Chapitre II
Le lendemain, Chris s’éveille paisiblement à presque dix heures du matin. Le soleil brille par la fenêtre de sa chambre, projetant sa douce lumière incandescente sur les murs. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas passé une nuit aussi reposante – aucun rêve ou cauchemar n’est venu la perturber.
Assis au bord du lit, il s’étire avant de se lever – direction la douche. Même s’il ne pense pas que cela pourrait abîmer la clé, il préfère la retirer et la pose sur l’évier. Sous l’eau chaude, il reste de longues minutes, se délectant de l’agréable sensation du ruissellement sur son corps.
Une fois habiller et coiffer, il décide de sortir prendre un petit déjeuner en ville. Lorsqu’il reprend la clé, elle arbore à nouveau cet aspect charbonneux et terne, mais son éclat reparaît dès qu’elle est en contact avec sa peau.
— Un lien magique hein ! dit-il en esquissant un sourire. Mais pourquoi moi ?
Sa question résonne dans sa tête, suspendu au fil de ses pensées qui, pour la première fois depuis la disparition d’Yvan, sont bien moins embrouillées.
—
Il se rend au Café de la Tour, à quelques rues de son appartement. L’endroit s’appelle ainsi, car il se trouve dans l’ancienne salle de garde d’une tour défensive de l’époque médiévale de la ville. Les vieilles pierres apparentes sont mélangées au mobilier en bois et fer forgé dans un style industriel très à la mode. De grandes baies vitrées donnent sur la rue et permettent un éclairage plus naturel quand le soleil est clément. À cette heure, l’endroit n’est pas très animé.
Florian, barman et ami de Chris, le salue avec un grand sourire. Arrivé à sa hauteur, Chris se penche sur le comptoir pour l’embrasser. Tous les deux se connaissent depuis plusieurs années, et même s’ils se sont perdus de vue après la disparition d’Yvan, Florian ne lui en a jamais tenu rigueur. Il est l’un de ses quelques amis sur lesquels Chris sait qu’il peut encore compter.
— Comment vas-tu ? demande Florian.
— Ça va bien, merci. Et toi ?
— Ça tombe bien que tu sois passé, j’ai un truc de fou à t’annoncer ! s’enthousiasme-t-il. Tu te souviens de Blanche, avec qui je sors depuis cinq ans ?
Chris hoche la tête.
— On va avoir un bébé !
Surpris et heureux de cette nouvelle, Chris le félicite.
— C’est super ! Toutes mes félicitations ! Vous connaissez déjà la dâte ?
— Le 10 mai, comme moi ! Et tu veux savoir le meilleur ? C’est un garçon !
Emporter par l’enthousiasme de Florian, Chris se lève et l’enlace en déposant un baisé sur sa joue. Ému, son regard s’embrouille de larmes.
— Je suis sûr que tu vas être un super papa.
Florian lui rend son accolade.
— Ah, voilà Blanche justement, annonce-t-il en pointant l’extérieur du café.
Mais Chris n’a pas le temps de reconnaître la jeune femme qu’il aperçoit un énorme camion fonçant dans sa direction. Comme d’instinct, sans vraiment s’en rendre compte, il lève les bras dans sa direction. Une chaleur mystique envahit tout son corps, ses membres lui semble sur le point de fondre. Mais alors que le mastodonte d’acier s’apprête à percuter la jeune femme au milieu de la route, il s’immobilise en une fraction de seconde. Affolé, Florian se précipite pour rejoindre sa bien-aimée. Chris reste plusieurs secondes immobiles, en transe, les bras tendus en avant. À mesure que la sensation de chaleur le quitte peu à peu, il reprend ses esprits. À son cou, la clé rougeoie tel un fer chauffé à blanc.
Les vociférations de Florian à l’encontre de la camionneuse le ramènent à la réalité, et il s’empresse de les rejoindre. Après s’être assuré que Blanche allait bien, il tente de raisonner son ami. La conductrice, une femme ordinaire d’une quarantaine d’années, de forte corpulence, avec de courts cheveux marron cachés sous une casquette en jean, se confond en excuses, assurant qu’elle ne l’a vu traverser qu’au dernier moment. Lorsque son regard croise celui de Chris, l’étrange impression de la connaître le saisit à nouveau. Florian finit par se calmer, remerciant le ciel que le camion ait de bons freins. Sans plus de discussion, la femme saute derrière son volant et reprend sa route.
—
De retour dans le café, Chris s’installe sur une banquette face à Blanche, pendant que Florian leur prépare une boisson.
— Tu es certaine que tout va bien ? Tu ne veux pas que j’appelle une ambulance ? demande Chris, inquiet.
— Non, c’est inutile, je t’assure, je n’ai rien de cassé, juste une grosse frayeur, répond la jeune femme, le teint pâle et la voix tremblante.
Florian apporte deux chocolats chauds fumant et s’installe à côté de sa compagne en passant son bras autour d’elle.
— Je n’en reviens pas que ce camion ait réussi à s’arrêter aussi vite, s’étonne-t-il en haussant les sourcils. Les nouvelles technologies sont vraiment incroyables.
— Je ne suis pas sûr que ça venait du camion, lance Blanche, le regard fuyant.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là, mon amour ?
