pour quoi faire ? Lui attirer des jalousies ? Faire rejaillir ces regards sur son peuple ? Non merci.
Et ce n’est pas comme si l’article allait lui rapporter plus de missions… Peut-être dans d’autres états. Mais Il refuse de quitter la région.
Deux raisons avaient fini par le faire plier. D’abord, les chevaux. Ils sont encore trop maltraités par des cowboys brutaux. Si sa méthode pouvait en inspirer d’autres, tant mieux.
L’autre lui est venue du conseil tribal de San Carlos. Laisser une trace, pas pour lui, mais pour les siens, les Apaches. Pour que, quelque part, reste une autre image que celle des westerns. Évidemment, il n’en a rien dit à la journaliste.
L’étrange blissful des Callahan, combiné à l’idée d’élever des mustangs sauvages collaient bien à ses valeurs. Et puis, il sentait, sans se l’avouer vraiment, qu’il avait besoin de se fixer. Après tant de routes et de poussière, il lui fallait enfin un lieu où poser ses sacoches, ne serait-ce qu’un temps. Alors, pourquoi pas là ?
Ils se sont serré la main. Deal made.
— Vous pouvez laisser votre cheval dans le corral ou dans l’un des boxes vides de l’écurie. Et votre pick-up et son trailer, vous pouvez le garer à côté de la maison qui sera la vôtre. Je vous y emmène.
Jusqu’ici, sa maison, c’était surtout son Ford F-250 ou son CM trailer cabossé, qu’il partageait avec son fidèle Dzeł[7], le mustang qu’il a lui-même apprivoisé, qui n’obéit qu’à lui, qui est le miroir de ses humeurs.
En découvrant son nouveau home sweet home, il avait eu un choc. Du solide, du propre, du spacieux. Soixante-dix mètres carrés, une chambre, un séjour, une salle de bain, une kitchenette. Le grand luxe.
Leur blissful n’était pas un vain mot. Tout ici respire le simple, le fonctionnel, le bien tenu.
Le blissful… il a dû néanmoins le gagner à la sueur de ses bottes avec les deux figures bien trempées de Silver Pike, le old grouch Archie Littlefield et Eldon McCrae.
Archie, silhouette sèche et noueuse, est un drôle de mélange, moitié White Mountain, moitié Irlandais. Ça se lit sur sa peau, dans ses silences, dans sa façon de grincer des dents au lieu de parler. Il a le dos fichu par des années de travail et une vieille chute de cheval. Il ne monte plus, mais à soixante-douze ans, ses yeux n’ont rien perdu de leur acuité, sous son vieux Stetson crème. Taiseux, il ne supporte pas les tenues débraillées. Il porte toujours une chemise impeccable, des bottes cirées, et un colt à l’étui qu’il astique comme une relique sacrée.
On sait peu de choses sur lui. Il est né entre Tombstone et Sierra Vista. Il aurait failli se marier, deux fois. La deuxième était Mexicaine. Ça a mal fini.
Il aurait été pisteur, puis garde forestier, éclaireur aussi, paraît-il, et même membre d’un détachement civil entre l’Arizona, le Nouveau-Mexique et l’ouest du Texas. Bref, un passé flou. Ce qui est sûr, c’est que les armes semi-automatiques, les méthodes de survie et de combat, les codes radios et les cartes topographiques, il connaît par cœur.
Rien ne lui fait peur, rien ne l’impressionne. Des milices, il dit “c’est pas des patriotes, mais des gamins frustrés avec des armes de guerre.”
A part ça, il garde pour lui ses convictions, même si sa méfiance envers l’État fédéral et les idéologues de tout bord, et ses silences sur l’immigration laissent deviner un homme marqué par une Amérique divisée. Pas haineux, mais désabusé. Pas violent, mais prêt au conflit, si ça doit péter.
Les Callahan l’ont accueilli il y a cinq ans, sans se faire d’illusions sur l’homme, qui a roulé sa bosse dans des coins où personne n’y mettrait les pieds, mais sans famille, sans ami et fauché comme les blés, sa retraite tient dans une boîte à munitions cabossée.
Alors, ils lui ont offert de quoi manger, des soins médicaux si besoin, un mobile home aménagé à côté du hangar à tracteurs, où il vit avec Shadow, son chien aveugle. En échange, Archie fait de menus travaux et garde un œil sur la propriété.
Archie et Jeff, ils ne se sont jamais vraiment parlé. Pas besoin. Dans les yeux du vieil homme, le murmureur a tout de suite reconnu un morceau de lui… qui a toujours dû se planquer entre deux mondes, sans jamais être accepté nulle part. Et ça, Jeff connaît.
