Chapitre I partie 2
La sonnerie stridente de son smartphone le réveille en sursaut. Il raccroche si vite au nez du démarcheur que le sujet de son appel lui échappe. Luttant pour se réveiller, les yeux perdus dans le vague, Chris essaye de se rappeler la nuit passée. La douloureuse barre qui lui traverse le front est un indice pertinent sur la quantité d’alcool qu’il a ingurgité. Il se relève lentement en reprenant ses esprits avec peine, une affreuse migraine lui martelant la tête.
— Ah… saleté de vin...
En s’asseyant sur le lit, quelque chose glisse sur sa poitrine. C’est La clé, pendue à une chaîne en argent autour de son cou, elle scintille d’un éclat mystique. Lorsque ses doigts l’effleurèrent, une sensation indescriptible parcours son corps tout entier et, dans un souffle, sa migraine s’évapore. Abasourdi, Chris reste plusieurs secondes le regard figé sur l’énigmatique objet.
— Attends… comment elle est arrivée là ? Je ne me souviens pas l’avoir mise… et comment j’ai atterri dans mon lit ?
Incrédule face aux questions qui l’assaillent, il se relève et se presse vers la cuisine – une bonne dose de café effacera sûrement le souvenir gênant de cette soirée alcoolisée et lui permettra d’y voir plus clair. Deux grandes tasses accompagnées d’un paquet de biscuits plus tard, Chris décide de retirer son mystérieux pendentif. Même si l’objet est très joli, il ne lui appartient pas. D’ailleurs, il ne sait pas d’où il provient, qui l’a touché, et pire encore – qui le lui a mis autour du cou.
Dans la salle de bains, Chris le pose délicatement sur le rebord de l’évier. Aussitôt, son magnifique éclat décline, si bien que la clé ne ressemble plus qu’à un vulgaire morceau de charbon, terne et triste. Pensant à une réaction chimique avec un résidu de détergent, Chris la reprend dans le creux de sa main, et elle retrouve aussitôt son éclat.
Intrigué, il passe les vingt minutes suivantes à la poser sur différentes surfaces et dans différents liquides pour tester sa réaction. À chaque fois, son éclat décline lorsqu’elle n’est plus à son contact, comme si l’objet disposait de sa propre conscience. Il esquisse un sourire face à cette idée peu cartésienne, mais ce comportement irrationnel pour un objet inerte ne le rassure guêre. « Malgré ça, ce n’est qu’une clé, elle ne peut pas me faire de mal » pense-t-il, avant de la rincer pour la remettre à son cou.
Déterminé à en savoir plus, il s’assoit sur son lit et attrape son ordinateur portable, confiant à l’idée de trouver des informations dans la mine qu’est internet. Mais l’intitulé de sa recherche s’avère compliqué à formuler.
« Comment décrire rationnellement un objet capable de produire des sons et de s’illuminer pour attirer l’attention ? »
Malheureusement pour lui, après une bonne centaine de sites visités, plus ou moins douteux, la seule chose qui lui paraît certaine, est qu’il doit prendre rendez-vous chez l’ophtalmologue.
Une publicité pour les services d’un serrurier s’affiche subitement sur son écran.
« Mais c’est évident ! Qui mieux qu’un expert en serrure pour s’y connaître en matière de clé ? Merci les pop-up. »
Il enfile rapidement ses vêtements de la veille et attrape son sac pour rendre visite à celui situé en bas de sa rue.
—
Chris déchante, son échange avec le serrurier est insensé. Ce dernier vocifère, arguant que ce n’est qu’une banale clé de placard en acier et qu’elle n’a rien qui mérite que l’on s’y intéresse, ou qu’on la porte comme un bijou.
— Mais enfin, vous êtes aveugle ? Ce n’est pas une clé de placard ! Vous avez déjà vu de l’acier aussi brillant ? fulmine Chris, agacé et dubitatif.
— Arrêtez de vous moquer de moi, jeune homme, rétorque l’artisan sur un ton passablement énervé. Ce n’est qu’une vulgaire clé de placard en acier grossier ! Allez-vous-en, j’ai des clients à servir !
Alors qu’il fait demi-tour pour quitter l’échoppe, Chris lance un « Vous voulez ma photo ? » à deux vieilles dames qui le fixent avec mépris.
Ce n’est qu’après avoir rendu visite à la quasi-totalité des serruriers de la ville qu’il envisage sérieusement l’éventualité de problèmes cérébraux. Tous ont tenu le même discours : « ce n’est qu’une clé de placard en acier quelconque ».
L’esprit embrouillé d’élucubrations de plus en plus farfelues, il se rend à la bibliothèque municipale, dernier endroit où trouver d’éventuelles réponses selon lui. Son raisonnement le pousse à croire qu’il existe forcément un ouvrage parlant d’un tel objet ou décrivant l’histoire d’une personne qui en aurait possédé un.
Au bout de quatre arrêts de bus, il se retrouve devant l’imposant édifice, se souvenant avec nostalgie y être régulièrement venu étant enfant. Une autre période laborieuse de sa vie, enfouit dans un recoin de sa mémoire.
À cette époque, lire était une manière pour lui de fuir le monde extérieur et la méchanceté de certains de ses camarades. Il appréciait tout particulièrement la littérature de fantasy, avec ses histoires de magies, peuplées de chevaliers, de fées, d’elfes, de monstres, et autres créatures diverses.
