Prologue.
La neige tombe à gros flocons, recouvrant le pays de Borest d’un manteau immaculé. Une nuit d’hiver comme tant d’autres au village de Bärglade – silencieuse, figée, irréelle. Seules quelques torchères et lanternes dispersées aux abords de l’unique route et des bâtiments tranchent avec la froideur du paysage.
Au loin, perchée sur la plus haute colline, entourée par d’immenses champs en hibernation, la forteresse de Sylandar et ses imposantes murailles opalines, est elle aussi plongée dans une torpeur immobile. Au travers des hautes fenêtres de ce labyrinthe de couloirs, les trois lunes peinent à faire danser leurs rayons glacés sur les dalles de marbre blanc. Un fragile équilibre flotte dans l’air, prêt à se rompre à tout instant.
Soudain, les cliquetis aigus d’une armure d’argent brisent la quiétude. Un jeune soldat, son casque sous le bras, se précipite dans les escaliers du château. Il se hâte vers les appartements du Grand Prêtre, son souverain.
Après avoir gravi cinq étages au pas de course, il s’immobilise devant les grandes portes de bois rouge, haletant. Ses yeux parcourent les moulures gravées d’animaux et de fleurs, tandis qu’une inquiétude le saisit : l’information qu’il s’apprête à transmettre est capitale, mais il doute du bien-fondé de sa mission.
Les portes s’ouvrent brusquement, le font sursauter. Devant lui, dans sa robe de nuit sombre, le Grand Prêtre se tient droit, un sourire satisfait sur les lèvres et les yeux grands ouverts, effrayant.
— Vous l'avez trouvé !
Figé par la peur, le soldat acquiesce d’un mouvement hésitant.
— Faites-le conduire aux ergastules ! ordonne le Grand Prêtre d’un geste dédaigneux de la main. Je vous y rejoins au plus vite !
Sa voix autoritaire glace le sang du jeune homme qui fait de son mieux pour garder contenance.
— Doit-on prévenir sœur Lindelle ? ose-t-il demander d’une voix chevrotante.
Le Grand Prêtre le fixe en silence, impassible, une détermination furieuse dans le regard. Puis, sans un mot, il referme les portes avec violence.
Le soldat laisse retomber ses épaules et expire lentement. Il secoue la tête, puis s’empresse de rebrousser chemin.
—
La cellule est aussi sombre que le désespoir. Encadré par deux soldats lourdement armés, le prisonnier peine à y pénétrer – sa jambe gauche est fracturée, ses mains liées dans son dos et sa tête recouverte d’un sac de jute.
Les gardes le bousculent à l’intérieur. Il trébuche, son corps percute le sol de pierre glacé. Plusieurs rats le frôlent en s’enfuyant. Ses geôliers referment la porte avec un rire sadique, puis verrouillent la serrure dont les cliquetis résonnent dans le sous-sol immense. L’air est humide, lourd, étouffant – un mélange funeste d’égout, de mort, de cadavre en décomposition.
Assommé, l’homme met plusieurs secondes avant de retrouver son souffle. Il se relève avec peine, s’adosse contre un mur, le froid le mord à travers sa chemise blanche tachée de sang. Son pantalon en toile est déchiré, laissant apparaître une vilaine blessure sur sa cuisse, d’où s’échappe un filet carmin. Chaque mouvement est un supplice. Seule note de lumière dans ce tableau désolant : une magnifique clé aux reflets cuivrés pend à une chaînette autour de son cou, irradiant une chaleur orangée. Sa respiration s’apaise à mesure qu’elle se répand dans son corps meurtri.
Brusquement, la serrure tinte à nouveau, la porte s’ouvre avec fracas. Une poigne le saisit fermement par l’épaule, le traîne hors de la cellule. Dans le couloir, un courant d’air glacial se promène, saisissant le prisonnier jusqu’à la moelle de ses os. Il est précipité dans une autre pièce, mieux éclairé que la première. Un coup dans les jambes le projette au sol, à genoux. Sans ménagement, on lui arrache le sac de la tête. Lorsqu’il lève les yeux, le Grand Prêtre se penche sur lui.
— Ils deviennent de plus en plus faibles, murmure-t-il en relevant son visage avec ses doigts griffus.
L’homme repousse sa main d’un mouvement brusque qui fait virevolter ses cheveux bruns. Son regard azur brûle de furie.
— Touchez-moi encore une fois et je vous le ferai payer !
Le Grand Prêtre l’observe un instant, les yeux ronds, puis éclate de rire.
— Et de quelle manière, sans pouvoir ?
Avec un sourire cruel, il fait se balancer la clé de cuivre devant les yeux du prisonnier, qui retient son souffle.
— Rendez-moi ça ! Vous ne savez pas ce que vous faites ! crie-t-il en tentant de se libérer.
Le Grand Prêtre pose sa main sur son front en fermant les yeux. Aussitôt, une lueur verdâtre jaillit de son membre et le visage du prisonnier se fige, foudroyé par une douleur insupportable qui lui arrache un hurlement.
Soudain, un flash lumineux l’aveugle, il retombe au sol, vidé de ses forces. Tandis qu’il cligne des yeux pour retrouver la vision, un bras se glisse autour de ses épaules et l’attire vers l’extérieur. Ses liens se défont au moment où il entend le cliquetis de la serrure qu’on referme. Des mains solides le soulèvent, on l’aide à courir, vite.
— N’ayez crainte, Sir Yvan ! Nous sommes venus vous sauver !

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