Ils ne s’aiment pas comme des frères, ne s’appellent pas « amis ». Ils sont plutôt deux loups solitaires qui ne chassent pas ensemble, mais savent lire la même trace dans la poussière. Dans le désert, quand il faut flairer une piste, écouter le vent, lever les yeux au bon moment… Archie voit la même chose que Jeff et ça suffit.
Eldon est un autre genre de vétéran. À soixante ans passés, celui qu’on appelle Dusty – sans que personne ne sache vraiment pourquoi - ne jure que par la poussière de Silver Pike, qu’il arpente depuis trente ans. Bourru, aussi bavard qu’Archie, il est d’une loyauté de roc. C’est un pilier du ranch, une âme rugueuse qu’on ne fait pas changer d’avis.
Dusty a connu les fondateurs du ranch, les Sullivan. Vingt-cinq ans qu’il les a côtoyés. Il a vu la famille s’agrandir, les enfants devenir adultes, se marier et devenir parents à leur tour… et les vieux… ils ont disparu. Ils sont enterrés là-bas sous le grand chêne, avec leurs aïeux.
Les problèmes sont devenus ingérables, quand le père est tombé malade. Saloperie de cancer. Entre achat de matériel agricole et soins médicaux, les dettes se sont accumulées massivement. À sa mort, la situation financière était catastrophique. La mère et ses enfants n’ont plus eu le choix que de vendre la propriété, cent cinquante ans après l’acquisition des terres par les aïeux, eux qui se voyaient transmettre ce patrimoine à leur descendance. C’était il y a six ans.
Eldon l’a accueilli en lui jouant la même scène qu’aux Callahan à leur première visite de la propriété. L’acte III du Grizzli mal léché, le regardant comme un intrus. Ça l’a fait marrer. Lui, le Chiricahua qui vient de ces montagnes, un intrus ? Jeff n’a pas relevé. Dans le fond, ce genre de types n’est pas méchant. Ils te mettent à l’épreuve, comme il le fait lui-même.
Au fil des semaines, Jeff a su se montrer à la hauteur pour conduire un troupeau et plus précieux, suivre à la trace, sans bruit, des animaux. Pratique pour éloigner des prédateurs comme les coyotes, les pumas et les ours mais aussi retrouver des vaches égarées dans des zones accidentées. De son côté, il a appris à estimer Dusty. Très bricoleur, inventif, connaissant toutes les astuces pour exploiter les moindres ressources, il est très efficace pour réparer une selle, une clôture, un engin. Entre le cowboy et l’indien, un duo solide s’est formé, assez pour que le vieux briscard se livre, parfois, à sa façon.
Les mois passant, Jeff a pris la mesure du blissful des Callahan et des paroles de Mark à son arrivée. « Nous, on agit ». Silver Pike n’est pas seulement un ranch qui fait pousser un potager sans pesticides, produit sa propre électricité ou élève des veaux sans hormones de croissance… ce qui fait encore pester Dusty, parfois.
Ici, on ne ferme pas la porte aux migrants blessés. Et ça, dans le comté, c’est une faute impardonnable, considérée comme un affront patriote et une injure envers certains ranchers. Une position qui fait rager Dusty, même s’il la respecte et l’admire d’une certaine manière, sans le dire bien sûr.
Lui, Jeff, devant les pressions les menaces, avait pensé repartir, se disant qu’il valait mieux tracer sa route, qu’il n’avait pas besoin d’être mêlé à ce combat qui ne le regardait pas.
Mais le courage que témoignaient les Callahan à résister aux provocations, sans baisser les yeux, ni plier, l’a fait réfléchir. Il n’était plus seul à vivre sous le feu des injustices. Et pour lui, qui n’avait jamais eu d’endroit où poser ses sacoches sans être aux aguets, c’était une vraie différence. Alors, il a laissé ses sacoches dans le placard.
Une autre chose que le murmureur apprécie à Silver Pike, c’est leur discrétion. Pas une question sur son peuple, sa langue… sur lui, sa vie. C’est lui qui décide de ce qu’il veut confier. Tout juste lui a-t-on demandé d’où il venait. Period. Il aurait pu sortir de taule… ça a failli lui arriver d’ailleurs. Mais ces emmerdes, c’est derrière lui. Et ici, la vie est simple, tranquille, joyeuse. Pas de prise de tête.
Les guests sont pour la plupart intéressants, parfois trop speed à son goût. Mais logique, ils viennent de la ville avec ses bouchons, ses foules, son bruit incessant, son agitation, et sa vie sur écran. La télévision avec ses programmes non-stop et son matraquage publicitaire. L’ordinateur est devenu désormais personnel et portable qu’on trimbale partout toute la journée, à fond dessus sans tête lever. Drôle de progrès à communiquer avec des gens à l’autre bout de la planète mais incapable d’engager une conversation avec son voisin. Et il y a le téléphone mobile toujours en poche, comme un gun qu’on dégaine au moindre bip, au nez et à la barbe de son interlocuteur. Et dernière trouvaille, le smartphone, le téléphone qui fait plus que téléphone. Pour quoi faire, être plus connecté, isolé ? Devenir zombie ?