« Les gentils contre les méchants. Le bien triomphant du mal. »
Même si l’aspect Manichéen de ces contes le laisse indiffèrent à présent, le plaisant souvenir de ces mondes imaginaires, sans barrières ni limites, fait naître un large sourire sur son visage. Avec une pointe d’amertume, il réalise qu’en vieillissant, les responsabilités et la vie d’adulte ont étouffé cette candeur, tuant par la même occasion l’immense réconfort que lui procuraient ses promenades fantastiques.
« À quel moment de ma vie ai-je arrêté de rêver ? »
Il secoue la tête, puis pénètre dans l’immense bâtiment – une ancienne gare ferroviaire, reconvertit en bibliothèque au début du vingtième siècle, lorsqu’il fallut en construire une plus grande, pour accueillir plus de passagers. Il passe la grande porte vitrée à tambour, sans convictions sur la suite à donner aux événements. Mais l’endroit regorge de milliers de livres, pour certains rangés là depuis plus d’un siècle. Ils disposent même encore ces grandes échelles à roulettes, tant les rayonnages en chêne massif sont hauts – certains dépassant les quatre mètres. D’immenses lustres en laiton, paré de pampilles de cristal, éclairent la pièce en projetant des faisceaux lumineux multicolores sur le sol en dalles de marbre. L’ancienne galerie fait environs trente mètres de long, pour vingt mètres de large, et huit mètres de hauteur sous plafond. Au centre, un immense dôme verrière en fer forgé, dans un style Art déco, laisse pénétrer la faible luminosité extérieure. Le long du côté droit, une rangée de fenêtres en arches illumine de petites alcôves, où des tables et des chaises en bois foncé servent de lieu de rendez-vous aux étudiants de tous bords, et autres passionnés de bibliophilie. Le tout s’anime studieusement, dans un silence de cathédrale.
Chris s’avance vers le guichet derrière lequel, une femme d’un certain âge est assise. Ses longs cheveux gris remontés en chignon, les yeux plissés derrière ses lunettes aux montures « œil de chat » dorées, elle le dévisage.
— Bonjour, madame.
— Que puis-je faire pour vous, jeune homme ?
Son ton exaspéré laisse Chris dubitatif. Il reprend :
— Je cherche un ouvrage assez spécifique. Auriez-vous quelque chose sur les objets anciens ou disons... hors du commun ?
— Si vous parlez de bricolage, nous avons un tas d’ouvrage sur les outils ou encore le montage et la fabrication de meubles. Sinon, vous pouvez regarder au rayon ésotérique. Il est au fond à gauche. Il contient certains des ouvrages les plus anciens de la bibliothèque.
— Merci beaucoup. Je vais y jeter un œil, la remercie-t-il en hochant la tête.
L’espace réservé à l’ésotérisme est le seul dépourvu de fenêtre et fermé par d’épais rideaux de velours rouges – les rayons du soleil n’étant pas vraiment amis avec les ouvrages anciens. À l’intérieur de l’alcôve, une petite applique en bronze, suspendu à l’angle d’une bibliothèque et surplombant un petit bureau en bois d’ébène, éclaire d’une douce lumière ambrée qui réchauffe l’aspect lugubre et engoncé de la pièce.
Sans savoir par où commencer, le regard de Chris est instinctivement attiré par un imposant livre relié de cuir bleu intitulé Les différents objets magiques et leur utilité. Mais l’ouvrage s’avère ne parler qu’essentiellement des bâtons, baguettes, potions et autres objets de contes de fées. Quelques minutes plus tard, perché en haut de l’échelle à rayonnage, il s’attarde sur un autre ouvrage – Bibelots et autres babioles des contes Arthuriens. Un reliquaire de l’odyssée Arthurienne, décrivant fonctions et emplacement de divers d’entre eux. Mais là encore, aucune information susceptible de l’aider dans sa quête.
— Bonjour. Vous avez besoin d’un coup de main ?
Une douce voix féminine le fait sursauter. Il se retourne et dévisage la magnifique jeune femme qui se tient devant lui – ses très longs cheveux blond clair sont nattés sur le côté et ses grands yeux d’un vert profond semblent vouloir transpercer l’âme de ceux qui se risquent à y plonger les leurs. Sa tenue est sobre, mais élégante – un jean avec un t-shirt blanc surmonté d’un blouson en cuir marron.
Bien qu’il n’ait jamais vraiment eu d’attirance physique pour les femmes, Chris ne peut rester de marbre face à l’aura envoûtante et séduisante qui se dégage d’elle. Mais au fond de lui, une intuition l’incite à garder méfiance.
— Euh… oui, bonjour ! peut-être hum… bégaye-t-il.
— Cela concerne l’objet que vous portez contre votre poitrine ? demande-t-elle en esquissant un sourire.
Son regard pointe aussitôt la clé qui scintille entre les pans de sa chemise entrouverte.
— Oui, c’est ça… mais ce n’est pas une vulgaire clé en acier…
Chris n’a pas le temps de finir sa phrase que l’intrigante le coupe :
— Évidemment. Le précieux métal qui la compose est d’une rareté sans égal. Et au vu de son scintillement, ainsi que des inscriptions dont elle est parée, je vous confirme qu’elle est tout, sauf ordinaire.

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