Elle baisse la tête, le souffle court. La pâleur de son teint laisse imaginer la frayeur qu’elle à pu ressentir.
— Je n’en suis pas certaine, mais... lorsque j’ai cru que le camion allait me percuter, j’ai vu… j’ai vu un fantôme se dresser devant moi.
Florian pouffe de rire.
— Qu’est-ce que tu racontes, mon amour ? Tu es juste sous le choc.
Brusquement, elle relève la tête en pointant un doigt accusateur vers Chris qui sursaute.
— Il avait ton visage !
Un frisson lui parcourt le corps. Il sait qu’il n’y est pas pour rien, mais il ne peut l’expliquer rationnellement à ses amis. Une boule se forme dans son estomac.
— Tu sais bien que c’est impossible… c’est juste parce que tu m’as vu au loin, dans le café, bredouille-t-il en ravalant sa salive. Voyons ! Je ne suis pas un fantôme... et puis, comment voudrais-tu que j’arrête un camion lancé à pleine vitesse ? Par magie ?
Blanche secoue la tête, comme pour chasser cette idée de son esprit. Son teint retrouve peu à peu une couleur normale. Son souffle s’apaise.
— Vous avez raison, je suis juste sous le choc...
Elle lève la tasse à ses lèvres et boit une grande gorgée du réconfortant breuvage.
— Il est délicieux, mon chéri, dit-elle à Florian, le regard plein de tendresse.
Brusquement, une sensation désagréable, comme une démangeaison inconfortable, s’empare de Chris. Une sorte d’intuition qui le pousse à partir au plus vite.
— Bon, ben... si tout est en ordre... je dois me sauver !
Il attrape sa tasse, boit le contenu d’un trait.
— Tu viens tout juste d’arriver, restes encore un peu ? l’implore Florian.
— Désolé, j’ai oublié un rendez-vous important.
Il les embrasse à la hâte, puis s’enfuit à grandes enjambées. En remontant la rue vers son appartement, il rembobine le film des événements, dans sa tête.
« Ce n’est pas moi qui ai arrêté ce camion ? C’est complètement fou… »
Il claque si violemment la porte de son appartement qu’il en sursaute. Sans prendre le temps de se déchausser ou d’enlever son manteau, il retire nerveusement la clé de son cou et la pose d’une main tremblante sur la table basse. Assi dans le fauteuil, lui faisant face, une interrogation s’impose dans son esprit : « Si la clé dispose de pouvoirs magiques, peut-elle me les transmettre ? Est-ce grâce à eux que le camion s’est arrêté à temps ? La réaction de Blanche ne laissait aucun doute sur ce qu’elle a vu… »
Soudain, le souvenir de cette chaleur intense se répandant dans ses membres au moment où le véhicule allait percuter la jeune femme lui revient. Il revoit la clé, irradiant une lumière bleutée, comme une flamme de soufre. Il écarte doucement les pans de sa chemise, mais ne remarque aucune marque de brûlure sur son torse.
Abasourdi par l’incompréhension, il demeure plusieurs minutes, le regard figé dans le vide de ses interrogations. La clé se met subitement à vibrer, avant de léviter doucement au-dessus de la table basse, aveuglant l’espace d’un intense éclat blanc. Les yeux plissés, Chris l’aperçoit, avançant dans les airs, jusqu’à atterrir au creux de sa main droite.
— N'ayez crainte, maître Chris… je suis votre protecteur et votre guide… ayez confiance… résonne une voix irréelle dans l’appartement.
Affolé, Chris se tourne dans tous les sens.
— Je vous en supplie, maître… gardez-moi au plus près de vous… ne m’abandonnez plus jamais… l’avenir des mondes tels que nous les connaissons dépend de vos choix futurs…
Soudain, la voix lui semble s’être insinuée dans sa tête.
— Qui êtes-vous, demande-t-il, la voix cassée par l’angoisse.
— Je suis le tout et le néant à la fois… l’énergie mouvant chaque être peuplant les mondes infinis… je suis la connaissance… le salut des âmes damnées… je suis la vie… je suis la mort…
— Qu’est-ce que vous me voulez ? Que dois-je faire ? hurle-t-il en cherchant un point inconnu dans l’éclatante lumière.
— Soyez patient… élu… votre destinée vous sera bientôt révélée…
Les mots résonnent dans sa tête pendant plusieurs secondes.
— Quelle destinée ? hurle-t-il de toutes ses forces.
Pas de réponse. La voix a disparu. L’éclat de la clé s’estompe. Un pesant silence s’installe.
Ne parvenant plus à se maintenir, Chris tombe à genoux. D’intenses émotions le submergent, contradictoires, violentes. Mais il est incapable de les repousser. Il le sent, au fond de lui, au plus profond de son être – quelque chose vient de changer, d’altérer son moi intérrieur. Les larmes inondent son visage tandis que cette vérité s’impose dans son esprit – sa vie ne sera plus jamais la même. Délicatement, il ramasse la clé, la porte contre son cœur. Un réconfort immense l’envahit, tel les bras aimant et protecteur d’une mère. Ces dernières forces le quittent. Il s’écroule…

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