— Good question, a lancé Mark un jour alors qu’ils discutaient de ces dernières innovations technologiques et des réseaux sociaux. Mais il y a un côté positif pour nous là-dedans. To make a long story short il arrivera un jour où les gens seront saturés d’être connectés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils auront besoin d’endroits comme Silver Pike pour se recentrer, faire une pause loin de la frénésie qui les éloigne de l’essentiel, d’eux.
C’est qu’ici, on est au milieu de nulle part. Compter les gens, c’est plus vite fait que compter les bêtes. Le tout puissant n’est pas l’homme ni Dieu, mais la nature et le temps.
En plus du dressage de mustangs, le wrangler a en charge une cinquantaine de quarter-horses et d’Apaloosas qui vivent en liberté dans les prairies autour du ranch, sauf une vingtaine, qui, par rotation, reste au corral pour être montés et travailler le bétail.
Deux mille cinq cents têtes de Long Horn et Black Angus composent le cheptel. Une partie paît dans les champs proches de la ferme. Les autres sont à l’état sauvage dans la montagne. De la viande vendue dans les restaurants chics des grandes villes d’Arizona et du Nouveau Mexique. Ce bétail représente une grosse part du patrimoine de Silver Pike, complétée par les revenus des cinq suites qu’ils louent sur un séjour minimum obligatoire de trois jours.
Pourvu que Silver Pike tienne face à la crise ! Les idéaux, c’est bien mais ça ne nourrit pas. En quelques semaines, ça a été l’hécatombe. Des millions de personnes se retrouvent sur le carreau, sans toit et sans job, obligées d’accepter n’importe quoi à n’importe quel prix pour survivre. Des familles entières vivent dans leur voiture, quand elles en ont encore une ! Tout est bradé. Faudra des années pour s’en remettre. Depuis 1929, on n’a jamais vu ça. Faute de clients, les boutiques ferment comme des dominos.
Seuls résistent les grands établissements, les discounters et les fast-food shops de quartier. Un bond en arrière de près de quatre-vingt ans pour bon nombre de familles de Indaaɫigáís. Ce ne sont plus les Noirs, Porto-Ricains, Mexicains et autre Hispanos only qui sont touchés. C’est toute la classe ouvrière et moyenne qui s’en prend plein la figure. Blancs, pas Blancs. Leur valeur Travail en prend un coup. Jusqu’ici, ils pensaient qu’il suffisait de se tuer à la tâche pour récolter les fruits, très prompts à taxer les pauvres de gros fainéants. Ils vont devoir réviser leurs principes et leur mode de pensée, dans le bon sens !
Côté ranchers, ce n’est pas la joie. Les experts prédisent une chute drastique du prix bétail due à l’effet combiné de la baisse de la consommation en viande, de la hausse des coûts d’exploitation entre la flambée probable du prix des céréales, de l’eau et du carburant. Et fini les crédits saisonniers pour acheter du bétail ou une machine agricole, réparer les clôtures !
Résultat pour les éleveurs, un effondrement des revenus. Ceux qui possèdent des terres potentiellement intéressantes à la vente, pourront s’en sortir en cédant des parcelles. Les compagnies d'assurance, les gestionnaires de fonds spéculatifs et les promoteurs immobiliers considèrent de plus en plus les terres agricoles comme un investissement stable et lucratif face au marché volatile actuel. De premiers ont débarqué pour prospecter.
Les autres, ce sera perte sèche avec une vente de bétail à perte et même l’hypothèque de leurs terres. Mais les plus mal lotis sont les tous petits éleveurs et ceux qui utilisent les terres fédérales pour leur exploitation, déjà coincés entre les lois fédérales très contraignantes et les actions des écolos. Pour eux, ce sera direct la saisie de leurs biens.
— Ou vente forcée, mais dans les deux cas, ça va faire du grabuge dans la région. Long story short, ceux qui ont les moyens d’acquérir ces fermes à bas prix, ce sont des citadins. Entre la ruine et ce choc culturel, j’espère qu’il n’y aura pas trop de suicides.
Pour parer le choc, les Callahan ont décidé d’avancer la vente de leurs bêtes, d’autant que la météo annonce une arrivée précoce des vents froids d’hiver. Raison pour laquelle, le roundup[8] d’automne est organisé la semaine prochaine, pour profiter de la présence des trois guests arrivés hier soir.
Il y a les Whitmore, riches propriétaires d’une chaîne de magasins d’ameublement de New York et Marianne Delaney, une comptable de Denver. Des habitués sur qui on peut compter. Ils montent bien à cheval et connaissent le job. Ça ira pour regrouper les vaches aux alentours et celles des flancs nord. Mais pour celles, sauvages, au sud-est dans la zone escarpée de Guadalupe Canyon, ça ne sera pas suffisant. Ils devront embaucher des cowboys professionnels.
Les patrons ont aussi tablé sur la partie Hospitality, en mettant le paquet ces derniers mois sur les étrangers, surtout les Européens. Le dollar a dégringolé face à l’euro et la livre sterling. Fingers crossed que leur plan marche… vite ! Car, avec la globalisation des marchés, la crise va se propager à la vitesse grand V. Et pour eux aussi, ça va faire mal.
— On verra, répète Mark avec son éternel optimisme. On trouvera une solution.
Jeff admire ce flegme mais la situation est quand même tendue. Car, pour l’instant, avec les réservations, on est loin du jackpot.
Une réservation étrangère. La Frenchie qui vient d’arriver. Elaine et Mark veulent la soigner pour qu’elle fasse de la pub en Europe, notamment en Suisse, pays riche où elle habite. Croisons les doigts. Doublement. Ils n’ont pas besoin de boulets.
Car à cette minute, Jeff se demande ce qu’ils vont pouvoir en faire. Est-ce qu’elle sait monter à cheval ? Elaine dit que oui. Elle l’a bien précisé cette exigence à la Frenchie, qui lui a répondu qu’elle avait fait du cross et du trek, deux disciplines qui, en effet, requièrent un bon niveau d’équitation. Mais… c’est ce qu’elle dit. Faut voir.
Si c’est pareil que son niveau d’anglais, ils ne sont pas sortis de l’auberge. Elaine a certifié qu’elle parlait bien l’anglais. Cours élémentaire première année, oui ! Tout à l’heure, dans la plaine, il lui a juste demandé si elle était perdue et s’il pouvait l’aider. Elle n’a rien capté ! « I beg your pardon… » Ce n’est pas Shakespeare ici. De toute façon, on dit bien que les Froggies sont pas doués en anglais, à moins que ce soit leur côté snobby !
Car, faut voir comment elle est sapée et comme elle se tient. Où elle se croit ? On est dans un ranch, ici. Pas un club de vacances quatre étoiles !
Alors, Elaine peut dire tout ce qu’elle veut, avec Dusty, ils ont décidé de poser le cadre d’emblée. Peut-être pas délicat mais efficace… et drôle. Fallait la voir dans sa Chevy dégueulasse avec son attitude. Elle a intérêt à capter rapidos qu’ici, on ne joue pas à sa star. Ça devrait le faire si, comme Elaine le dit, elle est globe-trotter.
À propos, en cas de danger, comment ils vont l’appeler ? Comment on prononce son nom ? Saïraiel, Siraiel, Graandger ou Graangiiir ? Ils ne vont pas dire Hey, Mademoiselle ?
— J’espèr’ qu’on va pas s’taper une goatleg doublée d’une tortue en soie, s’est plaint Eldon, quand ils la guidaient jusqu’au ranch.
En astiquant le mors de Whoopie Fire, le jeune étalon qu’il éduque depuis plusieurs semaines, Jeff se marre encore. Sacré Dusty avec son humour brut de fonderie à ressortir les vieux clichés sur les Frenchies qui peuvent faire des nattes avec leurs poils aux jambes. À première vue, wrong. Quant à son allusion à sa lenteur snobinarde, il n’y croit pas. Son regard est vif et honnête. Elle est plutôt du genre à dire tout haut ce qu’elle pense.
— Par contr’, tu peux pas dire, she’s sophisticated !
— T’as pas vu de près ! A abondé le wrangler en se souvenant de sa mine pincée, quand il s’est penché sur elle pour l’étudier de près. J’espère qu’elle critiquera pas tout. Il paraît que les Froggies n’arrêtent pas de critiquer, tout, tout le temps, d’un air supérieur.
— Ça l’f’ra pas. Elaine dit qu’elle est nice, qu’y faut pas s’fier aux apparences…
— Don’t judge a book by the cover. Elle me l’a dit aussi. Wait’n’see.
Bon, il est temps d’aller se préparer pour le dîner, se dit-il en se levant. Premier dîner avec une Froggy.
[1] Homme blanc, en apache. Prononcer Inda-h’li-gaï
[2] Mon fils, en apache
[3] Traître de la frontière, nid de morenos, etc.
[4] Mangeoire à illégaux.
[5] Pour faire court
[6] Femme blanche
[7] « montagne » en apache
[8] Rassemblement saisonnier du bétail laissé paître dans les pâturages et la montagne. Il y en a un au printemps, permettant de répertorier et de marquer les nouveaux-nés, et un à l’automne pour ramener les bêtes dans des pâtures plus clémentes.

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